ÉCRIRE UNE PARTITION DE MOUVEMENT
commentaire
POUR QUI, POUR QUOI ?

Entre objectivité et subjectivité, l’outil partitionnel est le reflet d’une pensée du corps en mouvement. À partir de son expérience de notatrice (qui écrit et lit des partitions de mouvement), Estelle Corbière témoigne de l’influence du contexte tant dans la conception du système d’écriture que dans son utilisation.

Écrire une partition de mouvement n’est pas une chose commune. Pourtant, au fil des siècles plusieurs systèmes d’écriture ont vu le jour (voir encadré ci-contre). Chaque système, élaboré dans un contexte culturel particulier, répond aux nécessités et à l’état d’esprit de son époque. Il est le reflet d’une pensée du corps en mouvement.
 

Selon les époques, plusieurs systèmes d’écritures du mouvement ont été publiés :
- L’Orchésographie, Thoinot Arbeau, 1588 ;
- Chorégraphie ou l’art de décrire la danse […], Raoul Auger Feuillet, Paris, 1700 ;
- La Sténochorégraphie, ou l'art de noter promptement la danse, Arthur Saint-Léon, Paris, 1852 ;
- Alphabet des mouvements du corps humain, Vladimir Stepanov, 1892 ;
- La cinétographie dans Schrifttanz, Rudolf Laban, 1928 ;
- Traité d'écriture de la danse, Pierre Conté, 1931] ;
- An Introduction to Benesh Dance Notation, Rudolf et Joan Benesh, 1955 ;
- Movement Notation, Noa Eshkol et Abraham Wachmann, 1958…
Liste non-exhaustive.

L’écriture Beauchamp-Feuillet

Par exemple, il est remarquable de pouvoir observer sur les partitions écrites selon le système d’écriture Beauchamp-Feuillet au début du XVIIIe siècle, le même goût pour la symétrie et les jeux de lignes droites et courbes que dans les jardins dits à la française aménagés par André Le Nôtre.

La figure 1 nous donne à voir (comme une vue d’avion) le parcours que réalise un couple de danseurs en évoluant dans l’espace de façon symétrique (l’homme à gauche et la femme à droite). La présence de la portée musicale en haut de la page et le tracé du parcours jalonné par de petites barres de mesures, nous révèlent également le dialogue savamment tissé entre la musique et la danse à cette époque baroque.

Figure 1
 

Ce système d’écriture a judicieusement été élaboré par les maîtres à danser sous le règne de Louis XIV pour transcrire la Belle Dance afin de la diffuser dans les cours d’Europe.

Cependant, il a rencontré ses limites quand la danse a évolué et n’a plus fait référence, notamment au théâtre, aux principes de la danse baroque.

La Cinétographie

Dans la première moitié du XXe siècle, toute l’ingéniosité de Rudolf Laban est d’avoir pensé un système d’écriture en dehors de toute considération esthétique. Ce n’est plus la danse qui est alors transcrite mais le mouvement humain au sens large.

Influencé par les courants artistiques de son époque, notamment le Bauhaus, et par les réflexions menées sur le corps dans la société au début du XXe siècle, Rudolf Laban imagine un système qui transcrit le mouvement humain selon quatre paramètres : le poids, le temps, l’espace et la force.

Cette nouvelle approche ouvre la notation à différents champs d’application : la conservation d’oeuvres chorégraphiques, l’analyse du mouvement humain en anthropologie, sociologie, analyses kinesithérapiques…

La notation versus la transmission orale

Dans le milieu de la danse c’est l’oralité qui prédomine. C’est-à-dire que les créations et les transmissions se font le plus souvent en utilisant la parole, le mimétisme, la mémoire corporelle, la vidéo… Peu de danseurs et chorégraphes connaissent et utilisent un système d’écriture tel que l’ont conçu Rudolf Laban, Rudolf Benesh ou Pierre Conté. À partir de cette constatation, deux questions se posent : pour qui et pour quel usage écrire une partition ?

Pour répondre à cette question je partagerai ici mon expérience en tant que danseuse et notatrice du mouvement Laban.

À l’origine de ma démarche : une expérience corporelle

En 2004, je participais en tant que danseuse à un stage d’initiation au Mohinyattam — danse traditionnelle indienne — au Kérala. Si, au cours de ma carrière de danseuse, j’avais déjà traversé différents styles de danse (classique, jazz, contemporain, claquettes…), jamais je n’avais éprouvé la sensation d’être tout à fait débutante. En effet, mes années de formation me permettait d’aborder toute nouvelle danse comme une déclinaison, une variation d’un mouvement travaillé depuis l’enfance.

Ce qui se passa au Kérala fut d’une toute autre perception. En effet, pour la première fois je faisais l’expérience d’un corps palimpseste inopérant. Le mouvement que je rencontrais ne s’appuyait sur aucune référence connue : imaginaire, coordination, musique…, tout était différent. Je sentais qu’il n’activait aucune sous-couche d’une mémoire collective inconsciemment incorporée. Tout était à construire. Face à cette perte de repères et consciente de la déformation qui s’opérait entre le mouvement qui m’était montré et le mouvement que je reproduisais, je ressentis le besoin d’écrire ce qui m’était transmis : écrire pour conserver et pouvoir m’y référer plus tard.

Rentrée en France, ma rencontre avec Jacqueline Challet-Haas a été déterminante pour me former à l’écriture du mouvement Laban.

La notation : une pensée en mouvement

Aujourd’hui, cette expérience fondatrice continue à nourrir ma réflexion de notatrice pendant l’écriture d’une partition. Je continue à me poser les mêmes questions, à savoir : Qu’est-ce qui fait la spécificité du mouvement que j’observe ? Quels sont les éléments primordiaux à transmettre au futur lecteur/interprète pour qu’il trouve dans son propre corps le chemin du mouvement et redonne ainsi vie à la chorégraphie ?
 

Il ne suffit pas de traduire le mouvement en symbole pour transcrire une oeuvre. Il faut aussi opérer des choix pour mieux transmettre la chorégraphie. De la même manière que dans l’art pictural chinois, le tracé (visible) du peintre est animé par les souffles vitaux (invisibles), les choix d’écriture du notateur opèrent comme autant de vides et de pleins qui guident le lecteur/interprète dans sa reconstruction de l’oeuvre.

Ces choix peuvent être grammaticaux (détaillés dans un glossaire), ou graphiques. Par exemple, sur la figure 2 extraite de la partition de Révolution d’Olivier Dubois, l’utilisation de la couleur et l’organisation du nombres de mesures par page permettent de mieux faire apparaitre le décalage des cellules chorégraphiques entre les trois groupes de danseuses — Rudolf Laban s’étant inspiré du système d’écriture Beauchamp-Feuillet, on retrouve ici les croquis de parcours (comme des vues d’avion) positionnés cette fois-ci en haut de la page et correspondant au mouvement décrit dans les trois portées verticales situées en dessous (les portées se lisent de bas en haut avec une simultanéité pour tout ce qui se trouve au même niveau horizontal).

Figure 2

 

Une partition pour partager

C’est dans un état d’esprit de passeur d’informations que se crée la partition.
 

Une des différences entre écrire des notes (croquis, annotations…) et écrire une partition réside dans cet objectif de partage des informations. Les chorégraphes et danseurs écrivent avant tout pour eux-mêmes : soit comme un moyen d’élaboration participant au processus de création, soit comme un aide mémoire.

Pour ma part, dès les premières répétitions, j’ai conscience de prendre des notes pour les transmettre à d’autres. Cela détermine une attention particulière. Tel un réceptacle-entonnoir, je cherche à récolter le maximum d’informations d’ordres spatial, musical, scénographique, technique, etc., pour ensuite les trier et les analyser afin de les restituer sous une forme intelligible.
 

Si la partition est écrite dans l’optique de constituer une trace de l’oeuvre chorégraphique pour la conserver et ultérieurement la remonter (re-créer), alors ce sont les règles de la Cinétographie Laban, telles qu’elles ont été définies par Rudolf Laban et son collaborateur Albrecht KnustKnust Albrecht, Dictionnaire usuel de cinétographie Laban (Labanotation), traduit de l’anglais par Jean Challet et Jacqueline Challet-Haas, Éditions Ressouvenances, 2011., qui sont appliquées. Ce travail sous-entend que la partition sera ensuite lue par un lecteur lui-même expert formé à la Cinétographie Laban.

Les partitions des oeuvres chorégraphiques Révolution et Tragédie de Olivier Dubois ont été écrites dans cet état d’esprit.

La notation comme outil

L’outil partitionnel peut également participer au processus de création. Il s’adapte alors aux nécessités du chorégraphe et des danseurs.
 

Par exemple, lors des répétitions en création avec le chorégraphe Olivier Dubois, je crée des documents synthétiques qui clarifient les paramètres d’espace et de temps. Ces documents me permettent ainsi de suivre rapidement la logique de création du chorégraphe et de communiquer avec les danseurs. Ci-contre, figure 3, le focus est mis sur l’espace : les croquis de parcours successifs nous révèlent les déplacements des danseurs pendant la partie « Quatuor » d’Auguri d’Olivier Dubois.

Figure 3
 

Figure 4, le focus est mis sur la temporalité de l’action et l’enchainement des groupes en scène : le sens de lecture se déroule du bas vers le haut du document, et tout ce qui est au même niveau horizontal est simultané. Ainsi, nous pouvons lire que le groupe G3bis entre en scène en même temps que le groupe G1. Au bout de 30 secondes le groupe G3bis sort de scène alors que le groupe G1bis rejoint le groupe G1 en scène…

Figure 4
 

Cette façon d’envisager la notation de manière fractale, c’est-à-dire en conservant la même logique de pensée labanienne quelque soit le niveau d’analyse, permet à la notatrice de naviguer entre des documents simplifiés (mais partiels) à la lecture presque intuitive et des partitions plus détaillées à destination de lecteurs experts en notation du mouvement Laban.

Une histoire de contexte

Nous avons vu que chaque système d’écriture porte dans sa matrice les traces du contexte culturel dans lequel il est né. Il en va de même pour son utilisation : les quelques exemples cités ici s’inscrivent dans un contexte particulier de création. D’autres chorégraphes et d’autres notateurs/trices pourraient témoigner d’autres usages. C’est là toute la richesse de cet outil : d’être une réflexion en mouvement sur le corps.

À chaque chorégraphe la signature de son oeuvre, à chaque notateur la signature de sa partition.