PARTITIONS SUSPENDUES
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(PARTITIONS ÉTENDUES II)

La musique d'ensemble de Christian Wolff, en proposant des dispositifs qui permettent aux interprètes d'interroger la prise de décision individuelle et collective, déplace les fonctions historiquement construites de la partition musicale. Le moment du jeu et/ou de l’interprétation est mentalisé comme une métaphore sociale du vivre-ensemble et comme un modèle micropolitique de prise de décision collective et individuelle.

 Ci-dessus : Photogramme du film de Federico Fellini, Prova d’orchestra, 1978

Ce texte est la première version de l’article « écrire l’instabilité » paru aux éditions Hermann dans l’ouvrage dirigé par Céline Cadaureille et Anne Favier : Copies, écarts et variations dans la création contemporaine. Il est présent ici parce qu’il fait suite à l’article politique de partitions disponible dans ce numéro de L’Autre musique.

 

Céline Cadaureille, Anne Favier

Métaphore politique

La musique d'ensemble de Christian Wolff, en proposant des dispositifs qui permettent aux interprètes d'interroger la prise de décision individuelle et collective, déplace les fonctions historiquement construites de la partition musicale. L'élaboration de cet aspect de son travail d’écriture est parallèle à la formation des groupes de musique expérimentale qui se constituait dans différents pays au milieu des années 1960 : AMMAMM est un groupe londonien de musique improvisée fondé en 1965 par Keith Rowe, Lou Gare et Eddie Prévost., MEVMusica Elettronica Viva (MEV) est un groupe d'improvisation fondé à Rome en 1966. et l'AACML'Association for the Advancement of Creative Musicians est une association créée à Chicago en 1965 par le pianiste Muhal Richard Abrams., ainsi que le Scratch OrchestraLe Scratch Orchestra est un ensemble de musique expérimentale britannique, créé en 1969 par Cornelius Cardew, Michael Parsons et Howard Skempton.. Christian Wolff était en dialogue avec des membres de chacun de ces groupes et collaborait avec la plupart d’entre eux. Par leur approche expérimentale de la musique, les musiciens et improvisateurs de ces formations cherchaient à remettre en question les formes établies de la musique classique traditionnelle occidentale. Dans leur ligne de mire : la pulsation régulière, les règles de la tonalité, la notation, la hiérarchisation et la planification de formes et de structures découlant nécessairement de ces points. Pour résoudre ces problèmes, chaque groupe redoublait d’inventivité, trouvant dans la pratique de l’improvisation libre une ligne de fuite possible, pour remettre en question ce que nous pourrions appeler « la litanie de la musique expérimentale » (encore très ancrée dans nos pratiques contemporaines et constituant un nouvel académisme), dont Cage avait esquissé les contours, et proposant des solutions personnelles.

Contrairement aux modalités de jeu proposées par ces différents groupes de recherche expérimentale, Christian Wolff ne renonce pas à la notation, mais lui fait effectuer un pas de côté.

La métaphore sociale et politique est très présente dans son discours sur la pratique musicale collective, comme chez de nombreux membres des groupes qu’il côtoie. Le moment du jeu et/ou de l’interprétation est mentalisé comme une métaphore sociale du vivre-ensemble et comme un modèle micropolitique de prise de décision collective et individuelle.

Mais là où la pratique de l’improvisation libre réduit les questions de la prise de décision à la constitution d’un consensus, ou à l’instauration d’un dissensus que l'on pourrait comparer à un modèle de démocratie participative (GOTTSCHALK, 2016) (avec toutes les limites simplificatrices qu'impliquent une telle comparaison), Christian Wolff va développer une autre métaphore micropolitique de la situation de concert : la coparticipation à la formulation d’un énoncé collectif.

Comme nous le verrons, la posture qu’il propose aux interprètes et l’organisation de la projection sonore qui en découle force l’ensemble [interprète-auditeur] à poser les bases d’une écopraxie : une expérience pratique de notre manière de construire notre vivre-ensemble.

Image de l’orchestre

Burdocks (Wolff, 1971) est une pièce dédiée à Merce Cunningham, pour un ou plusieurs orchestres comportant n'importe quel nombre de joueurs et disposant de tous les instruments ou sources sonores possibles, choisis en fonction des parties qui seront interprétées.

Comme les formations expérimentales qu’il côtoie, Wolff est attaché à l’écoute de l’autre et à la responsabilité de chaque musicien dans l’ensemble. Par l’écriture de dispositifs qui passent par la notation traditionnelle, verbale et/ou graphique, Christian Wolff propose des situations diverses de rencontres collectives. La partition de Burdocks est constituée de dix sections très différentes dans leur écriture qui ne sont pas toutes nécessairement jouées lors d’une interprétation.


Avant de commencer à jouer cette pièce, il faut organiser les différents orchestres en fonction des sections que les participants auront choisi d'interpréter. S’il y a une certaine liberté dans la répartition et le choix des sources sonores, la partition précise le nombre de joueurs minimum pour chaque section.

How many players make up an orchestra can vary:
at least 5 are needed for section 1; 3, 4 or 5 in II; any number can play in III; at least 15 in IV; at least 2 in V; at least 2 in VI; 1 to 9 in VII; at least 2 in VIII; at least 5 in IX; any number in XLe nombre de joueurs composant un orchestre peut varier : au moins 5 sont nécessaires pour la section 1 ; 3, 4 ou 5 en II ; n'importe quel nombre peut jouer en III ; au moins 15 en IV ; au moins 2 en V ; au moins 2 en VI ; 1 à 9 en VII ; au moins 2 dans VIII ; au moins 5 en IX ; n'importe quel nombre dans X. (Sauf mention contraire, les traductions sont les miennes.).
(Wolff, 1971, p. 2)

Les participants doivent encore, avant de réaliser cette partition, prendre de nombreuses décisions, notamment nommer un « représentant » qui aura pour tâche de choisir, mais aussi de coordonner l’ordre des sections, ainsi que leur chevauchement possible et leurs combinaisons. Il devra aussi déterminer le nombre de joueurs constituant chaque orchestre qui jouera les sections particulières sélectionnées.

The players should gather and decide, or choose one or more representatives to decide, what sections will be played and in what arrangement.
It must also be decided:
how many and which players will make up an orchestra for a section, the number following the requirements indicated above, i.e. at least 5 for section I, etc.;
how many orchestras will play a given section (and how many and which players will be in each one); which orchestra will play which section when-in what sequences, overlappings or simultaneous combinations« Les joueurs doivent se rassembler et décider, ou choisir un ou plusieurs représentants pour décider, quelles sections seront jouées et dans quel arrangement. Il faut aussi décider : combien et quels joueurs formeront un orchestre pour une section, le nombre suivant les exigences indiquées ci-dessus, à savoir au moins 5 pour la section I, etc. combien d'orchestres joueront une section donnée (et combien et quels joueurs seront dans chacune); quel orchestre jouera quelle section quand et dans quelles séquences, superpositions ou combinaisons simultanées. ». (Wolff, 1971, p. 2)

Le ou les représentants (representatives) remplacent la figure centrale du « conductor » (le chef d’orchestre). D’une part, les décisions à prendre avant toute interprétation sont décidées collectivement, d’autre part la coordination (c’est un mot qui revient de manière récurrente dans l’écriture de Wolff) est répartie entre plusieurs personnes, pour plusieurs orchestres.

Concrètement, l’orchestre qui se présente à l’auditeur n’est plus cette masse organisée et menée à la baguette par un chef tout puissant, pour un auditeur idéal, qui se trouverait au centre du dispositif d’écoute. À ce propos, Alvin Lucier, dans son livre Music 109 : Notes on Experimental Music (Lucier, 2012), reviendra sur ce point, constatant que les différentes interprétations de la pièce de Wolff gardaient selon lui une volonté d’organiser l’espace acoustique et l’ensemble orchestral selon des modalités anciennes, héritées de notre manière de penser l’orchestre. Lucier reproche aux différentes interprétations auxquelles il a pu assister, une organisation des orchestres permettant d'imaginer des déplacements sonores linéaires (de gauche à droite ou inversement) et inspirés de la stéréophonie, engageant une « scénographie » de l’espace des différents orchestres, et une « dramaturgie » des différentes sections choisies et de leur organisation.

Or, comme il le rappelle, la partition de Burdocks ne mentionne aucunement ce maniérisme acoustique. Au contraire, tout dans l’écriture de la partition engage une pensée de l’espace orchestral traditionnel déconstruit : il ne s'agit pas de faire une masse, mais des groupes, pas un ensemble sonore régi par un même scénario, mais de multiples sources et actions individuelles et collectives, éclatant l’écoute en autant de sources possibles réparties dans l'espace et faisant de chaque auditeur le lieu d’une écoute empirique singulière.

L’interprète funambule

Par ailleurs, cette déconstruction est encore plus lisible dans les instructions verbales ou musicales des sections. En effet, Wolff multiplie les stratégies qui permettent à chaque joueur d’osciller entre un jeu idiorythmique (chaque interprète à son propre rythme) ou, au contraire, lié à une attention et une écoute très attentive de ce qui se produit autour de lui pour participer à une écriture collective du son. Par exemple, la section VI, composée d’instructions verbales sur la deuxième page de la partition et d’une page de notations, propose aux 2 joueurs minimum nécessaires à sa réalisation (9’ 00’’ environ de l’enregistrement ci-dessus.) :

VI:
The players are divided between the melody (below) and the accompaniment ( three phrases above), at least one playing the one or the other. Any number of repetitions of the phrases of the accompaniment or of the melody (these are marked by the double bar); the rests during the latter are optional or freely multipliable. Each player can (but need not) proceed in his own tempo« VI: Les joueurs sont répartis entre la mélodie (ci-dessous) et l'accompagnement (trois phrases ci-dessus), l'un au moins jouant l'un ou l'autre. N'importe quel nombre de répétitions des phrases de l'accompagnement ou de la mélodie (elles sont marquées par la double barre) ; les silences pendant ce dernier sont facultatifs ou librement multipliables. Chaque joueur peut (mais ne doit pas nécessairement) continuer à son propre tempo. ».
(Wolff, 1971, p. 2)

Une fois la répartition entre accompagnement et mélodie faite, les joueurs doivent être attentifs à conserver une répartition égale entre accompagnement et mélodie. Mais l’attention est à son comble quand, d’une part, les réservoirs mélodiques se répètent (dans le cas d’un orchestre de plus de deux joueurs), avec des pauses mesurées qui peuvent être multipliées ou supprimées, entraînant des tuilages qui peuvent être d’une grande complexité, et quand, d’autre part, le tempo peut être « son propre tempo » et donc entraîner des tuilages avec des lignes mélodiques plus ou moins étirées ou plus ou moins contractées. Celles-ci, passant de sources sonores à sources sonores dans un espace plus ou moins grand, dépendent de la disposition des instrumentistes.

La section IV, elle aussi, est particulièrement intéressante parce qu’elle impose une attention particulière à chaque joueur, impliquant aussi un déplacement du son dans l’espace de l’orchestre. La disposition spatiale de l’orchestre, la répartition des sources et l’organisation des groupes devient une situation de jeux, une forme de partition étendue dans l’espace :

IV:
At least fifteen players in an orchestra. Each player chooses one to three sounds, fairly quiet.
Using one of these each time, play as simultaneously as possible with the next sound of the player nearest you; then with the next sound of the next nearest player; then with the next nearest after him, and so forth until you have played with all the other players (in your orchestra, or if so determined beforehand, with all players present), ending with the player farthest away from you.« IV: Au moins quinze joueurs dans un orchestre. Chaque joueur choisit un à trois sons, assez calmes. En utilisant un de ces sons à chaque fois, jouez aussi simultanément que possible avec le prochain son du joueur le plus proche de chez vous ; puis avec le prochain son du prochain joueur le plus proche ; puis avec le joueur le plus proche après lui, et ainsi de suite jusqu'à ce que vous ayez joué avec tous les autres joueurs (dans votre orchestre ou, si cela a été déterminé auparavant, avec tous les joueurs présents), en terminant avec le joueur le plus éloigné de vous. » (Wolff, 1971, p. 3)

L’attention, mais aussi la prise en compte de l’espace, à la fois pour l’interprète et pour l’auditeur(-spectateur) est démultipliée et révélée par le choix de son « assez calme » ou « assez tranquille » (fairly quiet) indiqué par les instructions verbales. Wolff multiplie ce type d’indications qui placent le joueur toujours sur le tranchant : entre l’écoute hyper-attentive pour permettre la construction collective de la pièce et un recentrage individuel, idiorythmique, laissant une très grande liberté et potentiellement entraînant un dissensus forcé, engageant alors une remise sur le chantier constante du travail collectif en cours. Si la section III, par exemple, demande à chaque joueur de produire 511 sonorités différentes, sans autres indications de pulsation ou de synchronisation, les sections II et VII proposent une écriture graphique particulière, une grande ligne droite verticale, demandant expressément la simultanéité des événements et une pulsation relativement régulière entre ceux-ci.

Illustration 1 : section VII de la partition Burdocks, de Christian Wolff
 

Panique sémiotique

Nous pourrions multiplier les exemples de ce double-jeu qu’impose la partition comme dispositif. La situation sociale de l’interprète n’est pas la même que dans l’improvisation libre ou la situation classique orchestrale. Alvin Lucier fait un constat similaire à propos de la pièce de Wolff, For 1, 2 and 3 people :

As you wait for something to happen, you’re attentive in a way that you’re not in any other circumstance. It’s not like jazz where you have to think fast, or orchestral playing where you follow a conductor. It’s a different social situation: you’re playing and listening for another sound which may be a cue for you to make a sound, which in turn may be a cue for a third player« Lorsque vous attendez que quelque chose se produise, vous êtes attentif d’une manière telle que vous ne vous trouvez dans aucune autre circonstance. Ce n’est pas comme le jazz où vous devez penser vite, ou le jeu orchestral où vous suivez un chef d’orchestre. Il s’agit d’une situation sociale différente : vous jouez et écoutez un autre son, ce qui peut vous aider à faire un son, ce qui peut être un signal pour un troisième joueur. ». (Lucier, 2012, p. 41)

Lucier pose la partition de Wolff comme nécessaire dans la construction d’une situation sociale différente qui n’est ni celle du free jazz et des groupes expérimentaux d'improvisation libre, ni celle de la pièce traditionnelle occidentale. John Cage à son tour, pour la partition Duo II for Pianists (1958), note cette attention autant centripète que centrifuge, et il y voit une manière de penser la musique différemment :

« Mais plutôt que concentrer son attention ici, dans le domaine des relations, variations, approximations, répétitions, logarithmes, son attention est offerte, vers l'intérieur et vers l’extérieur en référence à la structure de son esprit, à toute éventualité, quelle qu’elle soit. » (Cage, 2012, p. 44)

L’egosphère – pour reprendre le terme de Peter Sloterdijk désignant la première sphère individualiste de protection – est mis en branle. Le joueur « se détourne de son sentiment égotique » (Cage, 2012, p. 44) et avec lui l’ensemble des autres joueurs. Les partitions de Wolff ne sont pas seulement des partitions indéterminées, elles sont des situations : « La fin comme le début seront déterminés lors de l'exécution, non par des exigences internes à l’action, mais par des les circonstances de l’occasion du concert. » (Cage, 2012, p. 44) Ces situations mettent l’interprète en panique sémiotique, elles remettent sur le chantier l’écoute et le jeu de l’interprète comme s’il se trouvait dans un perpétuel déchiffrage.

Illustration 2 : section V de la partition Burdocks, de Christian Wolff


C’est la section V de Burdock qui nous paraît exemplaire dans la compréhension de cette partition comme « dispositif » d’une partition-situation.

La page de la section V est composée de six « roues », une section circulaire partagée par des lignes droites de tailles diverses, partageant ce cercle en parties. À l’intérieur de ces parts, des notations verbales, graphiques et des portées plus traditionnelles. Chaque roue est reliée par plusieurs lignes en pointillés comportant parfois des numéros. Seule la sixième roue en bas à droite est isolée des autres. Les joueurs choisissent la section d’une roue pour commencer à jouer, au moment où ils le veulent, et répètent ou se déplacent, soit sur les sections adjacentes d’une même roue, soit sur un autre roue si celle-ci est reliée par un trait en pointillés. Le nombre sur les lignes pointillées indique le nombre de secondes, ou une autre unité de mesure de la pulsation, de pause à faire entre les transitions entre roues.

La sixième roue n’est accessible que lorsque la section de la roue en haut à droite a été atteinte. Cette description sommaire nous permet d’imaginer la posture particulière dans laquelle les joueurs se trouvent. Même si, comme on peut l’imaginer, chacun peut répéter de son côté les sections de chaque roue pour préparer la réalisation de la pièce, la situation de jeu devient une situation à chaque fois différente qui nécessite une attention intense dans la construction collective de la production sonore. La partition est la construction d'une situation qui place l'exécutant dans un déchiffrage perpétuel. C’est ce déchiffrage perpétuel et/ou les situations de panique sémiotique préparées, qui placent l'individu-interprète dans le chantier d’une construction sociale collective.

Cette situation est évidemment très éloignée d’une pratique d’improvisation libre. L’improvisateur, s’il est évidemment particulièrement attentif à ce qu’il se passe autour de lui, agit par consensus ou par dissensus. Soit il vient compléter, poursuivre ou se lover dans la phrase musicale ou le son se faisant, soit il vient perturber, au contraire, annoncer son désaccord dans le processus en train de se faire. Mais chaque individu intervient selon sa position de sujet énonçant et participant à quelque chose qui serait de l’ordre de la conversation. Dans la pièce de Wolff, et de nombreuses autres pièces, la partition force à une tabula rasa des signes. La construction collective du sonore a lieu d’une autre manière, proposant aux joueurs des moments de réécriture du sens et du collectif au travers de signes dont il faut, ensemble, construire la signification temporaire.

Proposition écopraxique

Responsabilité et écoute de l’autre vont engager une réflexion chez Wolff sur la partition musicale. Celle-ci, dont le statut avait déjà bien été ébranlé par John Cage, se déplace :

Notation is before the fact; incentives and suggestions for action; is, by definition, incomplete, full of omissions; but, I think, should be as practical as possible. I have wanted to be practical about making it possible for musical action, performance, to be direct, each time as though for the first time; and direct too in the sense of moving outward, so that the play is not so much an expression of the player (or composer) as a way of connecting, making a community (the music itself sometimes involving internally those fluid and precise, and transparent, line or projections of connection)« La notation est avant le fait ; des incitations et des suggestions d'action ; est, par définition, incomplète, pleine d'omissions ; mais, je pense, devrait être aussi pratique que possible. J'ai voulu être pratique pour permettre à l'action musicale, à la performance, d'être directe, à chaque fois comme pour la première fois ; et aussi dans le sens de se déplacer vers l'extérieur, de sorte que la pièce n'est pas tant une expression du joueur (ou compositeur) qu'une manière de se connecter, de faire une communauté (la musique elle-même impliquant parfois ces éléments fluides et précis et transparents), ligne ou projections de connexion). ».
(Wolff, 1998)

La partition est un moyen pour les interprètes de se connecter, dans un temps présent et expérientiel. Une manière nouvelle de faire une communauté à partir d’une proposition de signes à interpréter collectivement.

To turn the making of music into a collaborative and transforming activity (performer into composer into listener into composer into performer, etc.), the cooperative character of the activity to the exact source of the music. To stir up, through the production of the music, a sense of social conditions in which we live and of how these might be changed.« Transformer la musique en activité collaborative et transformante (interprète en compositeur en auditeur en compositeur en interprète, etc.), le caractère coopératif de l'activité à la source exacte de la musique. Susciter, à travers la production de la musique, un sens des conditions sociales dans lesquelles nous vivons et de la manière dont elles pourraient changer. » (source: wilipedia)

La partition wolffienne donne une certaine plasticité au musicien : tour à tour interprète, auditeur et compositeur, il se retrouve à assumer ces déplacements de manière dynamique. Mais c’est l’ensemble [partition - musicien], comme nous le rappelle Jennie Gottschalck, qui s’inscrit dans une dynamique qui, à travers la production musicale, expérimente autant les conditions sociales dans lesquelles nous vivons qu’elle imagine des manières dont elles pourraient changer (Gottschalck, 2016, p. 210)« Wolff is known not to give directives or critiques in the rehearsal situation, but to adhere to the flexibility and ambiguity of the score. (...) .the notations often act as a catalyst for discussion and implicitly challenge hierarchical. (...)Participants must listen to each other as interpreters of the score, and within the musical execution also “respond to, trigger, and attend to actions and sounds by other performers within the group.” Wolff wants the musicians playing his work to be active decision-makers, rather than to implement a scripted set of actions. Music itself simply happens when people get together and make sounds. This is the situation that interests me now. Furthermore, I am interested in having everyone participate when that happens. ».

Christian Wolff propose une partition qui est une proposition écopraxique, c’est-à-dire qu’il s’agit de construire une situation où les interprètes expérimentent leur manière d’habiter ensemble, en remettant sur le chantier l'arbitrarité des signes, en les vidant et en leur réinjectant un sens possible, collectif, précaire et toujours labile. Cette manière de concevoir la partition et la production sonore résonne particulièrement avec les partitions circonstancielles et les partitions suspendues que nous avons pu théoriser dans notre propre pratique musicale et les situative scores théorisées par Sandeep Bhagwati. Nous profitons de l’occasion que nous offre l’analyse de Burdocks pour redéfinir une nouvelle fois ces partitions écopraxiques et repenser les spécificités de telles partitions étendues, pour pouvoir retourner à l'atelier et tenter de nouvelles partitions suspendues.

Partitions-situations, partitions suspendues

Avec Sandeed Bhagwati (2016) et ma recherche-création personnelle, il apparaît que les situative scores (partitions-situations ou partitions circonstanciées) permettent de penser les possibilités « plastiques » d'écriture du sonore et du musical et d'en faire apparaître toutes les modalités théoriques d’écriture.

Sandeed Bhagwati explique qu'une partition-situation se définit (j’ai choisi de m’appuyer sur ses recherches récentes, mais d'en augmenter déjà le sens à partir de mon propre travail artistique) comme une partition dont le déroulement temporel est « suspendu ». Il est amené à se déployer lors de la performance, dans une écriture temporelle non linéaire et non dramatique. La partition se déploie à partir de contextes sensibles (contexte sensitive) « au moment où ils deviennent pertinents ».

À partir de ces réflexions, il nous apparaît possible d'affiner la définition de ce qu'est une situative score.

Les situative scores sont des partitions constituées d'un ou de plusieurs éléments, à la fois corps sonores, vidéos, actionneurs, images fixes ou animées, objets sonores avec projections sonores ou non et des interprètes à partir desquels une suite d'actions programmées, ou physiques, en déploient le potentiel polyartistique (pour le dire simplement).

Chaque élément convoqué dans l'écriture d'une situative score à la possibilité d'avoir trois tâches :
- donner des choses à interpréter ;
- interagir ;
- être simplement là.

Nous pouvons alors, dans la continuité du travail de Sandeep Bhagwati et en nous appuyant sur nos propres expériences d'écriture, repérer quatre modalités de partitions-situations :

- Partitions basées sur des règles :
pas de dramaturgie inhérente, l'interprète mémorise des règles et des sous-compositions associées à des instructions qui lui permettent d'actualiser ces règles et sous-compositions dans le contexte approprié (exemple : râgas indiens, maqâmât arabes, pièces de jeu de John Zorn)

- Partitions réactionnelles :
la partition affiche des informations de jeu (notationnelles, gestuelles, graphiques) basées sur des processus sous-jacents : algorithmes, mappage de données (sonification (ex. : données météo → sons et/ou informations de jeux), data bending…).

Dans cette forme de partition-situation, l'interprète ne peut étudier au préalable ces données, il ne peut qu’y réagir. Il s'agit aussi souvent de partitions animées, à déclenchement aléatoire, ou liées au mappage de données engagées.

- Partitions interactives :
proches des formes « réactionnelles », elles entraînent un jeu de décisions du ou des interprètes. Soit l'interprète est l' « input » par conduction indirecte (MAathevet, 2010) : il commande le bouton, le commutateur, la pédale et maîtrise (avec une certaine ouverture) ce qu'il se donne à jouer ou ce avec quoi il va devoir jouer ou improviser. (Il peut aussi être l' « input » qui maîtrise ce qu'il donne à jouer à un (des) autre(s) interprète(s). Celui-ci ou ceux-ci sont alors dans une relation réactionnelle face à l'interactivité proposée.)

Soit l'interprète est l' « input » en conduction directe (Mathevet, 2010), il est est alors le « manipulant » omnipotent du mappage (sonification) générant sons ou notations. Exemples : mouvements oculaires, activité électrique cutanée...

- Partitions locatives (partitions in situ et/ou in tempo, site specific composition) :
ces partitions prennent en compte la situation de la performance réelle en jeu : les dimensions éco-sociologiques de l'espace investi, les dimensions physiques de l'espace (synthonie, mise en vibration...), les déplacements des instrumentistes et des auditeurs (spectateurs). L'attention « locative » à la construction de la partition-situation peut se rapprocher du concept d' « auditorium » tel qu'il a été développé par Jérome Joy.

Aussi nous le rappelons, un auditorium est à la fois une structure architecturale dans lequel nous écoutons de l'espace (et l'environnement) (c'est l'acte d'écouter qui détermine le statut de cet espace) ; et l'espace écouté, activé par une ou des propositions sonores (musique, voix, sons ambiants) proposées dans ce lieu.
(Joy, 2015)

Dans sa recherche d'expérimentation liée à l'auditorium étendu, entraînant selon ses termes « de la musique étendue » qui n'est sans doute pas sans lien avec les situative scores que nous tentons de décrire, Jérome Joy repère 6 régimes « dans lesquels il s'agit que l'exogène, le fortuit et le décor (le bruit de fond) s'immiscent et fassent osciller voire vaciller les normes des sons à écouter et des manières de les écouter » (Joy, 2015).

Partitions étendues

Les partitions étendues de type suspendu et situationnel (ou circonstanciel) proposent une esthétique du nomadisme. Il n’y a pas d’assignation identitaire fixe de l’interprète, des objets en présence faisant partition, de l’auteur. Mais, au contraire, une fluidité entre tous les humains et non humains en présence : une esthétique symétrique, sans aucun doute (pour le dire avec Bruno Latour).

Toutes ces modalités d'écriture, que j’ai tentées de décrire sommairement mais, je l’espère, suffisamment clairement pour en saisir les enjeux théoriques et artistiques, dépassent selon moi une écriture du sonore et du musical strictement « algorithmique », c'est-à-dire des formes d'écriture du sonore et du musical qui délèguent à des machines abstraites les traitements et les décisions sémiotiques du sonore et du musical. Au contraire, les partitions étendues exigent une forte pensée analogique. Celle du bricoleur décontracté qui expérimente la mise en espace, les courts-circuits, la scénarisation ou non des éléments en présence (de l'instrumentarium aux objets sonores convoqués, jusqu'aux gestes permettant la manipulation ou l’apparition de ceux-ci). Bref, ces partitions étendues sont l'espace privilégié d'une enquête approfondie de la plasticité à l’œuvre dans les nouvelles modalités d'écriture du sonore, du musical et du visuel.

En effet, la configuration écopraxique de la partition force à dépasser une pensée strictement sonore de l'écriture musicale et tend vers une situation qui sera tout autant visuelle et sculpturale, qu'installative et performative. En effet, la partition s'est ici « émancipée de la tourne », elle est visible et devient à la fois un élément scénographique autant qu'un élément de distanciation. Elle est soumise à des mutations et n'est plus l'élément traditionnel à deux dimensions : elle est désormais faite d'objet, d'animation, de vidéo... et ces éléments sont à la fois les éléments-supports à l'interprétation et aux jeux des instrumentistes et/ou des éléments participant à la production sonore. De cette manière l'instrumentiste, comme corps, est à égale importance des matériaux en présence.

Puis tous les procédés non algorithmiques, « plastiques », sont à penser et à prendre en compte dans la mise en place de telle partition : détournement, montage, customisation, manipulation, processus... Alors force est de constater que toutes les partitions étendues sont nécessairement « locatives ». Elles ne construisent pas un espace sonore idéal pour un auditeur idéal. Elles forcent à penser le son dans l'espace, le son dans sa relation physique à l'espace (et souvent à sa relation scénarisée dans l'espace scénarisé qui le reçoit (Mathevet, 2010)) et les déplacements de l'auditeur-spectateur dans cet espace : il est le lieu de la musique et il y a autant de musique que d'auditeurs et de déplacements.

Enfin, les partitions étendues proposent des qualités nouvelles de la performance musicale où la partition, qui n'est plus transparente, devient le moment d'un éternel déchiffrage posant de nouvelles relations entre l'auditeur et l'interprète. Relations que nous avons qualifiées jusqu'ici d' « écopraxique », où les signes sont remis sur le chantier de leur signification (plasticité oblige). Ce qui, selon moi, est la donnée esthétique primordiale de ce type de réalisation : proposer des moments de panique sémiotique, dont la remise en circulation des signes et de leurs sens devient une affaire collective.

Toutes les parties de la partition doivent être visibles et claires à chaque instant du déroulement. Une partition n’admet pas de secrets. Cela permet à chacun d’agir en ayant une vision globale de la situation et empêche les « intentions cachées »
(Halprin, 1969, p. 28.)

Biographie

BHAGWATI Sandeep. Vexations Of Ephemerality Extreme Sight-Reading In Situative Scores - For Makers, Performers, Audiences. TENOR 2017, UdC, https://www.udc.es/grupos/ln/tenor2017/sections/node/15-vexations_ephemerality.pdf, consulté le 30/ 11/ 2018

CAGE, John (2012). Silence : Conférences et écrits. Traduction Vincent Barras, Genève : éditions Contrechamps et Héros-limites.

GOTTSCHALK, Jennie (2016). Experimental Music Since 1970. Bloomsbury Publishing USA

HALPRIN Lawrence (1969). « Les cycles RSVP. Dispositifs de création dans le champs des activités humaines” (trad. Elise Argaud) in De l’une à l’autre. Composer, apprendre et partager en mouvement, Bruxelles : Contredanse, 2010, p. 8-32

JOY, Jérome (SINCLAIR, Peter dir., 2015). Locus Sonus – 10 ans d'expérimentation en art sonore. Collection Carte Blanche. Marseille : éditions Les mots et le reste.

LUCIER, Alvin (2012). Music 109: Notes on Experimental Music. Middletown : Wesleyan University Press.

MATHEVET, Frédéric (2010). Faire la peau… La musique au risque de la plasticité. Éditions universitaires européennes (EUE)

WOLFF, Christian (1971). Burdocks. New york : éditions Peters.

WOLFF, Christian (1998). Cues: Writings & Conversations. Köln : éditions MusikText 005.