DES MISES
EN PARTITION
DU « RÉEL »
projet

Je ne sais si c’est une sorte de déformation professionnelle de l’artiste-chercheur voyant son outil de création et objet d’étude partout, mais il me semble que tout, ou presque, peut servir de partition pour une interprétation décalée – par « décalée » je veux qualifier un type de partitions qui nous permet de faire ce qui n’était pas prévu : par exemple, de la musique à partir d’une liste de courses, ou des achats selon une partition musicale.

Jeux d’eau de Marengo

À chaque fois que je la croise, G. me demande si je continue d’être obnubilé par les partitions, au point d’en voir partout, comme si je passais mon temps à interpréter le monde dans lequel je vis.

Je lui ai raconté, ainsi qu’à P., l’expérience que j’avais vécu en prenant mon petit déjeuner à la terrasse de la boulangerie de la place, derrière la bibliothèque Marengo, à Toulouse. J’avais été fasciné par les jeux d’eau de la fontaine publique. Celle-ci était simplement constituée d’un alignement d’une vingtaine de jets, mais leur ballet était d’une variété et d’une complexité infinie : ils s’élevaient seuls, à plusieurs ou tous ensemble ; un peu, moyennement, ou assez haut ; progressivement ou soudainement, s’arrêtant parfois brusquement, laissant un toupet d’eau en suspension avant de retomber en éclaboussures.

Surtout, j’observais les rythmes, les compositions, les arrangements, en imaginant la musique qui accompagnerait cet arrangement liquide ou, à l’inverse, l’évolution des jeux d’eau s’ils interprétaient des partitions musicales. Comment danseraient-ils s’ils suivaient des musiques classiques, de pop, de jazz, de la musique contemporaine ou improvisée ? Quels types de créations sonores inédites pourraient être inventées si l’on considérait les chorégraphies de la fontaine comme une partition ? Qu’est-ce que cela disait, en retour, de ses mouvements et des intentions de leurs compositeurs.

G. et P. ont dû se demander si je n’étais pas un peu fou, à m’extasier devant cette fontaine, dans une place sans âme coincée entre des bâtiments néo-modernes, et à leur raconter avec tant d’enthousiasme ce que j’y voyais. Mais depuis que j’ai découvert les partitions graphiques, grâce à Frédéric Mathevet, j’adore observer mon environnement par leur entremise.

Partitions du « réel »

Je ne sais si c’est une sorte de déformation professionnelle de l’artiste-chercheur voyant son outil de création et objet d’étude partout, mais il me semble que tout, ou presque, peut servir de partition pour une interprétation décalée – par « décalée » je veux qualifier un type de partitions qui nous permet de faire ce qui n’était pas prévu : par exemple, de la musique à partir d’une liste de courses, ou des achats selon une partition musicale. Quel plaisir, quelle ivresse même, que de pouvoir se saisir de ce que l’on souhaite pour en faire une partition – parce qu’on l’a décidé, voilà tout, et on peut en jouerOn se sent comme un enfant en équilibre au bord du trottoir et du précipice, comme un poète décelant des formes dans les nuages….

Les amateurs d’art contemporain pourraient y reconnaître une démarche proche de celle du ready-made, par laquelle l’artiste se livrerait à une appropriation de quelque chose de déjà-là ou, à tout le moins, de « déjà-perçu ». De manière très simpliste, on dirait que ces partitions résultent d’une « saisie du réel », en le détournant de son sens et de son usage. Sauf que, en cherchant à le « saisir », on s’aperçoit vite que le « réel » n’existe pas, ou alors sous une forme très personnelle, entre nos mains seulement. C’est du moins, je pense, ce que nous font éprouver ce type de « partitions du réel ».

Rue de Noisy le Sec pour quatuor à cordes

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Lors de la résidence que nous fîmes ensemble, dans le quartier des Fougères, en lien avec feu le centre d’art Khiasma, Frédéric Mathevet s’est peut-être rappelé sa pratique d’équilibriste d’enfant, ou alors il a craint les étrons canins, toujours est-il qu’il a observé beaucoup de choses, dont le sol qu’il foulait. Il y a notamment vu une superbe faille serpentant entre les plaques et raccords de bitume et de béton du trottoir. Il en a fait un relevé fidèle et a accompagné son dessin d’annotations de type musical pour que ces « cicatrices » urbaines puissent être jouées, en glissendo, par un quatuor à cordesPour des musiciens adeptes et exercés au jeu moderne, à même de déchiffrer et d’interpréter des annotations (pizz bartoksul ponticello) qui ressortissent plus à ces pratiques qu’à celles de la musique classique..

Pourquoi a-t-il décidé de noter cette ligne brisée pour en faire une partition ? Est-ce parce qu’il a depuis longtemps remarqué les lézardes sur les trottoirs, marques de chantiers successifs pour améliorer les réseaux en sous-sols ? Est-ce aussi parce que la ligne brisée s’apparentait visuellement à une partition graphique de musique contemporaine ?

Il me semble que ce type de « mise en partition » questionne aussi bien le « réel saisi » (entretien des sols, gestion des fluides irriguant la ville, marques laissées par des travaux, codification des délimitations de « l’espace public ») que les signes, codes et usages musicaux (ligne adaptée aux glissendi, forme brisée en cul de sac faisant écho aux pizz bartok, utilisation du hasard contrôlé, etc.).

Au rythme des Mercuriales

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Pendant cette résidence, Frédéric et moi, et avec Hélène Cœur, donnions un atelier sonore à une classe de CE2-CM2 de l’école Le Vau, près de la porte de Bagnolet – parler des « partitions du réel », c’est aussi raconter les vies de leurs auteurs. Le matin, de la fenêtre de la salle de classe où nous installions notre matériel avant l’arrivée des enfants, nous voyions le jour se lever sur les tours jumelles Mercuriales.

Leurs silhouettes se dégageaient en contre-jour, grands rectangles noirs ajourés par des éclats blancs, là où les néons étaient allumés. Frédéric Mathevet les a prises en photo, en a fait un dessin contrasté qu’il a réparti sur plusieurs pages, comme si on se déplaçait dans l’image. Il a nommé cette partition Au rythme des Mercuriales et l’a proposée à notre groupe Mémorial BBQ, que nous formons, Frédéric (synthétiseur, boucles), mon oncle Denis Bernardi (guitare basse) et moi (batterie).

Comme il n’y avait aucun mode d’emploi ni aucune consigne pour interpréter la partition, nous avons dû fixer nos propres règles. Nous avons repéré des lignes (à peu près) de formes blanches (sans doute les éclairages d’un même étage) et les avons lues comme des portées – de gauche à droite –, les unes à la suite des autres – de bas en haut. Chacun a décodé les formes comme il le voulait, et selon son instrument (forme carrée pour une note nette, ronde pour un son résonnant, étirée pour un glissendo, etc. ; pour la batterie, formes réparties entre grosse caisse et caisse claire, avec intensités variables selon la dimension).

Définir les correspondances de jeu n’a pas trop posé de problèmes – n’étant pas familiarisé aux partitions graphiques, Denis aurait sans doute souhaité qu’il y ait moins d’ambiguïté, mais il y a vite trouvé son parti, au point même de souvent prendre des libertés avec les règles et de broder à sa convenance. Mais il me semble que l’interprétation globale était avant tout musicale, alors que j’aurais aimé que l’on prenne plus en compte ce que l’image nous racontait du « réel » : les lumières étaient-elles allumées par les services de nettoyage, par des employés matinaux, y avait-il des sociétés qui travaillaient 24h sur 24 ? Finalement, nous ne gardâmes de ces questionnements que l’évocation du néon grésillant en faisant sonner les cymbales en continu.

Voix des Cimes

Voix des Cimes - Pierre Peres - 2016 from MO.CO.ESBA on Vimeo.

 

Pendant son séjour à Reykjavik, chaque jour lorsqu’il se rendait à la galerie I8, pour faire son stage des Beaux-arts de Montpellier, Pierre Peres regardait le magnifique paysage islandais et la montagne Esja s’élevant au-delà des eaux. C’est là que commença la Voix des Cimes, série de quatre vidéos qui peuvent se voir indépendamment ou en installation.

En parallèle à son travail dans la galerie, Pierre Peres souhaitait développer des projets de création légers. Plasticien et amateur de musique, cherchant à joindre ses deux centres d’intérêt, il a tiré parti de ses nombreuses excursions dans l’île pour choisir des points de vue, s’installer devant et poser son appareil photo quelques mètres derrière lui et filmer de très courtes performances sonores.

Face à un de ses paysages grandioses de monts et de collines, on l’y voit tourner la tête de gauche à droite, cependant qu’il chante une ligne mélodique dont on comprend rapidement qu’elle suit celle des crêtes. La vidéo se termine quand il a fini de les interpréter.

Parfois il ne chante qu’une montagne, parfois plusieurs. Les reliefs bien découpés, avec cassures nettes et paliers sont plus faciles à chanter, les courbes qui s’infléchissent doivent être rendues par des glissendi, plus difficiles à effectuer. Tous sont des supports et des aides à l’improvisation. Par la mise en partition, Pierre Peres a appris à distinguer les skylines selon leur « chantabilité », leur facilité d’interprétation et les chemins sonores inédits qu’ils ouvrent.

Élan questionnant

Comme d’autres partitions non-conventionnelles, les « partitions du réel » sont difficiles à interpréter. Il faut imaginer les intentions artistiques de leur auteur, mais aussi comprendre pourquoi il a choisi et « saisi » ce « réel », pourquoi il l’a remarqué et constitué comme tel, par quels hasards de la vie, de sa vie, pourquoi il a fait cela et de cette manière, en introduisant tel ou tel décalage.

Ces partitions sont des outils pour interroger le « réel » présenté dans sa « mise en partition », comprendre quelles sont ses caractéristiques, spécificités et en quoi il permet d’inventer de nouvelles musiques.

Cela pose des questions sur le mode de création par partition/interprétation(s), sur le rapport aux normes et conventions musicales, ou simplement sur les usages et habitudes qui sous-tendent les pratiques créatives.

En particulier, cela montre que la « mise en partition » est moins affaire de « saisie » que de décalage : choisir et constituer son objet, le présenter d’une certaine manière (avec dessins, vidéos, photos, installation, etc.) pour qu’il soit rejoué, avec un écart, par un autre « langage » (en général, du visuel au sonore, mais il y a beaucoup d’autres cas de figure).

Enfin, on peut se demander si ce type de partition fonctionne sur un « système de signes ». Certes les failles du trottoir de Rue de Noisy le Sec pour quatuor à cordes sont annotées, les formes blanches de Mercuriales sont analysées et distinguées, les skylines joués comme pris dans des portées… Mais il me semble que les éléments sont trop flous, ambigus et changeants pour fonctionner comme des signes. Peut-être en sont-ils seulement l’espoir, pour fournir l’élan initial d’une interprétation qui se déploiera ensuite assez librement.