EN TOUTES CIRCONSTANCES
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POUR UN ART OPPORTUN QUI IMPORTUNE

Quelles places et rôles prennent les circonstances dans les processus de création ? Malgré tout le volontarisme exigé par la mise en oeuvre d’un projet artistique, son actualisation est au moins pour partie affaire de circonstances. Est-il possible de tirer profit du cours des choses et ainsi de réhabiliter une approche opportuniste, qui s’apparenterait à une stratégie déployée par les vieux sages chinois ?

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Tout d'abord, pour schématiser, disons que la quête moderne d'une définition de ce qui est spécifique à l'art est révolue (mais pas résolue) depuis les années 1970 – aujourd'hui, le bal des avant-gardes a lassé, c'est le postmodernisme, à chacun ses problèmes. Mais, avant que l'individualisme ne s'impose si naturellement que nous ne le remarquons plus, il y a eu, au diapason des mouvements sociaux de l'époque, pourrait-on penser, des velléités de rapprochement de la vie et de l'art – la plus radicale étant la préconisation situationniste de dissolution de l'art dans la vie, de la substitution du spectacle par l'invention du quotidien. Cet espoir a malheureusement fait long feu. Ce n'est pas la vie qui a été enrichie par l'art, c'est l'art qui a annexé la vie et l'a rabattue sur ses propres préoccupations – explorées pendant plus d'un siècle par le modernisme, donc.

 

Un exemple, ponctuel, un hasard, les circonstances. Un jeune artiste (dans le cas présent, un artiste jeune et peu connu) exposait dans une petite galerie (par la taille et le manque de notoriété). Il y présentait plusieurs pièces, à la limite entre sculptures et installations. Rien de bien particulier, des œuvres agréables à regarder, suffisamment conceptuelles pour être à la fois intéressantes et communes : les codes de l'art contemporain en constituaient les ingrédients, la recette était très digeste. À l'entrée, une œuvre qui ne menaçait en rien le consensus de l'exposition : une sorte de sculpture minimale, transposant les codes de ce mouvement radical par une mise en œuvre grossière, une stèle de parpaings, surmontée d'un pavé, grossièrement maçonné. Il s'agissait de la reconstitution de la « première pierre », ce qui permet à un édile d'inaugurer le chantier d'un bâtiment. Mais, cette fois, au lieu d'être rasée avant que ne soit engagée la véritable construction, cette petite érection symbolique était délocalisée, dépaysée pourrait-on dire, reconstituée dans le cadre artistique, où elle constituait le premier élément d'une série.

Pourquoi pas ? Le prétexte en valait bien un autre, peut-être même s'enracinait-il dans l'histoire personnelle ou familiale de l'artiste. Et puis, se déplacer dans des chantiers, assister au spectacle des politiques avant que les maçons ne se mettent au turbin, rencontrer les ouvriers et partager avec eux un agneau-bitûme, ce doit être passionnant ! Mais là n'était pas le problème. Car il y avait comme un malaise à écouter les explications enthousiastes de l'artiste ou de son galeriste, là, dans un petit white cube bien propre où, à part peut-être les parents et quelques fidèles amis d'enfance de l'artiste, tout le monde était bien mis et faisait montre d'une attitude judicieusement policée.

Les discours, bizarrement, sonnaient creux. C'était une mise en spectacle (esthétique) d'un spectacle (politique). Oui ? Et alors ? La subversion était inefficace. On s'en foutait. Elle n'était opérante qu'en tant que subversion, comme un signe destiné au monde de l'art et à lui seul. Le reste importait peu. Dans ce contexte si conventionnel qu'il en paraissait convenu, la charge critique était immédiatement désamorcée. À partir d'une situation de vie, l'artiste avait construit une œuvre esthétique, et nous avions changé de registre. Est-ce à dire que l'art et la vie sont deux réalités parallèles qui s'excluraient l'une l'autre ?

 

Posons la question différemment, sinon il faudrait définir ce qu'on entend par « art » et par « vie », ce qui paraît insurmontable : une démarche artistique peut-elle être menée en dialogue continu avec son contexte, y compris artistique ?

Il va falloir proposer plusieurs réponses ou pistes. La première est un oui catégorique et incontournable. Les artistes vivent dans un contexte donné qui les influence, ils chient pissent pètent rotent crachent comme tout le monde, bien qu'ils sachent se retenir lors des événements mondains – sauf si ça fait partie du spectacle. Ils sont également dépendants des conditions matérielles, de telle bourse ou résidence qui se fait attendre, d'un article dans Art press ou dans Mouvement… Et, plus banalement, d'une peine de cœur, d'une rencontre, des hasards de la vie, d'une anecdote qu'on leur a racontée. En somme, ce sont des êtres humains normaux, pas des extraterrestres. Mais ce n'est pas pour autant qu'ils exposent leurs œuvres comme le résultat d'un travail, dans des conditions particulières, et selon des circonstances imprévisibles.

Généralement, ce labeur souvent fastidieux et parfois ingrat est absolutisé et transfiguré en un processus artistique indépendant, comme si celui-ci suivait ses propres règles, étrangères à notre environnement quotidien. Il est développé, orienté, éclairé par un système de codes bien établis, de références historiques consacrées, qui l'apparentent évidemment à une œuvre d'art contemporain. Alors, bien que la pratique reste déterminante (si l'on poursuit l'exemple précédent, l'artiste a dû choisir un chantier, assister à l'inauguration, faire un relevé précis, discuter avec les ouvriers, acheter des parpaings chez le grossiste et voler un pavé germanopratin, maîtriser l'élaboration et la pose du ciment et finalement le mettre en œuvre grossièrement, en respectant l'original), elle est idéalisée par une intention conceptuelle qui vise à une production de symboles à destination d'un champ délimité, on pourrait même dire, d'un métier : celui d'artiste.

 

Les qualités techniques requises, le savoir-faire exposé, s'appuient sur une maîtrise du processus et un contrôle des circonstances expérimentales. Si des accidents se produisent, leur traduction esthétique dans le langage de l'art est, sinon maîtrisée, du moins justifiée par une économie de l'œuvre qui, en même temps qu'elle en souligne la cohérence, l'enferme sur elle-même. Discours d'accompagnement et commentaires sur les œuvres nous les rendent familières, assimilables, mais tendent également à faire passer pour intentionnel ce qui relève des accidents inhérents à toute pratique. Si l'on comprend les avantages de telles stratégies discursives, d'autant plus qu'elles témoignent des appropriations artistiques du hasard, on peut déplorer que celles-ci masquent certaines qualités essentielles de l'expérimentation, notamment la valeur heuristique de la déception.

Il semble quelque peu paradoxal que l'intérêt inspiré par des démarches artistiques, notamment dans leur dimension évolutive (work in progress), s'exprime aujourd'hui surtout par l'affirmation d'une cohérence esthétique, plutôt que par la revendication de la recherche, avec son lot d'échecs et de fausses pistes. Le mythe romantique de la fulgurance de l'artiste s'en trouve renforcé, en en faisant un individu exceptionnel, hors-norme, visité par les muses, qui offre à un public crédule et ébahi des créations d'inspiration divineOn voit à quel point La transfiguration du banal décrite par Danto (Paris, éditions du Seuil, 1989) est une opération éminemment religieuse., c'est-à-dire d'un autre ordre que la réalité prosaïque à laquelle il faut bien se plier, à un moment ou à un autre. Certes la diffusion des œuvres suppose une foi en leur qualité, mais faut-il pour autant qu'elles soient parfaites ?

N'y a-t-il pas un risque qu'elles se présentent comme un système si bien pensé, auto justifié, qu'il serait apparenté à une machine célibataire, que l'on apprécie un temps, mais dont le spectacle du plaisir solitaire finit par lasser ? La déception pourrait être une alternative fructueuse, témoignant des mouvements animant les démarches expérimentales, entretenant leur élan, sans pour autant le rendre inaccessible à l'entendement du plus grand nombre. Mais il faut pour cela apprécier différemment le terme « déception » en s'intéressant moins à l'état qui en résulte, a priori négatif (« j'ai été déçu »), qu'au processus qu'elle désigne, qui doit être rapproché de « l'épreuve de la réalité ».

 

Aussi bien dans le domaine artistique que dans la vie en général, la déception est le signe d'un passage entre deux états de réalité, conventionnellement désignés comme le virtuel et l'actuel. Si l'on suit Aristote et non pas Internet (on voit que ces notions prennent racine en profondeur, dans le fonds de la philosophie occidentale), le virtuel est le moment où la réalité est possible, en puissance, et elle se concrétise en prenant une forme actuelle. Les projets tiennent ainsi plutôt de la réalité virtuelle, cependant que leur actualisation, soumise aux aléas de la vie et de l'environnement, s'avère souvent très différente de ce que nous escomptions : c'est là que se situe la déception.

Si l'on convoque des expériences vécues, et à moins d'être pathologiquement réfractaire à tout imprévu ou de ne pas supporter que notre volonté ne soit pas intégralement respectée, cette déception est loin d'être systématiquement négative. Au contraire, il arrive souvent que nous soyons heureusement surpris – comme lorsque, nourrissant certains clichés quant à la propreté des habitants de tel pays, nous nous apercevons en nous rendant sur place que nos craintes étaient infondées, tout autant que la réputation qui leur était faite. Il suffit pour cela de ne pas trop être de mauvaise foi, et d'accepter que nos attentes puissent être déçues, « en bien ». Ce n'est pas toujours facile, et certaines aventures sentimentales douloureuses peuvent en témoigner.

L'expérience de la déception est fondamentale pour le bon déroulement de tout processus artistique et, plus généralement, dès lors qu'on est engagé dans un processus cognitif. Il y a un monde entre l'intuition, l'idée ou même le concept, et l'œuvre élaborée par l'artiste. Les premiers termes évoquent le moment virtuel, puisque celui-ci vise à la réalisation du moment actuel. Et le passage de l'un à l'autre n'est en rien automatique et garanti, c'est le temps de la pratique, éventuellement expérimentale : lorsque la concrétisation propose de nombreux choix et arbitrages et expose au risque de la déception. Mais bien que ce soit l'essentiel de l'activité artistique – ce qui exige du temps, donc – et là où se construisent mais aussi se justifient les partis pris esthétiques de l'œuvre, cette pratique reste largement sous-documentée, au point qu'elle est souvent escamotée dans l'univers collectifY compris, bien souvent, par les étudiants, qui soutiennent, jusqu'au dernier moment, qu'ils « savent très bien ce qu'ils veulent faire », que « c'est clair dans leur tête », mais qui se désolent que leur projet n'atteigne finalement pas l'objectif escompté..

 

Cela permet de conserver une salutaire aura de mystère, ainsi que le fait Coca-cola en refusant de divulguer sa recette de soda. Mais cela s'explique aussi par l'absence de recette, qui fait qu'une pratique ne s'enseigne pas, mais qu'elle se pratique, justement, à travers répétitions et surtout variations, pour surmonter problèmes ou échecs, déceptions dirions-nous. Et si l'apprentissage et les connaissances empiriques sont importants, des capacités de réactivité et d'invention sont souvent requises, afin de mener à terme ce bricolage d'autant plus délicat qu'il est commandé par des configurations toujours renouveléesVoir la description qu'en fait Lévi-Strauss dans La pensée sauvage (Paris, Plon, 1969).. Parler de « la » pratique n'est d'ailleurs qu'un arrangement de langage, tant les procédés mis en œuvre sont variés et spécifiques à chaque situation.

Ainsi, s'il est aujourd'hui admis, au moins au sein du monde de l'art contemporain, qu'un artiste peut faire n'importe quoi, c'est-à-dire utiliser comme matériau plastique ce qu'il veut dans l'ensemble du réelTelle est l'ouverture qu'a permise le ready-made, ainsi que l'explique Thierry de Duve dans Au nom de l'art :pour une archéologie de la modernité (Paris, éditions de Minuit, 1989)., il ne peut le faire tout à fait n'importe comment. Ce n'est pas tant une question de passages obligés, ni même de méthodes recommandées – il y en a, mais ce n'est ni nécessaire, ni suffisant –, mais plutôt un engagement dans la durée.

Lors d'une conversation tout à fait informelle, Olivier Marbœuf, directeur artistique de l'espace Khiasma, caractérisait les artistes, non pas par leur capacité à produire une œuvre – ce qui est finalement à la portée de tous, avec un peu de bonne volonté, à moins que ça ne soit par chance ou par hasard –, mais dans leur volonté de développer une démarche. Et qu'on ne se méprenne pas : ce qui est évoqué ici ne se résume pas à une feuille de route pour justifier d'une cohérence créative et obtenir le saint Graal, une place ou un strapontin dans le prestigieux Monde de l'art.

C'est bien souvent un objectif, et certains l'atteignent par pur mimétisme, ou au prix d'une bonne dose de cynisme. Mais le succès d'une telle entreprise n'est pas garanti, et il exige pugnacité et opiniâtreté : il faut savoir tenir. S'engager dans une démarche, la déployer, la faire évoluer, cela suppose d'insister, de s'employer à développer sa pratique selon ses propres critères, avec obstination, sans chercher à s'adapter à toute force à des normes précontraintes, mais en se laissant glisser suivant les aléas et en profitant des opportunités qu'ils offrent.

 

Il n'est pas question de définir ici une méthode ou une conduite qui serait celle de l'artiste « véritable ». Qui pourrait prétendre y parvenir, et à quoi cela servirait ? Bien qu'il existe de nombreuses voies déjà tracées et amplement balisées et cartographiées par toutes les institutions (politiques, pédagogiques, esthétiques, critiques, etc.), le paysage est en mouvement, et les points de vue innombrables. Il est toujours possible de dessiner son chemin, à force de l'arpenter en tous sens [C'est l'aspect topographique de la démarche.].

Et ce n'est nécessairement pas une posture d'explorateur, ni a fortiori d'avant-gardiste. La figue de franc-tireur [Telle que proposée par Howard S. Becker, dans son ouvrage Les mondes de l'art (Paris, Flammarion, 1988).] serait plus juste, mais un franc-tireur un peu fou, capable de lancer des salves un peu partout ou de se consacrer invariablement à viser la même cible, quelqu'un qui ne se soucie pas en permanence de savoir si son terrain de jeu est un champ de foire ou un no man's land désert. L'important est de pouvoir prolonger le jeu, et cela requiert un investissement permanent et continu, ainsi qu'une attention sans faille à ce qui est en train de se passer, afin d'être à même d'en tirer parti.

Il s'agit simplement d'accompagner le mouvement[Ce qui veut dire le précéder, ainsi qu'on le fait souvent en musiqueJe renvoie ici à Figures de l'immanence : Pour une lecture philosophique du Yi king, le classique du changement de François Jullien (Paris, Grasset, 1993).].

Mais cette expression peut impliquer des attitudes très différentes, divergentes voire rivales. Son ambivalence tient dans ce terme « opportuniste », dont la signification courante est péjorative et fait écho à certaines démarches d'artistes qui s'apparentent plutôt à des démarches de recherche d'emploi ou de postes dans le Monde de l'art.

Pourtant, être opportun est également une qualité, qui consiste à s'accorder au moment et à la situation. D'un point de vue « occidental » et dans le milieu bourgeois en particulier, c'est un sens des convenances très conservateur, découlant de la nécessité impérieuse de respecter les usages établis et consacrés. Mais si l'on change de continent (et d'époque), on peut observer [À travers les analyses de François Jullien ou de Jean-François Billeter.] que la capacité de réagir opportunément est considérée comme une qualité des plus grands sages chinois.

Cette entrée en résonance avec la situation n'est pas pensée comme une action isolée et décisive, mais bien comme une pratique permanente pour accompagner la réalité du monde, qui est envisagée comme un processus et non pas comme une vérité intangible. Le work in progress est alors une nécessité, pour suivre le procès de la vie, qui se cristallise parfois dans des moments clefs, mais n'interrompt jamais son cours. C'est pourquoi il est totalement vain d'adopter une attitude conservatrice, si celle-ci consiste à essayer de garder en l'état une situation donnée, car celle-ci n'est qu'une configuration momentanée du cours des choses, cours qui n'a d'invariable que sa perpétuelle transformation.

Il est d'autant plus illusoire de viser la possession d'une position d'autorité existante, car celle-ci ne prolonge son emprise qu'en évoluant avec les circonstances : elle n'est déjà plus telle qu'on se la figure et en cela elle demeure insaisissable. Bourdieu a constaté comment les possesseurs du pouvoir symbolique l'investissaient dans des formes différentes, toujours renouvelées, afin que ces glissements les protègent du péril de l'égalité. Cette stratégie s'accorde parfaitement avec l'art chinois de la guerre, pour lequel il s'agit principalement de prendre un ascendant sur son adversaire qui, le constatant, admet sa défaite sans combattre. Le stratège tire sa force de ce qu'il observe la situation en train de s'esquisser, alors qu'elle n'est qu'à l'état latent, ce qui le place en mesure d'en orienter l'actualisation à son avantage. Dans ce cas, il ne s'adapte pas après-coup, il devient les circonstances, c'est-à-dire le milieu ambiant auquel il faut se confronter.

 

Et c'est là le coup de force du Monde de l'art (contemporain), consacré par la théorie institutionnelle de l'art. En soulignant la prééminence du contexte pour la reconnaissance (sensible et esthétique) des œuvres et des artistes, cette théorie place l'environnement de l'art au premier plan et y conditionne son déploiement. Les circonstances qui y sont reconnues sont celles propres à ce milieu : celles relatives à la pratique, un peu – questions techniques, partis pris formels… – mais surtout celles associées à sa diffusion, dans un sens large – recherche de résidences, de budgets de production, de lieux de diffusion… Et celles-ci sont bien souvent conditionnées par le hasard des rencontres, par le soutien de tel ou tel personnage éminent ou du moins intégré au Monde de l'art, membre d'une commission ou dirigeant d'un lieu culturel…

Mais il ne s'agit pas ici d'un hasard totalement fortuit. De telles rencontres sont, souvent, la conséquence, sinon logique, du moins espérée, de la fréquentation de lieux et d'événements qui les favorisent : vernissages dans des musées ou des centres d'art, festivals d'art contemporain, premières de spectacles d'avant-garde, etc. Ce sont autant d'occasions appropriées pour voir ou revoir les personnes qui comptent, qui sont susceptibles d'être là, réceptives aux arguments des artistes demandeurs. Il leur faut donc connaître et accepter certaines circonstances recommandées, et ils signifient par là qu'ils reconnaissent la légitimité du Monde de l'art à travers l'expertise qu'il propose. Si celui-ci fonctionne comme un milieu, c'est qu'il filtre les circonstances particulières qui méritent d'être prises en compte et ignore celles qui ne font pas sens dans son système.

Ce normativisme des circonstances se manifeste dans leur filiation historique, premier pas vers leur catégorisation, voire leur définition ontologique. Elles ne sont appréhendées que dans le cadre de l'art, soit en référence avec ce qui s'y est passé et qui fait maintenant partie de son Histoire, soit à travers leur retranscription symbolique esthétique. Et encore, ces opérations, fréquentes bien que complexes, sont-elles assujetties à des phénomènes de mode, eux-mêmes conséquences de circonstances souvent externes – ainsi la légitimation de la place de l'art dans la société passe-t-elle souvent aujourd'hui par son ancrage dans la cité, à travers des formes circonstancielles, pour un lieu et dans une temporalité donnée, mais dans une forme précontrainte qui conforme la matière première vivante en des concepts esthétiques validés. Dans une galerie, la « première pierre » acquiert le statut d'œuvre.

Sommes-nous pour autant en plein régime totalitaire, à la merci des standards du monde de l'art contemporain ? Peut-être serait-ce le cas si celui-ci était vraiment homogène et que ses membres éminents suivaient vraiment la même direction. Si cela peut se produire dans les grandes lignes, ce n'est pas le cas dans les détails, et cette situation est mouvante. Le primat de la nouveauté et de la transgression y étant solidement ancré, les tendances sont susceptibles d'être infléchies, ne serait-ce que parce qu'elles se nourrissent malgré tout d'inspirations externes, quand bien même celles-ci sont affadies pour être assimilées.

Les circonstances qu'ils valorisent ne s'imposent que tant qu'elles sont suivies. Mais, pour se soustraire à leur arbitraire, il suffit de ne pas y réagir après coup, mais plutôt, comme le préconisait la sagesse chinoise classique, de les devancer en en fondant de nouvelles – ce qui correspond a la stratégie avant-gardiste, toujours relativement efficace, et sur laquelle l'art numérique s'est appuyé pour faire sa place dans le Monde de l'art. Ou encore, à l'instar de certaines tentatives de l'art qualifié « d'émergent », en les ignorant délibérément pour proposer des œuvres originales, qui soient spécifiques à leur auteur, plutôt que simplement « nouvelles » – ce qui est une manière de tendre vers un absolu et donc d'ignorer les circonstances. Choisir ses armes et son terrain (de jeu) pour produire une œuvre personnelle, ancrée dans son contexte.

 

Dans ce cas, aucune idéalisation n'est plus possible, aucune généralisation qui ne prêterait le flan à la critique, seules les descriptions les plus terre à terre sont à même de rendre compte de ces pratiques. Autant de descriptions que de circonstances, et selon les circonstances, précisément. Une critique in situ serait nécessaire, non pas une critique généraliste, convoquant les concepts universels comme on invoque des vérités divines, mais une critique que l'on qualifierait de « transductive », d'après Gilbert Simondon, une critique qui ne se contenterait pas de refaire le chemin de l'œuvre, mais qui, inspirée par celle-ci sans pour autant prétendre lui être fidèle, ferait œuvre à son tour.