RESTE DE SON
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OU COMMENT ENVISAGER D'AUTRES MODALITES D'APPARITION

Le motif de la fadeur, déplacé au son, offre une alternative à la pensée de l’objet sonore proposée par P. Schaeffer : d’une part, le « fade » libère l’objet sonore de ses représentations arbitraires ; d’autre part, son motif suggère d’autres modalités de composition dont les manipulations seraient d’ordre plastique, non pas a priori et mathématiques, mais gestuelles et corporelles, incitées par une circonstance d’émission.

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Avertissement

Ce texte est conduit, pour une large part, par le travail de François Jullien, philosophe et sinologue (université Paris 7 Denis Diderot), auteur de nombreux ouvrages concernant la pensée chinoise. C’est particulièrement son étude de l’esthétique de la chine dans L’éloge de la fadeurFrançois Jullien, Éloge de la fadeur : à partir de la pensée et de l'esthétique de la Chine, Arles, Ed. Philippe Picquier, 1991. qui servira de point de départ à l’analyse qui suit.

Je demanderai alors un peu d’indulgence quant à cet article. Il ne s’agit pas d’un travail de spécialiste en philosophie, ni celui d’un sinologue émérite, mais d’une transposition poïétique. Une lecture d’atelier, qui suppose un retour à la pratique, dont on ressasse les marques de crayon dans les marges, dont on ramène sans cesse à soi la multitude de chemins qu’elle nous propose pourtant. Il est probable alors que l’occident d’où je parle (ce même atelier), déforme ou déplace la richesse de la pensée chinoise, déforme ou déplace les analyses de F. Jullien. Je m’en excuse par avance, comme je m’excuse auprès de l’auteur que je vais chaparder. Mais peut-être que sur le terrain des axiomes poïétiques, le praticien est autorisé à se tromper.

Je n’en essaierai pas moins d’être le plus rigoureux possible quant à l’exposé concernant le motif de la fadeur et la transcription de mes notes de lecture. Mon travail, dans ce texte, ne consiste qu’à repérer quelques résonances, qu’à développer certaines pensées d’entre les lignes. Si l’on veut, je m’autorise à « farder à l’Oriental » ma pensée, juste un temps, et je l’espère, le plus justement possible, pour en tirer les conséquences qui s’imposent pour mon travail (qui mêle pensée plastique et pensée musicale).

 

Surpris par l’étonnante « modernité » de la pensée chinoise telle que F. Jullien nous la fait comprendre, par l’analogie saisissante avec un certain état d’esprit présent autour des années cinquante/soixante dans le domaine des Arts Plastiques (Fluxus, Arte povera, Land art…) et de la musique (Cage, Feldman, Wolf…), il me semblait intéressant d’interroger plus particulièrement le son « fade ». En effet, le motif de la fadeur, déplacé au son, me paraît proposer une alternative à la pensée de l’objet sonore proposée par P. Schaeffer : d’une part, le « fade » libère l’objet sonore de ses représentations arbitraires ; d’autre part, son motif propose d’autres modalités de composition dont les manipulations seraient d’ordre plastique (pensées plastiques), non pas a priori et mathématiques, mais gestuelles et corporelles, incitées par une circonstance d’émission.

De ce fait, j’essaierai d’être fidèle dans ma description (quoique sûrement caricaturale) aux aspects de la fadeur chinoise, puis j’interrogerai surtout le concept chinois concernant le son et la pensée de la musique, pour l’ouvrir à nouveau sur l’atelier, car c’est lui, en définitive, qui compte.

 

Du fade

On l’aura sans doute compris au cours de l’introduction, la pensée chinoise, différence essentielle vis-à-vis de notre pensée occidentale, reconnaît la fadeur comme qualité.

Qualité humaine, nécessaire à la relation avec autrui : « le commerce de l’homme de bien est fade comme l’eau, celui de l’homme de peu est agréable au goût comme du vin nouveauZhuangzi, ive s. avant notre ère, in Ibid., p. 49. » ; et qualité spirituelle concomitante, préconisée par la sagesse chinoise : « La fadeur doit être le trait dominant de notre caractère, puisque seule elle permet à l’individu de posséder également toutes les aptitudes et de faire preuve, à tout moment, de la faculté requiseFrançois Jullien, Éloge de la fadeur, op. cit., p. 53, (c’est moi qui souligne).. » Alternative à la psychologie occidentale donc, qui ne cesse de s’articuler autour de la notion « muselante », d’un caractère déterminant et a priori. En effet, il semblerait que choisir la « fadeur » comme ligne de conduite consisterait à se laisser la possibilité d’être polyvalent. C’est-à-dire, adopter une position centrale neutre, pour pouvoir adapter sa conduite, non sans une certaine souplesse, en fonction des circonstances et d’autrui. « Réserve, modestie, discrétion : c’est seulement sur cette base que l’on peut “faire advenir” des rapports humains qui soient fiables et ne déçoivent pasIbid., p. 52.. » Au contraire du vulgaire, qui paraît d’abord agréable au goût (pas de polyvalence dans les saveurs : il est sucré !) mais qui reste superficiel. Or, ce jeu de saveurs présent dans les relations humaines, cette aptitude à se rendre polyvalent peuvent se transposer à la posture esthétique ainsi qu’à l’approche poïétique dans la pratique artistique.

 

Le centre, la savouration

La fadeur « est la valeur du neutreIbid., p. 17. », elle est au « départ de tous les possibles et les fait communiquerIbid. ». C’est l’un des premiers aspects de la fadeur importants à saisir, la position centrale supposée de celui qui veut faire l’expérience d’une saveur :

« Le salé et l’acide ont part, l’un et l’autre, à tout ce qu’on peut aimer,
mais c’est au centre que réside la saveur suprême – qui n’en finit jamaisSu Dongpo, « Poème pour raccompagner le moine Canliao », in Ibid., p. 118.. »

Choisir le « centre », c’est, d’une part, refuser la saveur décevante du « bord », refuser de se satisfaire d’une position partiale qui « ferait obstacle à notre capacité d’évoluer en harmonie avec le mondeFrançois Jullien, Éloge de la fadeur, op. cit., p. 118. » ; et, d’autre part, c’est avoir la possibilité de déployer toutes les saveurs, sans en privilégier une seule, de se rendre disponible à toutes les caractéristiques du goût. Si le motif de la fadeur se conçoit comme l’absence de saveur, il n’en est pas moins le lieu possible de la « savouration » : il offre la possibilité de « ressasser », de « mastiquer », de se rendre disponible à un jeu de saveurs infinies, sans préjuger de leurs incompatibilités. On saisit en quoi la fadeur peut-être un modèle de postures esthétiques, en portant à son comble l’analogie entre l’expérience artistique et la nourriture : faire l’expérience d’une œuvre, ce n’est pas seulement déchiffrer un sens, c’est « intégrer une matérialité qui [nous] est d’abord extérieure (…) et qui exerce son influence, par imprégnation progressive, lente et diffuse, à travers [elle]Ibid., p. 101. ».

Insistons sur cette intégration de la matérialité et son « ressassement-mâchage » qui nous aiguille d’abord sur une certaine idée de la matérialité d’une œuvre, puis, concernant le son, atteste de « l’intimité de ma chair avec le sonoreM. Dufrenne, l’œil et l’oreille, Montréal, l’Hexagone / Paris, J.-M. Place, 1987, p. 91-92. ».

 

Les restes de sons

Le son fade, nous explique François Jullien, est un son « atténué qui se retireFrançois Jullien, Éloge de la fadeur, op. cit., p. 75. », qu’ « on entend encore mais à peineIbid. ». Dans ses conférences de 1960, La monte Young propose un poème qui pourrait illustrer cette conception fade du sonIl en va de même de ses compositions de cette même année. :

La harpe
Je pose ma harpe sur la table courbe.
Assis là immobile, rempli d’émotions
Pourquoi devrais-je en jouer ?
La brise viendra caresser les cordes.
(Po-chou-i)

François Jullien donne comme paradigme de la sonorité fade un exemple qu’il trouve à la fois chez Maurice Blanchot, et chez Li-Bo : une cloche suspendue, sur laquelle « une neige, légère, tombant sur elle, suffirait à faire vibrer ». Ainsi, nous comprenons mieux les différents aspects du son fade, ou plutôt de la posture fade (souple et centrale) qui s’annonce comme une posture d’écoute.

Le son fade se saisit dans un procès. Il vit, il meurt, il dépend d’une circonstance d’émission. Il suppose une attitude réceptive particulière, mais en aucun cas ne s’impose ou ne prend en otage l’écoute de l’auditeur. La sonorité fade est une sonorité qui n’est pas à son comble, au contraire d’un son qui dévoilerait tout son potentiel dans une intensité saturée. La sonorité fade est une sonorité de « restes de sons », de sonorités à peine rendues, incomplètement actualisées qu’un travail d’écoute, de mastication pourra déployer. Par là même, « toute musique qu’on exécute ne représente qu’une extériorisation particulière et figéeFrançois Jullien, Éloge de la fadeur, op. cit., p. 67. ». Le son fade est un son discret mais expansif (concrètement et perceptivement), il force une posture d’écoute : ces sons persistants, imaginés ou toujours présents matériellement dans nos oreilles. « Saveur ou sonorité (…) que leur réserve ouvre au devenir : ce qu’elles perdent en manifestation physique, elles le gagnent en présence spirituelleIbid., p. 63.. »

De ce fait, l’ « esthétique des restes de sons » doit s’envisager comme un refus d’exploitation maximale du son. La musique fade se caractérise par la possibilité de saisir les sons les uns après les autres. Elle suppose une construction qui respire, où chaque son naît du silence et retourne au silence (harmonie du monde). En effet, deux sons trop proches dans leur émission rentreraient en confrontation, donc laisseraient supposer une certaine partialité compositionnelle et par là même, mettraient l’auditeur dans l’impossibilité de s’imprégner complètement de chaque son. Au contraire, les mesures de la composition fade sont espacées, les sons peu nombreux et le rythme réduit. Le motif de la « fadeur » défait le son d’une temporalité continue où la succession et la progression (harmonique) seraient de mises. Si les sons ont une relation entre eux, il s’agit d’abord d’une relation de matérialité.

Par ailleurs, nous pouvons noter une certaine attention ou contamination du « fade » à l’instrumentation : un seul instrument est préféré, avec peu d’accompagnement, mais surtout, les cordes peuvent être distendues, le fond des instruments non jointé, et ce, dans le souci de rendre disponible des sonorités expansives. Nous voilà encore très loin de notre manière occidentale de concevoir la musique où l’exploitation maximale, la profusion instrumentale et harmonique, et la virtuosité… sont les maîtres mots.

Le son fade, c’est un moyen de penser la matérialité du son dans toutes ses dimensions : « c’est le corps qui est ici en jeu ; le corps, donc le geste. (…) Le travail de l’écoute, conçu comme productivité compositionnelle, cesse alors de pouvoir être réduit à l’oreille : on écoute aussi bien par l’œilDaniel Charles, « l’écriture et le silence », Gloses sur John Cage, Paris, Desclée de Brouwer, Arts et esthétique, 2002, p. 205.. » La « fadeur » appliquée aux sons nous enseigne que chaque émission de sons est circonstancielle. Elle n’est pas seulement auditive, elle dépend d’un « site » et d’une « occasion ». En effet, la circonstance d’émission est toute entière présente dans la matérialité du son fade.

 

Circonstancielle

Dans une certaine mesure, si l’on déplace le motif de la fadeur vers une pensée musicale contemporaine, composer devient alors une proposition de « position centre » pour l’auditeur, et pour le musicien.

Il faut comprendre cette position centre comme une alternative à la position auditeur-scène calquée sur les modèles de l’église (fidèles/autel) qui suppose la mise en place d’une estrade (il faut questionner cette condition sine qua non arbitraire à l’émission du son). De plus, d’un point de vue compositionnel, cela suppose nécessairement d’éviter toute application violente d’un plan raisonné a priori. La pensée chinoise nous enseigne un certain respect de la sonorité, sa saisie profonde et courtoise, qui n’est pas sans rappeler une proposition de J. CageOn sera sans doute étonné de ne voir apparaître John Cage qu’à ce moment de l’exposé, car finalement il ne pourrait être que question de lui dans cet article. : « laisser son désir de contrôler le son, détacher son esprit de la musique, et promouvoir des moyens de découverte qui permettent aux sons d’être eux-mêmes (c’est moi qui souligne) plutôt que les véhicules de théories faites par l’homme, ou les expressions de sentiments humainsJohn Cage, Silence, Middletown, Connecticut, Wesleyan University Press, 1961, p. 10. ».

Mais encore, l’émission d’un son est, comme nous l’avons vue, circonstancielle. « Composer » devient alors la proposition d’une circonstance d’émission. « Composer signifie seulement suggérer à l’interprète la possibilité objectivement réelle d’une action, c'est-à-dire ouvrir un espace de jeuDaniel Charles, « Nature et silence », in Gloses sur John Cage, op. cit., p. 22.. » De ce fait, « on sort ainsi d’une logique du modelage (celle du plan modèle venant informer les choses) aussi bien que de l’incarnation (une idée projet venant se concrétiser dans le temps) pour entrer dans une logique du déroulement : laisser l’effet impliqué se développer lui-même, en vertu du processus engagéFrançois Jullien, Traité de l’efficacité, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 1996, p. 34. ».

La matérialité diffuse du son et la réception « courtoise » qu’elle suppose, nous permet d’envisager une posture compositionnelle différente, qui ne peut pas se satisfaire de manipulations conceptuelles de type « harmoniquo-mathématiques » a priori, mais plutôt de manipulations qui mettent en jeu le corps entier. Manipulations que je qualifierai de « plastiques », « bricolages décontractés » autour de la matérialité sonore qui se répand et dont le relevé des gestes reste à écrire. En effet, l’efficacité chinoise nous propose d’envisager, d’une part une forme d’écriture « circonstancielle » qui consiste à proposer une situation expansive (site et moment), et d’autre part une forme « circonstanciée » qui est une réponse objective à l’émission d’un son expansif sur le motif. L’objet sonore fade est à un niveau substantiel polyvalent qui semble nécessiter une certaine « gymnastique » de la part du compositeur ou de l’interprète, où les notions de modifications qualitatives et quantitatives se trouvent remplacées par les notions plastiques désormais opérantes dans le domaine de la musique de perturbation, confrontation, brouillage, hésitation, dissimulation…

 

Faire la peau

Le motif de la fadeur nous a d’abord intéressés parce qu’il nous permettait d’envisager une autre approche de l’ « objet sonore ».

Comme posture esthétique et poïétique, nous l’avons vu, le son fade est un son qui privilégie sa matérialité, où la manifestation physique (le signal) et la manifestation conceptuelle cohabitent. Il n’est pas dépendant d’une dichotomie trop hâtive entre le signal (qui se mesure) et l’écoute (apparence subjective de l’objet sonore). « (…) L’acousticien vise, en fait, deux objets : l’objet sonore qu’il écoute, et le signal qu’il mesurePierre Schaeffer, Traité des objets musicaux : essai interdisciplines, pierres vives, Paris, Édition du Seuil, 1966, p. 269.. » Il remet ainsi nécessairement en cause le contour linéaire du temps susceptible d’en rendre sa forme, et qui, finalement ne revient à rien d’autre qu’à proposer la « carotte » d’un son-bloc. Quant au voile de Pythagore, supposé à toute manifestation subjective, le voilà sérieusement remis en cause : le son fade traîne avec lui la circonstance de son émission : tactile, visuelle ou audiovisuelle, son odeur, sa chaleur… Représenter l’ « objet sonore » fade, c’est faire des ronds dans l’eau. C’est penser le son fade comme une intensité dont les déplacements « en milieu élastique » seraient comme « une chaleur qui se répand ». Posture toute différente à celle préconisée par P. Schaeffer, car s’il s’agit toujours de « viserIbid., p. 268. » dans un double mouvement de saisie matérielle et spirituelle (objectivante), il n’est pas question de réduire la vie du son à des a priori conceptuels (même s’ils sont très utiles à tendre vers du « musical »). Pour autant, le motif de la fadeur ne fait pas de l’objet sonore un état d’âme. Au contraire il le rend à sa dimension empirique : l’air est le conducteur du son et la contamination de son à son est une relation de conduction. C’est le beurre qui se diffuse lentement sur son carton dans une installation de J. Beuys (objet fluxus) si l’on veut. Une matérialité en devenir, qui nous permet d’envisager une forme d’écriture à l’aide des Arts Plastiques.

Or, il semblerait que P. Schaeffer avait déjà manifesté une telle intuition dans son second journal de la musique concrète : « Une nouvelle branche de la musique doit-elle être tournée vers les Arts plastiques et s’en inspirerPierre Schaeffer, À la recherche d’une musique concrète, Paris, Éditions du Seuil, 1952, p. 183. ? » Cependant il sollicitait des spécialistes en Arts Plastiques « habiles à l’abstraitIbid., p. 163. ». Une telle requête suppose une analogie entre la composition musicale et une œuvre plastique autonome, pérenne, unique, et matérialisée sur un support avec laquelle elle fait corps. Or, l’objet sonore envisagé à l’aide du motif de la fadeur nous conduit à une autre conception de la plasticité. Il s’agit plutôt, dans un même moment, de prendre en considération les notions de devenir, de processus, mais aussi de relation à la chair dans l’émission d’un son, et de présentation de cette chair : celle de l’exécutant, de l’auditeur, du son mais aussi du temps sans doute. Bref, peut-être s’agit-il de faire la peau à la musique.