COMPOSER LA RENCONTRE
intervouïe
INTERVOUÏE AVEC MARLÈNE RIGLER

Marlène Rigler a eu pour délicate mission de « préparer le terrain » du nouveau centre d'art de Montreuil, le 116. Cet entretien aborde les points essentielles de cette démarche, toujours en cours : Concevoir une exposition inaugurale, proposer une façon de penser « un centre d'art », composer avec des institutions en place, ou comment toujours donner une place à l' « Autre ».

TÉLÉCHARGER L'ARTICLE AU FORMAT PDF

Connaissant Marlène Rigler pour avoir exposé au 116, Frédéric Mathevet et Célio Paillard ont mené cet entretien avec la directrice du 116, centre d’art contemporain à Montreuil (93). Une discussion informelle a permis de dégager plusieurs questions, auxquelles M. Rigler a répondu par mail. Il y a eu ensuite quelques discussions pour préciser certains points avec elle.

 

L'Autre musique (LAM)

Quel devrait être l'engagement d'un(e) directeur(trice) d'un centre d'art contemporain aujourd'hui. Comment peut-il se manifester ?

 

Marlène Rigler (MR)
Diriger ou – plus encore – ouvrir un centre d’art à l’époque 2.0, c’est bien plus que concevoir et réaliser des expositions. Il nous faut une démarche plus complète, au plus près de la société contemporaine. Bien loin du white cube, des œuvres mutiques et statiques, il nous faut adopter, en tant que directeurs-concepteurs-curateurs, une logique de projet – quelque chose de dynamique et de suffisamment ouvert pour accueillir une pensée polyphone, provenant de multiples horizons et pas seulement de celui de l’art contemporain et, surtout, une pensée portée par experts et amateurs au même niveau (au risque, bien réel que cette pensée soit parfois contradictoire). De par sa forme malléable, le « projet » est le format privilégié pour donner une place à l’Autre, sortir le spectateur de son attitude d’observateur afin de composer désormais avec lui – introduire l’imprévisible, la rencontre ; et ne pas avoir peur de l’échec d’une démarche – cela aussi, il faut pouvoir l’assumer en tant que directeur, afin de s’interroger sans cesse sur les formes, les propositions à montrer, sans jamais figer une esthétique particulière.

 

Bourdieu sommait l'art contemporain de sortir de l'ésotérisme dans lequel, selon lui, il se fourvoyait. Aujourd'hui encore, Nathalie Heinich (Le paradigme de l'art contemporain, 2014) démontre que la nécessité de l'explication des œuvres fait partie de la définition même du jeux de l'art contemporain. Le « curator » 2.0 (peut être que ce terme ne convient pas) a t-il pour mission « d'exotériser l'ésotérisme » ?

 

Parce qu’il y a un fort courant « ésotérique », voire obscurantiste dans de nombreuses institutions, on ne peut qualifier l’art contemporain, tant qu’il s’agit d’une expression réfléchie suivie d’une mise en forme consciente et précise pour devenir recevable en tant qu’œuvre, comme ésotérique. Je ne suis ici ni Pierre Bourdieu (bien exceptionnellement, son étude sur les fréquentations des musées est très pertinente), ni Nathalie Heinich, car les œuvres, tout comme le foot par exemple, ne fonctionnent pas grâce à une explication « coup-par-coup » et pièce par pièce ; il me semble qu’il faut créer, chacun pour soi, une entrée en jeu globale, l’apprentissage d’un langage qui est celui de l’esthétique. C’est là le rôle du centre d’art et du curateur : faciliter l’entrée en matière par l’échange et la communication, pas en expliquant ce qu’il faut voir. En revanche, je suis Jacques Rancière, entièrement, quant à l’égalité des savoirs, experts et non-experts, et à leur activation devant l’œuvre. Ainsi, « l’allégorie de l’inégalité » entre curateur et public, entre expert et amateur peut être palliée.

 

LAM

Y a-t-il des pratiques engagées de direction d'un lieu culturel ?

 

MR
L’art est d’abord une position, une posture, un engagement consistant à rendre visible ce qui résiste et à le placer au centre de l’attention par le biais de l’esthétique. La direction d’un lieu dédié à l’art procède de la même manière : rendre visible ce qui ne l’est pas, grossir le trait s’il le faut, et prendre position. Avoir une posture.

 

LAM

Qu'est-ce que nous pourrions imaginer comme « position » aujourd'hui ? Qu'est-ce qui résiste ? En quoi consistait dans l'exposition inaugurale du centre d'art municipale de Montreuil ta posture ? Que voulais-tu rendre visible ?

 

MR
Ici, d’emblée, il était évident qu’il fallait convier d’autres positions et d’autres voix au sein même de l’institution. Des artistes, bien sûr, mais aussi des chercheurs… Différents acteurs dont la démarche et les savoirs sont complémentaires à mon propre profil.

 

Pour la première exposition, il s’agissait de « préparer le terrain », littéralement, et d’aller à la rencontre non seulement des artistes, mais de ceux qui font vivre ce territoire, du côté du social, du politique, des associations, des collègues, des habitants… Le temps très court de préparation pour l’ouverture (à peine 4 mois) m’a contraint à avancer concrètement, dans le lieu même… Ma démarche de découverte et d’échange n’est pas limitée dans le temps, elle continue le centre d’art ouvert, celui-ci devenant objet de la discussion.

 

Une posture de partage, voire une posture participative ne peut se limiter au seul choix artistique. Elle commence, je crois, bien en amont, au niveau de l’institution même… Avoir instauré le « Quartier général » est autant une démarche structurelle qu’artistique ; elle permet de créer un « contre-poids » au sein d’une structure municipale.

 

LAM

L'engagement peut-il survivre aux enjeux politiques ?

 

MR
La politique semble dominer le milieu de l’art en France. Travailler, comme je l’entends, le rapport entre « art » et « politique » prête souvent à confusion : il est bien question du politique, comme vecteur social (Hannah Arendt), et non de la politique politicienne – celle d’un parti couleur rouge, bleu, jaune, orange, rose, violet ou vert, en quête d’électorat. L’enjeu actuel en politique est celui du territoire – dans un monde globalisé devenu infiniment complexe, un retour vers le « local », s’opère. Cela semble rassurant et dangereux à la fois : trop concentré sur le proche, on omet de penser les liens qui existent avec le lointain, car aujourd’hui, les registres « local-national-transnational, voire global » sont liés à tout jamais. Vivre – et créer – en réseau veut donc dire, penser de façon rhizomique, comme seul moyen pour porter un regard équilibré sur la réalité… Quel intérêt alors de se limiter à la seule échelle locale quand cela ne correspond à aucune réalité vécue par les membres de la société ? Il nous semble que la politique, notamment à l’échelle locale, pourrait profiter d’une vision du monde plus équilibrée, entre le local et l’international – à l’instar de la politique des centres d’art en périphérie parisienne…

 

LAM

Un centre d'art doit-il/peut-il défendre un engagement politique ?

 

MR
Bien évidemment. Mais on reste dans le politique, sans faire de la politique. On garde l’activisme à l’écart, ce qui n’empêche pas de le considérer comme une forme artistique et politique à part entière, très nécessaire à certains moments, pour appuyer certains processus de transformation sociale…

 

LAM

Peux-tu nous parler des raisons qui t'ont poussée à proposer à des anciens étudiants du cursus Speap de constituer le « Quartier général » ? Quelle est la position de cette structure dans le centre d'art ? Comment peut-elle faire l'interface avec le contexte du 116 ? Est-ce un projet « engagé » ? Un centre d'art peut-il être « utile », apporter quelque chose au quartier où il est situé, aux habitants, aux usagers ?

 

MR
Le Quartier Général (QG) est un groupe de chercheurs installé en permanence au 116. Actuellement, ils sont sept, d’horizons et de formation très différents. Dans une régie municipale (autrement appelé « régie directe »), on n’a pas de contre-pouvoir à l’intérieur de l’organisation, contrairement à une association qui diversifie ses ressources et ses sources d’influence… Il m’a alors semblé important d’implanter une autre présence au sein de cette institution assez monocorde – je crois fermement au pouvoir et à l’intérêt du dissensus : cela suppose l’existence d’un espace de rencontre où peuvent avoir lieu échange et négociation. Avec le QG, nous avons créé un véritable espace public polyphonique au sein d’une institution artistique municipale. J’ai pris soin de faire appel à des personnalités à profil complémentaire et qui ne se connaissaient pas forcément au début. Ce ne sont pas des commissaires d’exposition. Ils ne sont pas non plus engagés comme artistes au 116, quoique certains ont une pratique artistique. Ce sont des chercheurs qui proposent une autre façon de s’approprier le territoire – celui de l’art, par le biais de méthodes participatives, avec de nouveaux formats. LE QG est un espace d’expérimentation et de confrontation perpétuelle avec le contexte qui entoure le 116. Ils peuvent et doivent entendre de la critique et ils critiquent la direction artistique. L’échange est fructueux, laborieux, inédit surtout. Le QG fait vivre le 116 de l’intérieur. Il offre aux habitants des moyens de contribuer, de s’exprimer, de se laisser entrainer dans une expérience artistique commune. Avec le QG, nous abolissons la notion d’expert au profit d’un partage de savoirs et de compétences.

 

LAM

Est-ce aussi un moyen de partager le pouvoir pour ne pas être la directrice « toute puissante » d'un centre d'art ?

 

MR
Oui. C’est une instance de critique que j’estime nécessaire et qui vient de l’intérieur de l’institution. Elle aide à construire, à consolider et à être à l’écoute de ceux qui viennent visiter et participer.

 

LAM

Est-ce que finalement ce n'est pas tout le travail d'une exposition que d'organiser un « dissensus » généralisé ? Mais n'y a t-il pas des difficultés « micro-politiques » à les organiser ? Des « machines abstraites », pour reprendre un concept de F. Guattari, qui empêchent l'émergence d'alternatives ?

 

Par exemple les formes de gestions managériales qui s'imposent de plus en plus dans les institutions et qui rendent de plus en plus complexe une gestion pragmatique particulière comme celle d'un centre d'art (ligne de budget éclatée et ciblée, autorisations démultipliées, formulaire prédécoupé pour l'évaluation d'un projet...) ?

 

MR
Le problème qui se pose, de mon point de vue, se situe bien dans ce domaine là, celui du management mais, d’après moi, il s’articulerait plutôt comme cela : comment faire reconnaître aux métiers de l’art contemporain (artistes compris !) leur spécificité. Comment faire valoir un savoir mal repéré qui est celui, justement, de manager et gestionnaire, nécessaire pour faire fonctionner un centre d’art ? Ce ne sont ni les commissaires indépendants, ni les administrations publiques qui offrent ce type d’expertise… D’où le malentendu de penser que faire des expositions tout en gérant un lieu serait un métier bâtard, peu défini et qui, par conséquent, pourrait être exercé par des personnes sans réelle compétence en matière d’art contemporain. Pour faire fonctionner un théâtre, un cinéma, il faut bien disposer de connaissances particulières, propres à ce type de structure. En art, tout est permis. Et rien n’est assez professionnalisé pour l’instant.

 

Et, dernière question : quel directeur et quelle responsable dans le secteur artistique a réellement une formation de management, à la fois management d’équipes et de finances ? Il y a là un réel manque d’expertise. Le secteur de l’art reste, aux yeux de beaucoup, un secteur d’amateurs passionnés… D’où l’idée, in fine, de ne pas rémunérer les artistes !

 

Un autre exemple : prendre position vis-à-vis d'un artiste qui n'a pas été adoubé par le marché de l'art et toute la panoplie de critique et de texte qui vont avec ?

 

En tant qu’individu, on va spontanément vers les artistes qui nous intéressent personnellement, à la pratique très proche de nos considérations… C’est un exercice périlleux, car une exposition réussie ne devrait pas refléter un parti pris unique (celui d’un seul artiste, s’il s’agit d’une monographie, ou celui d’un commissaire), mais ouvrir sur un horizon de multiples points de vue… Rien de plus autoritaire qu’un dispositif visuel univoque ! Nous sommes obligés de composer avec la multitude, voire la contradiction entre différentes couches du réel (layers of reality), d’introduire une certaine complexité propre à l’art et au monde. Cela devrait nous motiver à chercher des artistes loin des courants médiatiques, afin d’éviter d’exposer toujours et encore des listes de noms propres (y compris celui du commissaire), mais de faire la place aux positions et aux postures artistiques en prise avec le réel qui sont, certes, moins glamoureux, moins faciles à saisir du premier coup d’œil, mais qui ont davantage de pertinence aujourd’hui.

 

LAM

Lors de notre discussion, tu parlais de l'engagement demandé aux artistes, comme aussi une sorte de déresponsibilisation des institutions… Peut-il (doit-il) y avoir un engagement à tous les niveaux ? Peuvent-ils se concilier ?

 

MR
Le champ de l’art contemporain s’est progressivement élargi – aujourd’hui, il englobe des pratiques annexes, complémentaires, des méthodologies détournées des sciences sociales, de l’histoire, voire de l’archéologie… Et du politique bien sûr. En tant qu’artiste, porter son intérêt sur cette dernière forme d’engagement traduit une posture engagée… On s’y retrouve, artiste et institutionnel, on va dans le même sens. Parfois les questions sont similaires, parfois nous pouvons y apporter un point de vue complémentaire du fait de notre angle de vue et de notre pratique différents. Pour moi, c’est dans l’entente aussi bien que dans le désaccord que se conçoivent les projets artistiques – dans un premier temps, on aura plus de facilité à aller là où l’on se sent rassuré, mais parfois, il est important de regarder ce qui fâche… Comme la Biennale de Berlin de 2012 sous la direction d’Artur Żmijewski par exemple… Il faut regarder de près et essayer de comprendre pour avancer dans sa propre pratique de commissaire ou d’artiste. La plupart des artistes montrés à Berlin n’étaient pas forcément dans la logique globale, très prononcée, de l’artiste-commissaire. Cela se voit, et c’est important de ne pas taire ce dissensus au sein d’un projet de monstration même.