ÉDITO
projet
ENGAGEMENT, RÉSISTANCE, USAGE SOCIAL PAR FRÉDÉRIC MATHEVET

L'art contemporain remettrait en cause toutes les conceptions antérieures de l'art. Il proposerait par là même un nouveau modèle, un nouveau paradigme (Heinich, 2014). L’œuvre, c'est-à-dire la proposition sensible que construit l'artiste contemporain, aurait une place primordiale dans ce nouveau modèle. Elle serait le lieu d'un travail d'interprétation, de découverte de significations, celles-ci appartenant tout à la fois aux intentions de l'artiste qui en amont ont nourri l’œuvre, et aux spectateurs qui questionnent l'expérience sensible que l’œuvre leur fait éprouver. Ainsi, l’œuvre d'art contemporain serait un outil de compréhension du monde parmi d'autres. Sa création serait indissociable d'un discours sur la société plus ou moins assumé. 
Mais s'il y a de l'engagement et/ou de la résistance dans toutes les pratiques artistiques contemporaines, quelles en sont les limites ?

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Chères lectrices et chers lecteurs,
c’est avec un très grand plaisir que nous vous proposons ce numéro 3 de la revue en ligne L’Autre musique.

 

 

« La fin du concept d'“art” en tant que tel marque le début du concept herméneutique d'“œuvre”1 Hans Belting, L'histoire de l'art est-elle finie ? Histoire et archéologie d'un genre, Gallimard, Paris, 1989, p. 49. . » (Belting, 1989 : 49) C'est par cette formule qu’Hans Belting énonçait dans son ouvrage L'histoire de l'Art est elle finie ?, les prémices d'une nouvelle ontologie de l’« œuvre » d'art. D'une part, il confirmait la disparition d'une Histoire de l'Art unique et linéaire, et d'autre part, il désignait l’« œuvre » comme le révélateur d'historicités multiples et individuelles. L’œuvre pose l'art comme un système parmi d'autres de compréhension du monde. Elle n'est désormais plus cristallisée dans l'immuabilité supposée d'un support et porteuse d'une vérité plus haute, mais elle se déploie comme un objet fragmentaire et provisoire mettant en scène l'historicité des formes artistiques et l'actualité du moment de leur création. Elle ne délivre plus de messages, elle inaugure au contraire une rencontre par laquelle elle instaure un « spectateur » avec lequel elle questionne le monde qui les voit naître tous deux. De ce fait, cette nouvelle distribution de l’œuvre et du spectateur fait de la pratique contemporaine de l'art, une pratique qui est devenue indissociable d'une proposition politique, au sens grec de politikos, c'est-à-dire d'une inscription dans la vie de la cité.

 

Le rayonnement discursif charrié par la mise en visibilité du travail artistique produit une certaine façon de penser la société, d'en accepter les données ou de les discuter. Mais, avant de rentrer dans les détails de ce discours politique sous-jacent aux pratiques artistiques contemporaines, il nous apparaît nécessaire d'insister sur la complexité des contextes d'énonciation, discursifs comme non discursifs, qui travaillent l’œuvre aujourd'hui. En effet, dans le champ de l'art contemporain, la rencontre entre l’œuvre et le spectateur ne se fait plus aujourd'hui sans médiation. Celle-ci paraît nécessaire pour définir et reconnaître l'art contemporain (Heinich, 2014). De telle sorte que l’œuvre contemporaine est traversée par plusieurs discours, énoncés à la fois par l'artiste, le marché de l'art qui promeut son œuvre, l'institution qui finance parfois en partie son travail et le spectateur qui dresse sa propre compréhension de l’œuvre à partir de ces discours et de sa propre réflexion.

 

Ainsi, lorsque Lucy Lippard écrivait en 1999 : « I'd say that the “political” artist makes gallery/museum art with political subject matter and/or content, but may also be seen calling meetings, marching, signing petitions, or speaking eloquently and analytically on behalf of various causes. […] Political art makes people think politically through images, but it may or may not inform the audience about specific events or solutions or rouse people to take action. […] “Activist artist”, on the other hand, face out of the art world, working primarily in a social and/or political context. They spend more of their time thinking publicly, are more likely to work in groups, and less likely to show in galleries, though many have ended up there2 Lucy Lippard, « Too Political? Forget It » , in Brian Wallis (dir.), Art matters: how the culture wars changed America, New York et Londres, New York University Press, 1999, p. 39 et 61.
« Je dirais que l'artiste “politique” fait de l'art de galerie/de musée dont le sujet et/ou le contenu est politique, mais qu'on peut aussi le voir organiser des meetings, des manifestations, appeler à signer des pétitions ou parler de manière éloquente et analytique au nom de certaines causes. […] L'art politique permet aux gens de penser politiquement par le biais des images, mais il n'informe pas sur des événements ou des solutions spécifiques et n'appelle pas non plus forcément à l'action directe. […] Les artistes “militants”, d'un autre côté, se tournent en dehors du monde de l'art, pour travailler essentiellement dans un contexte social et/ou politique. Ils consacrent davantage de temps à penser publiquement, sont plus susceptibles de travailler dans des collectifs et moins susceptibles de montrer leur travail dans des galeries, bien que nombres d'entre eux y aient finalement atterris. » Traduction Vanina Géré in « L'art politique et ses écueils », La vie des idées.
 », elle faisait un distinguo propice non seulement à une histoire contemporaine de l'art ou à une critique contextuelle avertie, mais aussi à l'apparition, dans le « régime de singularité » (Heinich, 1998) propre à l'art contemporain du discours politique lui-même, au sens cette fois de la politeia, c'est-à-dire interpellant directement les fonctionnements et les structures de la société. Si cette distinction peut paraître opérante, elle se fait de l’intérieur même des systèmes d'énonciation de l'art contemporain. Et comme de nombreuses pratiques qui se veulent ouvertement politiques, celles-ci oublient que ces systèmes d'énonciation sont régis par les propres codes de discours programmés de critique et de promotions commerciales de l'art contemporain.

 

Puis ce sont les institutions qui, à grand renfort de subventions, favorisent voire édictent une certaine approche artistique du territoire et des espaces sociaux. Interventions auprès de « publics défavorisés » ou ateliers artistiques en milieu scolaire, avec des objectifs souvent ambigus (pris entre l'ouverture culturelle et la promotion des valeurs morales du moment) forcent le projet artistique et la pratique de l'artiste à s'énoncer dans et à partir de ce cadre déjà constitué. Entre un contexte d'énonciation fait de ses propres codes et de sa propre économie et une demande de plus en plus forte de prendre à bras le corps les problèmes d'un tissu social fragilisé, l'artiste a t-il la place de formuler un engagement personnel ? Peut-il résister à tout un dispositif économique oscillant entre les subventions et les spéculations financières du marché de l'art ? Y a t-il une alternative aux usages imposés et formatés de ce que doit être une œuvre ? Telles sont les questions qui ont balisé ce troisième numéro de L'Autre musique.

 

 

Pour ce numéro comme pour les précédents, nous ne présenterons pas de réponses à des questions mais proposerons un parcours problématique pour dresser une cartographie (parmi d'autres possibles) de l'engagement en art. Pas de frontières strictes, pas de facéties de plans et de progression linéaire vers l'ultime argument qui résoudrait une fois pour toutes le problème. Car, comme toutes les questions, celles-ci devront être posées encore et encore pour faire apparaître des solutions temporaires, toujours à renouveler. Ainsi, comme nous l'avions proposé pour le précédent numéro, la revue offre des territoires à arpenter.

 

Dans la section « démantibule », vous pourrez déconstruire avec nous les données du problème « engagement, résistance et usage social » des pratiques polyartistiques et sonores contemporaines, « déambuler » parmi des œuvres et des réflexions dont le discours politique est évident ou chercher des solutions sur le fil, comme un « funambule » dans un milieu où l'art contemporain impose ses codes, ses contraintes et ses discours. Vous pourrez aussi entrer dans le « conciliabule » en lisant les différents entretiens que nous avons eu avec des professionnels de l'art (qui « ne font que ça » pour reprendre une terminologie de Marc Perrenoud) et à qui nous avons soumis le problème. Vous constaterez ainsi l'actualité des questions que nous soulevons dans ce numéro et, si vous êtes prêt à faire une escapade, vous pourrez « fabuler » avec nos auteurs dans notre dernière section et ouvrir de nouveaux possibles. En dernier lieu, lecteurs appliqués, nous vous invitons à vous ressourcer en allant farfouiller dans les « Fibules ».

 

 

Enfin, une précision pour tous ceux qui imagineraient la posture de notre démarche comme une posture facile, nous permettant surtout de faire notre propre promotion en nous auto-publiant : L'Autre musique est une praxis. Nous avions même tenté, dans un précédent numéro, le néologisme « écopraxis », pour insister sur l'action nécessaire à la construction et à l'appréhension de notre milieu. Fidèles à cette démarche expérimentale, les artistes-chercheurs de L'Autre musique n'ont pas hésité à expérimenter le terrain. Comme pour les précédents numéros, nous avons mis à l'épreuve nos pratiques artistiques sonores. C'est pourquoi vous pourrez nous rencontrer aussi au détour des articles de ce numéro, proposant des ateliers d'écologie sonore à une classe d'école élémentaire sur les bords bruyants d'un arrondissement parisien ou réfléchissant et participant à la création d'un nouveau centre d'art contemporain dans un quartier dit « populaire » de la banlieue parisienne. Parce que le projet de L'Autre musique exige de se retrousser les manches et de faire l'épreuve pragmatique des problèmes qu'il soulève, pour proposer une alternative à toutes les recherches en art et avec l'art telles qu'elles ont été pensées et faites jusqu'ici. La construction d'un nouveau paradigme polyartistique et sonore qui suppose qu'un autre monde sensible est possible. Nous avons un peu sué, mais ça fait du bien.

 

Bonne lecture à tous.

 

Bibliographie

 

Belting Hans, L'histoire de l'art est-elle finie ? Histoire et archéologie d'un genre, Paris, Gallimard, 1989.

 

Guattari Félix, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989.

 

Heinich Nathalie, Le Paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique, Paris, Gallimard, 2014.

 

Heinich Nathalie, Le Triple Jeu de l'art contemporain. Sociologie des arts plastiques, Paris, Éditions de Minuit, 1998.

 

Lippard Lucy, « Too Political? Forget It », in Brian Wallis (dir.), Art matters: how the culture wars changed America, New York et Londres, New York University Press, 1999.