SEXUATION DU MONDE ET CRÉATION
intervouïe
INTERVOUÏE DE GENEVIÈVE FRAISSE
PAR GÉRARD L. PELÉ

« Il est vrai que j’ai décidé non seulement d’habiter la contradiction mais aussi d’habiter la tradition ; c’est dire que c’est de l’intérieur de la tradition qu’il est important de poser un certain nombre de questions ». Dans cette discussion avec Gérard L. Pelé, Geneviève Fraisse expose son parcours philosophique et les enjeux historiques et contemporains de la place des femmes dans la création.

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L’entretien a été mené par Gérard L. Pelé après envoi des questions par mail. Le texte a été retranscrit au plus près de l’entretien et corrigé par Geneviève Fraisse.

 

LA CONTRADICTION

 

Geneviève Fraisse (GF)
J’avais noté que le thème du numéro est « résistance et engagement », c’est cela ?

 

GP

Ce n’est pas moi qui ai choisi le thème, c’est quelque chose qui est plutôt dans l’esprit de Frédéric Mathevet, qu’on peut considérer comme un artiste engagé… C’est une manière de travailler, comme il est enseignant en collège, donc avec des petits élèves, et de les faire participer beaucoup, donc il a une approche très pédagogique de son travail ; ça vient simplement de là et moi je pense qu’effectivement il faut qu’il y ait dans ce numéro des points de vue un peu contradictoires pour que ce ne soit pas purement le discours convenu sur l’engagement.

 

GF
Qui serait lequel ?

 

GP

On dirait qu’en fait c’est formidable, qu’on fait participer les gens, qu’ils deviennent coauteurs de nos œuvres…

 

GF

 

Tu me convoques sur la contradiction…

 

 

GP

Voilà, j’ai vraiment abandonné ce discours depuis assez longtemps, mais pas d’une manière théorique parce que je l’ai vécu pendant une dizaine d’années pendant lesquelles j’ai travaillé avec un plasticien, en tant que musicien… Dans cet esprit-là, dans ce cadre-là, c’était un atelier collectif, à Marne la Vallée, en plein dans les cités, dans les nouvelles constructions, et c’était la mission qu’on avait, de faire participer les gens et d’organiser des expositions où figurerait précisément cette population, disons plus ou moins éduquée sur les questions de l’art contemporain. Tout ça s’est fini par une quasi-fâcherie parce qu’au bout d’un moment je trouvais personnellement que l’on trompait les gens. On se servait d’eux, d’une part, mais que ce n’était qu’un prétexte, en fait, pour occuper un lieu…

 

GF
Oui, cela renvoie à une critique d’un certain militantisme affirmatif, avec une image du progrès, au fond, derrière tout ça… Alors, si tu viens me voir, tu me dis si j’ai tort, c’est pour ce qui m’apparaît de plus en plus clairement en ce moment, dans la période de travail qui est la mienne, c'est pour un papier récent – « Habiter la contradiction » –, suivi depuis par un autre « Voir et savoir, la contradiction des égalités », à la demande d’une revue brésilienne, pas seulement brésilienne mais à partir du Brésil… Il est très clair que ce qui a fondé mon choix de recherche, c’était la contradiction… Et elle ne passe pas, cette contradiction. La contradiction entre quoi et quoi ? Entre l'étudiante en philosophie à la Sorbonne en mai 1968, à l’âge de dix-neuf ans, guère plus, enfin c’était dans ma vingtième année, il n’y a pas plus iconique que ça et la suite, et ce qu’il y a derrière : dans le militantisme d’extrême gauche en France, ou l’année de ma maîtrise où je suis à Berlin. Partout je comprends qu’il y a une contradiction entre ce qui est posé comme désir, volonté, mécanisme d’émancipation des femmes, de libération, et le reste du monde en général, y compris dans le gauchisme… Tension, contrariété, contradiction : je subis la fameuse contradiction secondaire du marxisme . D'accord, vous faites la Révolution avec nous et après, on s’arrangera avec tout ça (cela n’a pas changé!). Ce que je teste ensuite dans mon travail, en publiant, en 1989, un livre qui s’appelle Muse de la raison, démocratie exclusive et différence des sexes ; « démocratie exclusive » est une formule importante… Je l’ai formalisée, conceptualisée comme tel… C’est parce que le lendemain de la Révolution, et même la Révolution elle-même, ne seront pas nécessairement accueillants à la demande de droits des femmes, à l’activité politique des femmes ; voir la fermeture des clubs, etc., on pourrait gloser là-dessus. J'écris alors ce livre pour comprendre par quels mécanismes se pose cette contradiction dans laquelle nous sommes encore. Toutes les émancipations ne se réalisent pas de façon synchronique, en même temps. D'où les contradictions. Et en ce moment, je retrouve les mêmes démarches ; à savoir qu’on ne va pas voir ce problème-là, qu’il n’y a pas de problèmes de ce côté-là ! Bien sûr, il y aurait la Révolution de tous, ou la Révolution du peuple contre les bourgeois, cependant que la sexuation du monde est une question qui doit rester anecdotique, ou « contingente » plutôt, pour employer un terme trouvé sous la plume de Slavoj Zizek ; une affaire contingente. Or je suis convaincue, de par la place que j’occupe comme être du monde, être située et intellectuelle femme, féministe, etc., que je rencontre cette contradiction, sans cesse ; elle se formule de différentes façons. Ainsi je réponds, enfin je crois, à ta remarque de départ : tout n’est pas simple dans la résistance ou dans l’engagement.

 

LE BANQUET

 

GP

En fait, pour la première question, je me souvenais d’une petite chose que tu as écrite, concernant justement la plus grande attention que l’on devrait porter aux philosophies anciennes… On fait comme si tout ça était parfaitement connu, assimilé, on a nos grilles de lecture, et il se trouve que je fais cette année un cours sur Le Banquet de Platon, et alors cette semaine je disais, à propos de cette femme (Diotime), après tout, est-ce que ça ne change pas tout, selon qu’on considère qu’il s’agit d’un personnage de fiction ou selon qu’on considère qu’il s’agit d’un personnage qui aurait réellement existé et qui aurait réellement rencontré Socrate ; nonobstant évidemment le fait que dans le récit qui en est fait elle reste mise à l’écart, mais est-ce un écart de premier degré ou de second degré ?

 

GF J'entends bien ta question ; c’est d’autant plus drôle que j’ai parlé du Banquet de Platon aux étudiants de Sciences Po où j’enseigne le mardi matin, à propos de la question de l’érotique philosophique et de l’Éros philosophe. Alors, deux réponses ; la première sur la méthode : il est vrai que j’ai décidé non seulement d’habiter la contradiction mais aussi d’habiter la tradition ; c’est dire que c’est de l’intérieur de la tradition qu’il est important de poser un certain nombre de questions. Je fais un cours sur les conditions de possibilité de la femme artiste, enfin de la création des femmes, à l’ère démocratique. Je repars des discours de Kant, de Rousseau, et aussi plus en amont. C’est une attitude prise depuis le début de ma recherche… D’abord parce que je suis philosophe, ancienne étudiante en philosophie, ancien professeur de philosophie, et que c’est de l’intérieur de la philosophie que j’ai aussi vécu la contradiction… Je raconte souvent qu’alors qu'étudiante, je lis Spinoza pour l’agrégation, incontournable Spinoza dans la pensée des dernières décennies, et je trouve aussi la contradiction, à savoir que je suis du côté du « délirant, de la bavarde et de l’enfant », donc du côté de ceux qui n’ont pas de raison. Ce fut une illumination négative d’une grande violence dans ce moment où j’étais agrégative.

 

Donc, pour cette raison là, il fallait remonter jusqu’à Platon et bien d’autres. Beaucoup de féministes ont su critiquer les philosophes, mais mon travail n’a pas été de les critiquer, plutôt de faire advenir ce qu’ils n’avaient pas vraiment pensé et qui est pourtant présent dans leurs textes, de prendre ainsi la mesure d'une absence d’objet de pensée ; je n'oublie pas Diotime.

 

Et deuxième réponse à la question : il y a de la pensée, mais laquelle ? Ce n’est pas simple… « Victimes des préjugés de leur temps », aiment à dire les commentateurs et autres historiens de la philosophie. Mais justement, non. Car, à chaque fois, l’essentiel de leur philosophie est concerné. Mon ambition est très, très grande (il ne s'agit pas seulement de la résistance et de l’engagement), ambition philosophique, en plus de l'émancipation politique, avec l'idée de démontrer que la sexuation du monde est à l’intérieur même de toutes les constructions, sociales et intellectuelles, pratiques et théoriques. C’est une vraie ambition qui se pratique à travers différentes approches, suivant mes angles d’écriture ou d’intérêt. Alors, en me plaçant à l’intérieur de la philosophie et de sa tradition, je vais poser la question du dérèglement. C’est le choix du « cheval de Troie » bien plutôt que de « l’affrontement ». Je ne fais pas la guerre de Troie. Je vais directement à la fin du récit, en m’introduisant à l’intérieur pour faire bouger les choses, et parce que ce sera plus dérangeant ainsi qu’en étant dans l’affrontement. Par ailleurs, je sais mener l'affrontement, s’il faut avoir une action dans la rue ou dans l’hémicycle, puisque j’ai connu les deux. Donc c’est important de reprendre cette tradition pour souligner ses disfonctionnements. Je me suis beaucoup amusée avec les étudiants à propos du texte de Kant, « Observations sur le sentiment du Beau et du Sublime », en tentant de leur montrer comment, justement, la différence entre le Beau et le Sublime se joue aussi bien avec l’image de la femme qu'avec la sexuation des êtres et, finalement, entre les femmes et les hommes.

 

Alors à propos de Diotime, je vais user de ce double niveau, le réel et l’image, ou le réel et la fiction. De même avec la servante de Thrace, cette fameuse figure de la servante qui rit parce que Thalès tombe dans un puits, parce qu’il regardait les étoiles au lieu de regarder à ses pieds. Cela fait vingt-cinq siècles qu'on raconte cette histoire, la vie prosaïque d’une servante et la distraction d'un philosophe incapable de regarder où il met les pieds. Ainsi ce sont des formes de pensée et de récit, où l'important est la répartition entre les sexes ; telle est ta question, me semble-t-il. Après, le troisième temps est d'imaginer la ruse dans l'exposition de cette répartition, question qui m’intéresse bien : beaucoup de choses restent en suspens, notamment celle du savoir de cette femme, savante par Socrate, ou dans la maîtrise de son savoir ? Dans les deux cas, c’est un savoir sous la forme de l’hétérogénéité. Alors, je n’ai plus besoin de m’occuper de l’histoire de l’exclusion, ou de l’inclusion dans la pensée ; la question posée est celle du maintien de l’hétérogène dans la philosophie ; que cet hétérogène soit fictionnel, réel, et même porteur d'un savoir. D'un savoir pour « eux », pour arriver enfin au plus haut à travers l’amour des corps qui est l’amour de ceci ou l’amour de cela. Et, en attendant, Diotime est placée à côté, elle reste hétérogène. Des féministes diront qu'à partir de là, un discours est tenu, subversif, et d’autres, au contraire, que le discours est exclu. On peut dire l'un et l'autre, mais on retiendra l’hétérogénéité de la position.

 

Cette forme-là se retrouve avec le chant des sirènes. Avec vingt-cinq siècles d’histoire du chant des sirènes, des cadres de répartition entre les sexes nous sont donnés suivant les époques, notamment l’époque démocratique, celle du féminisme… Je travaille sur l’égalité des sexes à l’ère démocratique, après 1800 (même s’il y a des moments de grande affirmation féministe comme celle de Poulain de la Barre au XVIIe siècle). Dans les répartitions données, on peut peut-être parler de ruse ; en tout cas une matrice nous est donnée. Si je prends le chant des sirènes, après celui de Diotime, on voit bien qu'entre le silence des sirènes chez Kafka et le chant à venir des sirènes de Blanchot, il y a quelque chose qui est en travail, à partir de ce qu'a donné la tradition. Car la tradition ne nous a pas fabriqué un destin définitif, on peut donc jouer avec. Et revenir sur ces figures, c’est se donner les moyens d’en jouer… Parce que, à ruse, ruse et demie, comme je dis d’habitude. C’est-à-dire : quel sera le plus rusé des deux… On retrouvera peut-être, là aussi, la tension à percevoir dans un engagement.

 

GP

En fait c’est évidemment ça qui m’intéresse, parce que j’avais bien sûr rédigé ce cours. Il est certain maintenant que je vais y introduire… Enfin le faire évoluer en y introduisant cette question de la fiction… Parce que, forcément, comme je m’en étais tenu à la doxa, je n’avais pas envisagé la question sous cet angle et du coup…

 

GF
La fiction, c’est ce qui permet que cela devienne une figure et cette figure, tu peux t’en servir n’importe quand.

 

LES FEMMES ET LE NU

 

GP

Oui, et j’ai même mesuré l’étendue de mon ignorance avec le deuxième point que je souhaiterais aborder : l’interdiction de la copie du nu.

 

GF
Alors, il y a nu féminin et nu masculin, et le fait de savoir de quel nu il s’agit est extrêmement complexe. Face aux variables, suivant les pays, et dans les trente ans de la fin du XIXe siècle, j'ai choisi de prendre la question dans son abstraction… C’est encore en chantier, un livre à venir. Je l’aborde de manière abstraite et philosophique, à savoir la copie du nu, car ce qui importe, c’est l’action de la copie plus que le nu lui-même… Mais la question du nu mérite aussi d’aller voir de près… d’un pays à l’autre… on recouvre le sexe masculin, on interdit de copier le nu féminin…

 

Pour le moment, on retient qu’il y a un problème avec le nu… Et ce problème, j'insiste, c’est la copie ; parce que c’est là qu’interviennent des choses bien plus intéressantes que les commentaires habituels, répartis de deux façons. Il y a ceux qui – on le constate encore en allant voir l’exposition sur le nu masculin à Orsay – tiennent un discours sur la bienséance du XIXe siècle, sur la morale, les mœurs pudibondes. Bon très bien ; je dirais que c’est une explication qui s’auto-explique. Et puis il y a l’autre analyse, comme une porte ouverte mais qui ne suffit pas, celle du nu comme représentation de la forme idéale, donc de l’idée du beau, d'un beau pas nécessairement accessible à n’importe qui, c’est-à-dire à n’importe quel sexe. Et puis il y a une troisième possibilité, ma proposition, qui écarte aussi bien la bienséance que la forme du beau pour indiquer que, derrière le nu et le beau, l'enjeu est celui de la vérité : la femme ne va tout de même pas copier la vérité! Et comme tu le dis très justement dans ta question, la femme est elle-même une copie… Oui, cela commence comme ça, l’histoire !

 

GP

Elle a même le double statut, elle est elle-même copie, d’autre part…

 

GF
Elle détient le savoir…

 

GP

Mais sacralisée en tant que modèle.

 

GF
Mais oui, c’est normal, parce que, regarde… Dans le texte sur le dérèglement, je cite le tableau (classique) de Gérôme, la Vérité sortant du puits… La Vérité qui sort du puits, c’est une femme nue. Or Gérôme est professeur aux Beaux-arts, et réticent, voire hostile aux nouvelles étudiantes… voir le petit livre de Marina Sauer qui fait le récit de cette entrée des femmes aux Beaux-arts de Paris.

 

Gérôme, le farouche opposant à ce que les femmes fassent, comme les hommes, la copie du nu masculin, le même Gérôme peut peindre la Vérité qui sort du puits comme une femme nue. Donc, si les femmes copient du nu, peuvent-elles continuer à être celles qui incarnent la Vérité, par leur propre nudité ? Et il y voit une telle contradiction qu’il résiste au changement avec des arguments tous plus limités les uns que les autres. Cette question est littéralement passionnante. Tout cela est contemporain de Nietzsche, introduisant Par delà le bien et le mal par un « Si la vérité est femme », prenant ainsi ses distances : on va déposer tout ce fardeau métaphysique, on va s’en débarrasser. Voilà donc la troisième possibilité d'analyse : il faudrait que les femmes n’accèdent pas à cette vérité représentée par la nudité, nudité qu’elles ne pourraient pas copier, d’abord parce qu’ainsi elles accéderaient à la vérité, ensuite, parce qu’elles ne peuvent pas se copier elles-mêmes, fut-ce à partir d'un corps nu masculin. Il y a comme une contradiction pour la pensée phallo-centrée. Mais, pour finir, tout le monde va oublier, car copier la vérité, au XXe siècle, n'est plus un enjeu. C’est ce que j’appelle le contretemps : on refuse aux femmes un droit, une conquête, au moment où cela ne va plus avoir d’importance.

 

GP

Mais, elles n’en sont pas moins soumises, parce que je me souvenais des récits que m’en faisaient mes professeures à la Fac d’Arts Plastiques qui étaient passées par les Beaux-arts à la fin des années cinquante début soixante : cette interdiction-là avait été levée, mais par contre les comportements qu’elles décrivaient s’étaient substitués d’une certaine manière…

 

GF
Oui, ce serait valable pour tout. Tu prends l’exemple de la députée, cette semaine, présentée comme une poule qui caquette, c’est-à-dire comme un animal… L'intéressant, c’est l’image, plus encore que le scandale de la chose.

 

GP

Oui, ce n’est pas le coq que Diogène présentait à Platon, mais…

 

GF
Ce n’est pas le coq mais c’est la poule, et qui, en plus, caquette, plutôt que de faire sagement son travail de pondeuse. Il aurait pu la représenter comme pondant son amendement… Or il la présente dans le bavardage, comme la bavarde de Spinoza. Si elle prend la parole, cette pauvre députée, elle n’est que dans le bavardage parce qu’elle n’a aucune autre raison d’être là . On peut se lever tous les matins en rencontrant tous les différents sexismes. Par exemple, récemment, c’était lors d'une soirée « culturelle » ; j’arrive à l’exposition « nu masculin » au musée d’Orsay, et une camarade, une femme que je connais du temps de mes fonctions politiques, me salue, c’est une relation amicale ; je connais aussi son compagnon qui me présente à une troisième personne en lui disant « C’est une militante » ; sa femme corrige « C’est une philosophe » ; alors je dis « C’est un travail » ; et à ce moment-là , il ajoute « Oui, mais de toute façon, quand on travaille sur ce sujet-là… » ; alors je l'interromps : « Tu vas dire une bêtise, je m’en vais. » Désormais, avec un peu de maturité, je ne vais pas m’énerver, je ne vais pas répondre, comme jadis, en voulant démontrer qu’on peut faire de la philosophie sur cette question-là, mais il est clair qu’il veut me voir dans l’action et non pas dans la pensée ; parce que cet objet-là (femmes, sexe, genre, égalité des sexes...), n’est pas un objet de pensée. On rejoint la question de la copie du nu. On conteste, depuis quarante ans, que ce que je fais renvoie à un objet de pensée. J’ai dû me battre au CNRS, et dans mes rapports scientifiques, face au soupçon de militantisme. Désormais, j’ai beaucoup d’ironie, assumée, mais il y a des moments où cela fragilise à l’intérieur, même si pas à l’extérieur !

 

Donc ce qui est arrivé aux étudiantes des Beaux-arts, se répète autrement, et s'inscrit dans une histoire longue. Il ne suffit pas d’arranger les choses, de permettre l’accès à... D'où ta deuxième question : quelle est la matière des barrières ? Tu essayes de comparer différents espaces. Mais il y a des obstacles spécifiques suivant chaque chose, d’où le quatrième point du « dérèglement des représentations », plutôt sur l’emboîtement : production créatrice, reproduction pour les femmes. On contestera, en effet, qu’elles puissent faire les deux choses en même temps. Mais, par ailleurs, les hommes parlent de la grossesse de leur pensée depuis vingt-cinq siècles ! sur ce sujet, il y a des barrières distinctes suivant qu’on est en art ou en philosophie.

 

Pour ma part, j’ai une proposition depuis longtemps, mais l’approche en est difficile : c’est celle de défaire l'argument que tout cela ne fait pas histoire. On met en doute que cette question d’égalité, cette reconnaissance de la sexuation du monde se transforme en historicité, que ça puisse être présenté comme faisant histoire. On en revient à Diotime et à son statut d'hétérogènéité. Car, inversement, dès qu’on est dans l’homogène, ce qui est somme toute la question de la démocratie, alors on institue des barrières ou des résistances, puis quand les barrières lâchent, comme l’enseignement supérieur pour les filles ou l’accès à la copie du nu ou autre, quand les barrières lâchent, d’autres instances de résistance à l'émancipation se mettent en place.

 

GP

Précisément dans le domaine de l’art, c’est un peu mon hypothèse parce que c’est un domaine qui serait moins protégé, naturellement protégé, si on peut s’exprimer comme ça, par le fait qu’on fait de l’art au moment où on vient au monde, tout simplement avec ce qu’on a sous la main, tandis que le domaine des sciences, et la philosophie, encore que l’on pense aussi dès qu’on vient au monde, mais les sciences, particulièrement, s’autoprotègent d’une certaine façon ; il y a peut-être moins à agir dans ce domaine que…

 

GF
Moins à agir dans le domaine de l’art ? Oui, je trouve ton idée tout à fait intéressante. L’histoire de la copie du nu comme exception, parce qu’on a affaire à l’institution?  Prenons la suite de mon texte : si tu es un écrivain – et Virginia Woolf le commente beaucoup – tu peux écrire sur le coin de la table de ta cuisine, tu peux écrire n’importe où. Pour l’art, il faut plus… Marie Bashkirtseff le raconte dans son Journal, et l’académie Julian a joué un rôle important, justement en s’ouvrant beaucoup aux filles, plus que ne le faisaient les institutions de la République… Donc elles ont besoin de certains moyens, et d'ailleurs ce sont les filles de peintre qui ont eu l'avantage, d’Artemisa à Rosa Bonheur, etc., grâce aux moyens matériels. Ce qui viendrait légèrement infléchir ta partition : je n’ai peut-être pas besoin de l’institution pour l’art mais j’ai nécessairement besoin de l’institution pour la science ; parce que c’est cela ta question. Cependant, tu vas rapidement la compliquer comme lorsque tu es confronté, comme aujourd’hui les femmes du spectacle vivant (cf leur association H/F) aux institutions culturelles, théâtre et cinéma… Car à travers la question du financement, de la répartition des postes, se jouent des possibilités matérielles (ou non) de pouvoir produire. Donc, d'accord pour mettre l’écriture, la philosophie et l’art accessibles dès notre première respiration, en même temps après, si tu veux réaliser quelque chose…

 

Je vais prendre un autre exemple : je rentre au CNRS en 1983, cela fait déjà une dizaine d’années que je fais de la recherche. Je vais arrêter ce que je suis en train de faire… pour écrire un livre sur Clémence Royer. On m’avait montré son introduction à un cours de philosophie uniquement destiné aux femmes, en 1860, je savais qu’elle était la traductrice de Darwin, mais elle ne m’intéressait pas parce qu'elle n’était pas révolutionnaire ; c’était une femme libérale-libertaire, comme on dirait aujourd’hui. Evidemment, j'étais plus attirée par les révolutionnaires de 1848, et tout le féminisme radical. Pourquoi écrire ce livre juste après mon entrée au CNRS ? Parce que je décide de rendre hommage à une femme autodidacte qui a eu, toute sa vie, le souci de trouver des moyens pour écrire, qui est reconnue par la Société d’économie, par la Société d’anthropologie etc., mais avec un statut « free lance », toute sa vie. 150 ans plus tard, je viens de finir la partie officielle de ma vie au CNRS, j’ai été payée pour, tous les jours, partir à la Bibliothèque Nationale et écrire à ma table. Donc, en 1983, je suis totalement consciente de cette possibilité qui m’est donnée en entrant au CNRS, comme une femme qui entre dans un atelier de peintre ou à l’école des Beaux-arts ou comme des metteuses en scène ou des cinéastes financées par des institutions culturelles… Sans cela, tu restes à écrire dans la rage comme dit Virginia Woolf. La rage l’emporte parce que les conditions de production ne sont pas assez bonnes. J’ai eu d’excellentes conditions de production. Après, ce que j’ai réalisé, produit, c’est à voir… Mais mes conditions de production, comparées à celles de Clémence Royer... Cette femme absolument insensée, aux multiples activités (avec lesquelles je ne suis pas nécessairement d’accord), est une femme libre qui trace son parcours dans le XIXe siècle, comme quelqu’un qui pense qu’il n’y a aucun obstacle pour philosopher ; et qui prend des coups...

 

GP

Ce qui pour moi démontre le dernier retranchement, le dernier camp retranché du côté des hommes, c’était par exemple, quand des artistes ont finalement réussi, comme Frida Kahlo, Louise Bourgeois, il y en a quand même quelques-unes, qui étaient à chaque fois présentées hors de leur condition, détachées de leur corps…

 

GF
Oui, et d’ailleurs cela correspond à un temps historique donné. Pourquoi dire cela ? Parce que, on peut comparer avec la philosophie. Ce que j’ai appelé le « choix du neutre », à propos d’Hanna Arendt et de Simone Weil, le choix du neutre chez les femmes de pensée, femmes qui disent « Cette question-là est intéressante, mais ce n’est pas une bonne question pour moi » ; des femmes peintres, des artistes diront de même. Je t’avais parlé de cette archive radio, je l’utilise dans la « nuit rêvée » sur France Culture, réalisée avec Christine Goémé : André Parinaud interviewe quatre femmes, pas n’importe lesquelles : Dora Marr, Viera da Silva, Germaine Richier et Leonor Fini ; et c’est extraordinaire parce que c’est l’homme, on est dans les années 50, et c’est André Parinaud qui dit :

« Ça pose un problème » ; « Non, non » répondent-elles ;

« Vous vous êtes vues comme… » ;« Non, non » ;

« Vous n’avez pas d’enfants, ça a un rapport… » ;« Non, non. »

 

C’’est extraordinaire de négation, mais je les comprends ; je ne les critique surtout pas,… C’est la génération de Frida Kahlo et de Louise Bourgeois, à quelque chose près, mais ce n’est pas la nôtre, ce n’est pas la mienne. C’est comme Simone de Beauvoir, détachée de son corps… C’est ma propre mère, professeure d’université, complètement détachée de son corps, toutes ces pionnières du XXe siècle qui semblent loin de leur corps, tout en produisant, éventuellement, un discours pour dire : « Circulez, il n’y a rien à voir. » Comme un moment historique : gagner la reconnaissance sans passer par la question du corps ; car quand on passe par la question du corps, je songe à Camille Claudel, la violence sociale est là ! On regrette vraiment que pendant trente ans elle ait été « empêchée », elle serait devenue une des plus grandes artistes de l'époque. Aussi Frida Kahlo a beaucoup souffert ; je suis allée dans sa maison à Mexico, on voit la mise en scène de sa souffrance, de sa douleur, de son handicap physique, etc.

 

GP

De son martyre, quasiment, car c’est aussi présenté de cette façon…

 

GF
C'est présent dans la maison, et comme j’avais vu la maison de Trotsky juste avant, à quelques encablures, et qu’il y a eu aussi l’histoire Trotsky/Frida Kahlo, on se dit qu'elle a payé de son corps… Et lui aussi, puisqu’il a été assassiné...

 

Mais, c’est vrai, ce que tu dis, elles vont être extraites, détachées. C'est pourquoi j’ai été extrêmement sensible à l’exposition des Papesses à Avignon, que je n’ai pas vue mais que j’ai approchée par le catalogue et autres moyens d’information… Cela commence avec Camille Claudel, puis Louise Bourgeois, Kiki Smith, et puis les jeunes artistes de la génération suivante. C’est Louise Bourgeois qui a eu l'idée et elle accomplit un geste étonnant, elle se retourne vers ce qui la précède. Donc pas de chronologie progressive, mais un salut à un point du passé, comme une généalogie à partir de Camille Claudel. C'est ce même geste qu’elle fait avec sa toute dernière œuvre, avec Eugénie Grandet. Elle retourne à Eugénie Grandet, à la maison même de Balzac. Elle crée du lien dans l'histoire, à rebours ; c’est très intéressant.

 

En effet, dans cette pièce de Louise Bourgeois, dans ce dernier geste artistique où elle vient à Eugénie Grandet, absolue contre-héroïne de l’émancipation des femmes du XIXe siècle, on peut voir un geste de provenance, pas de descendance mais de provenance ; il se réinscrit dans une historicité tout à fait libre. C'est un geste de liberté extraordinaire, comme si elle disait : « Voilà, je n’ai pas besoin de dire, je suis femme », mais dans la façon dont je le dis, je ne suis pas obligée de faire semblant comme ces créatrices, philosophes ou artistes, du milieu du XXe : « Circulez, il n’y a rien à voir ». Elle est beaucoup plus drôle, elle a de l'ironie, cette fameuse ironie de la communauté qu'est le féminin, comme le pointe Hegel. Je pense que l'artiste femme, Louise Bourgeois, assume volontiers l'ironie de la communauté…

 

Voilà, elle fait un pas de plus que les créatrices qui la précèdent… J’entends bien ta remarque sur le fait qu’on les reconnaît en les séparant de quelque chose, mais, à mon avis, l’histoire n’a pas fini d’être écrite. Prenons le cas de Frida Kahlo et de Diego Rivera, avant que ces artistes ne deviennent aussi iconiques. Il y a vingt ans, Diego Rivera l'emportait sur Frida Kahlo. Désormais elle lui fait de l’ombre, c’est assez drôle quand on regarde de près le machisme de Diego Rivera, une partie de la souffrance de Frida Kahlo.

 

LA QUESTION DE LA CRÉATION

 

GP

Du coup, ça amène effectivement à la question de la création. Moi aussi, finalement, j’essaie de penser un peu différemment parce que la façon habituelle de traiter de cela, c’est d’admettre finalement que nous sommes créateurs. Or, historiquement, ça n’est pas vrai ; c’est effectivement, peut-être avec Nietzsche en tout cas, que ça se fonde et que, par conséquent, ça réactive la partition entre création et procréation. Bon, c’est vrai qu’il y avait le schéma très simple où la femme avait cet avantage, si on peut dire, insurmontable d’être…

 

GF
Oui, on l’a évoqué tout à l’heure brièvement, la grossesse du philosophe est une tradition, qui commence avec Platon et va jusqu’à Nietzsche. Derrida en fait la lecture. Pour ma part, je souligne ce qui fut pensé comme une contradiction pour les femmes, production contre reproduction.

 

GP

On fait accoucher les hommes de toute façon…

 

GF
On fait accoucher les hommes de toute façon et, aussi, on ne va pas simplifier la partition entre les sexes. Diotime, on ne sait pas si elle a des enfants ou si elle n’en aura jamais, qu’elle soit réelle ou fictive. Dans la partition sexuée, il y a la question de l’enfantement. il peut y avoir la grossesse du philosophe comme la grossesse des femmes, on est d’accord… Donc il existe au moins deux types d’enfantement au regard d'une partition réglée. D’autres images que l'enfantement sont possibles, comme l’opposition muse/génie, ou encore Ulysse et les sirènes, etc. Continuons avec l’image du clivage production/reproduction.

 

Cette image est clairement visible dès la Révolution française, et surtout aux lendemains de la Révolution française. J'ai cité différents textes dans Muse de la raison, notamment le texte de Joseph de Maistre écrivant à sa fille. Sa fille Constance a vraiment envie de tout savoir, tout connaître, tout faire ; sauf qu’elle est née en 1800, et que son père, Joseph de Maistre, penseur réactionnaire (un révolutionnaire pourrait tenir le même propos), lui explique qu'il n’y a pas de génie féminin, que son génie à elle, c’est fantastique, c’est de pouvoir faire des enfants. Ainsi les hommes ont le droit d’être enceints, et quant aux femmes, il faut qu'elles comprennent que leur capacité à enfanter est une création géniale, et surtout une tâche exclusive. Rien de vraiment neuf sauf que, dans les lendemains de la Révolution française, au moment où on pense l'égalité, cette répartition symétrique a une finalité, celle précisément de freiner l'égalité. Double possibilité d'égalité, « le pour tous, donc la citoyenneté, et le pour chacune, donc la créativité ». Dans Muse de la raison, je déroule ces deux fils, le fil de la création et le fil de la citoyenneté, les deux inquiètent alors tout autant. Le droit au divorce, accordé en 1792 est une menace pour l'Etat, pense de Bonald, car faisant des femmes des sujets autonomes, on ouvre la porte à la citoyenneté future. Par ailleurs, ce que je nomme « la querelle des poètes », alimente le rappel au partage sexué : « Inspirez mais n’écrivez pas » dit le poète masculin à sa rivale.

 

À ces polémiques, s'ajoutent les discours des médecins : si vous créez avec la tête, ce sera inversement proportionnel à votre activité utérine, donc contradictoire avec votre destinée… Quand Joseph de Maistre, en bon père de famille, rappelle sa fille à l’ordre, on aimerait en savoir plus sur la réaction de la fille. C’est qu’il y a de la révolte dans l’air. Il y a la question ancienne, celle de la répartition des engendrements, et puis l'événement « Révolution ». Même si le monde bouge, l'ordre ne change pas : « Vous êtes des muses, pas des génies, vous êtes des procréatrices, pas des créatrices. » Rétablir la règle pour être sûr qu’il n’y ait pas de porosité, car avec l’ère démocratique, la porosité menace.

 

Je ne sais pas si tu as vu mon texte sur le monstre moderne, où on voit, avec l'histoire de Mary Shelley, de la création de Frankenstein, de la non création de la fiancée de Frankenstein, comment s'emboîtent production et reproduction… On retrouve cette complication aujourd'hui encore (c'est la fin de mon texte) avec l'exemple de Camille Laurens et Marie Darrieusecq. Alors, c’est plus que du dérèglement, c’est de l’entrechoquement. À cela s'ajoute une question, celle de la signature féminine, pour Mary Shelley, ou pour Madame de Necker, et encore au tournant de 1900, avec Colette, ou avec Catherine Pozzi. Alors mariée à Édouard Bourdet, écrivain de théâtre, celle-ci rédige, à sa demande, un petit écrit ; mais il ne voit pas pourquoi elle signerait. C’est que le nom de la femme n’est pas une évidence quant à la signature… Créer, c'est une chose, signer c'en est une autre. Est-ce qu’on est dans le fictif ou dans le réel ?

 

GP

Double création, parce qu’il y a création littéraire…

 

GF
Pour revenir à Mary Shelley… Elle est la fille d’une créatrice qui meurt en lui donnant naissance ; sa mère, Mary Wollstonecraft, grande théoricienne, figure très importante de la fin du XVIIIe siècle, cette femme donne naissance à Mary Shelley en disparaissant, après avoir laissé des traces de philosophe politique, ou alors d’écrivaine philosophe politique. C’est là où le réel commence, par la mort de la mère, qui est elle-même une créatrice. Ce que j’appelle l’entrechoquement entre création et procréation s'illustre ensuite dans la biographie de Mary Shelley, par delà sa naissance quand elle devient elle-même écrivaine ; comme une série d’emboîtements extraordinaires…

 

GP

Et puis une ironie un peu à la Louise Bourgeois, parce qu’elle casse le processus de reproduction du pouvoir masculin et… Je n’avais jamais pensé à cette lecture possible, et en repensant justement aux films qui se veulent plus humoristiques dès les années trente où on va donner à la créature (Frankenstein)…

 

GF
Oui, dans le texte original, on ne peut pas lui donner de fiancée. Mary Shelley décide de ne pas pouvoir lui en donner. Après on brode dessus, ce qui montre simplement que c’est un vrai mythe, car on peut en faire autre chose que le premier récit… En fait, le monstre c’est l’objet créé, c’est la création elle-même…

 

GP

Et l’objet littéraire est du coup lui aussi un monstre.

 

GF
Oui. C’est ce que je veux dire. Qu’enfante le sommeil de la muse (je pense à la sculpture de Constantin Brancusi) ? Un monstre, et le monstre c’est la création littéraire, bien entendu… Elle sait tout cela, et tu as tout à fait raison, il y a de l'ironie, comme chez Louise Bourgeois. Or, là où Louise Bourgeois était très forte, mais ce n’est pas à la même époque, c’est qu’elle semble moins prendre de coups, du moins, objectivement. Subjectivement, nous n’en savons rien, on verra quand on publiera ses journaux intimes ou autres documents. Mais elle n’a pas été punie, en apparence, de toutes ses transgressions, tandis que Mary, elle, l’a été sérieusement : elle perd ses enfants, son compagnon, enfin ce ne fut pas une vie très drôle… Elle n’est pas la seule. En revanche, extérieurement toujours, Louise Bourgeois semble échapper à la destinée d’une Camille Claudel, ou de toutes ces femmes qui ont payé cher leur transgression… Est-ce la génération de la deuxième moitié du XXe siècle?

 

GP

Dans le film sur Camille Claudel, il y a une chose à laquelle je pense, qui est au tout début du film quand elle va chercher de la terre pour faire ses sculptures plus ou moins clandestinement, et en fait c’est une figure d’enterrement, qui est celle que son frère obtient finalement…

 

GF
C’est une histoire effroyable !

 

GP

Je ne sais pas si le réalisateur a pensé à ça ; ou si c’est une de ces choses involontaires mais qui sont révélatrices…

 

GF
Ce que je pense, en t’entendant, c’est que tout n'a pas encore été mis sur la table de l’affaire Claudel. Pourquoi je dis cela? Parce que j’ai connu la période de redécouverte de Camille dans la fin des années soixante-dix, et je l’ai vécu comme une expérience. Elle était quasiment inconnue, Anne Petitot publie un premier opuscule et, depuis cette époque, on ne cesse de reprendre en compte l’histoire de Camille Claudel avec des angles, des approches différents. Tu as vu croître la présence de cette œuvre, en l’espace de trente-cinq ans… C’est incroyable ! Avant, au moment de sa découverte, c’est un codicille... Vous voyez la femme artiste dans l’ombre de Rodin! Et aujourd’hui, c’est, attention cher Rodin, vous n’auriez pas un peu copié votre élève ? A voir donc, comment les femmes sont « mises en place ». C’est pour quoi la décision de Louise Bourgeois de partir de Camille Claudel (dans l'exposition des Papesses à Avignon) aurait été un geste inimaginable il y a vingt-cinq ou trente ans. On ne l’aurait pas vue à cette place-là, on n’aurait pas osé imaginer une telle gloire… Gloire méritée, mise au milieu de l’histoire de l’art !… Je trouve ce renversement vraiment intéressant.

 

l’empêchement

 

GP

Alors pour finir, effectivement… Il y a malgré tout cette question qui est posée assez tôt, l’hypothèse d’une philosophie de l’esprit sans sujet, donc on revient finalement au point de départ, à la question du sujet/objet, c’est vrai que la science a donné cette idée, mais qu’en même temps les fondements de cette science, la cybernétique en l’occurrence, ont été complètement évacués : le véritable projet de la cybernétique, qui était bien cette question, a été complètement évacué ; on joue avec des petits robots, des petites machines, c’est très bien. Alors, l’idée, finalement, ce serait de savoir s’il n’y a pas chez certains hommes une sorte de neutralisation, à rebours, également comme certains anachronismes un peu comme des contretemps… Parce que je pensais que notamment, ce n’est pas seulement qu’on avait dit que l’activité utérine empêcherait la création, c’est qu'à cette même période, l’activité onaniste était également réputée mauvaise pour…

 

GF
Là, tu parles de la sexualité comme empêchement ; et non contre-indication. Côté subversion, j’y pense, je viens de voir Théorème de Pasolini ! Un garçon use de sa sexualité pour semer le désordre dans une famille père-mère/fille-fils/servante. C’est prodigieux… Donc il couche avec le garçon, il couche avec la fille, le père, la mère, la servante ; en conséquence, chacun va partir dans une déréliction singulière. C’est un film magnifique ! Une destruction créatrice de singularités.

 

Côté répression, il y eut ce film, il y a quelques années, magnifique : Magdalena’s sister. Une fille se fait violer, un jour de mariage, par son cousin ; enceinte, elle finit ses jours dans une institution. On peut détruire des êtres, comme Camille Claudel a été détruite par son internement, on peut détruire des êtres parce qu’il y a eu sexualité dans un moment « inadéquat », dans un rapport de domination.

 

La question de la procréation et de la création nous emmène ailleurs, du côté de l'empêchement. Comment freiner la construction, c’est-à-dire la création des femmes? Et là, les enjeux sont de l’ordre de la maîtrise symbolique, et non de la maîtrise réelle. C’est juste cela la différence ; et s'il y a analogie, il faut revenir sur la question sujet/objet. C’est vrai que, du Banquet à Freud, la question de la sublimation interroge non seulement l’Éros philosophe mais la sexualité en tant que telle dans le processus de sublimation ; d'où la différence entre Platon et Freud. Ensuite, il faut voir où se place l’hétérogénéité dont nous parlions au début. On rencontre alors l’hystérique ; et le sujet devenu objet. L’hétérogène sera ce corps de l’hystérique qui est la matière. On passe de Diotime à l’hystérique, et l’hétérogène est maintenu. Mais nous savons aussi très bien que ces hystériques, en tous cas certaines, sont devenues aussi des sujets, loin d'être seulement des objets. Aussi, au même moment, l’histoire de l’art prend acte d'un objet devenant sujet, telles Suzanne Valadon, ou Berthe Morisot, exactement quand le modèle prend le pinceau, s'en empare. À ce moment-là, c'est amusant de noter d’autres emboîtements ; Suzanne Valadon se peint beaucoup elle-même, en autoportrait, et même elle se peint nue, face à ses seins nus, ce qui est une image assez exceptionnelle au début du XXe siècle.

 

Donc, dans ces cas-là, il y a de la transgression. La création symbolique c’est de la transgression. Aussi quand on met des enfants au monde. C'est une expérience, que je connais, de passage à la limite. Quand quelque chose, un (être!) sort de ton corps, c'est un passage à la limite. En revanche, dans l'opposition à la sexualité non normée ou transgressive (provocation ou crime), il faut simplement maintenir l’état de la société comme il est. Le passage à la limite, impliquée par la création rejoint l'histoire de l'ironie, elle défie l’organisation sociale. Certaines passent à travers les mailles du filet ; d'autres non… Dans l'histoire de la création artistique, les femmes payent un lourd tribut.

 

GP

Il y a des conduites qui sont celles d’hommes qui vont sur ce terrain d’une transgression fondamentale, nécessaire, qui a toujours été réputée celle de la femme, l’hystérie, par exemple.

 

GF
Mais bien sûr ; il est certain que le dérèglement des représentations, il est même certain que l’entrechoc des représentations, production et reproduction, sont des portes ouvertes pour les deux sexes. Ça ne dérègle pas que pour les femmes. Je pense à un magnifique passage de Gertrude Stein, au début de l'Autobiographie de tout le monde (Everybody’s autobiography). Elle continue l’histoire de Virginia Woolf, répondant elle-même à Nietzsche : « Oui – elles vont s’expliquer, elles s’expliquent encore sur leur propre compte – mais elles vont avoir accès à l’universel, et alors… » Elle aussi, Gertrude Stein est dans l'ironie. Elle écrit son autobiographie via Alice Toklas, sa compagne, qui a aussi fait un livre, Alice’s cookbook, un livre de cuisine, puis elle publie l’ « autobiographie de tout le monde ». Tout cela, c’est toujours pour raconter sa vie à elle, on le sait. Ainsi donc, au tout début du livre, je trouve cette remarque : au XIXe siècle, les femmes racontaient leur vie, écrivaient sur leur histoire ; et elle ajoute : au XXe siècle, c’est le contraire, ce sont les hommes qui se penchent sur eux-mêmes… Elle continue l'analyse, initiée, à mes yeux, par Nietzsche et Virginia Woolf. Vingt lignes, écrites en 1940, vingt lignes où elle pense à nouveau la répartition des places entre les sexes. Quand j’ai trouvé ce passage, je me suis dit, elle répond à ta question, elle voit le dérèglement pour tout le monde, mais pas au même moment. Alors, dans l’art aujourd’hui, cela part dans tous les sens. Les jeunes créatrices sont plus libres, par delà ma génération, celle d'Annette Messager, Cindy Sherman et autres qui ont produit des avatars des corps de femme. Elles voulaient échapper à l'explication justement. Maintenant, le dérèglement opère dans tous les sens ; donc, ça libère les hommes aussi ; cela change complètement la donne…

 

GP

ça lève un certain nombre d’interdits aussi ; il y a des interdits symétriques pour…

 

GF
Oui, tout à fait ; le dérèglement est pour les deux… C’est quelque chose que je ne développe pas, c'est un travail pour d'autres !… C’est vrai que cela lève des interdits… Mais ce n’est pas du côté de la sexualité, vue comme identité, que c'est le plus pertinent… Ce que disait le documentaire d’un réalisateur allemand, cité dans mon article, diffusé après le film sur Camille Claudel : « La muse, c’est n’importe quoi, maintenant. » Effectivement, cette table sous nos yeux, elle peut être une inspiratrice. On est sorti des catégories rigides. Catégories qu'on consolide au lendemain de la Révolution française, pour être sûr que l’égalité n’aille pas trop vite, parce que « gardons nos privilèges ». Sauf que le temps démocratique fait son travail. Evidemment, les hommes y ont intérêt. En tout cas, cela crée des courants d’air. Mais sans histoire linéaire. Somme toute, la position de Levinas sur le rapport au féminin (l'altérité) est moins intéressante que la position de Platon introduisant les femmes par effraction (l'hétérogène).

 

GP

C’est ce que je disais au départ.

 

GF
Les penseurs du féminin du XXe siècle… Il faut lire le texte de Françoise Collin sur ces philosophes dans l’Histoire des femmes en Occident… C’est un peu pathétique leur féminin.

 

GP

Oui, en plus, Platon pratiquait ; il se reposait volontiers de ses efforts discursifs avec toutes sortes de jeunes gens, ce que ne faisait pas Levinas…

 

GF
Derrida et d'autres pratiquaient aussi, à la Platon, mais, là, c’est la question du réel. Quand on reprend Le Banquet – c’est comme Une chambre à soi de Virginia Woolf, je peux le lire trente fois –, je trouve quelque chose de nouveau. Et dans le rapport entre l’Éros philosophe du Banquet et la singularité de Diotime, à chaque fois, cela te redonne quelque chose à penser… N'oublions pas que Levinas est contemporain d’Hannah Arendt qui dit : « Je ne veux pas savoir que je suis une femme… » Après, dans le réel, elle aussi a pratiqué le dialogue, et de toutes sortes, avec Jaspers, Heidegger, avec ses conjoints, véritables interlocuteurs eux aussi. Dialogue philosophique, et dialogue charnel. Mais de cette pratique, elle ne peux pas jouer dans ses textes. Ainsi, à la dernière question que tu poses, on peut répondre que la conscience du « je » commence à peine. Louise Bourgeois en serait un très bel exemple ; Simone de Beauvoir est intéressante… Et puis les femmes littéraires jouent vraiment bien avec ça. Du côté des hommes, il faut m’aider, je n’ai pas assez travaillé ; mais quels sont les hommes qui sauraient jouer avec l'interlocution, à la fois réelle et théorique ? Dans la philosophie, en ce moment, personne, ils ont beaucoup trop peur. Ils disent : « Il y a de multiples genres », et l’affaire est réglée. Il faut refermer le couvercle, le remettre sur la marmite et dire : oui, oui, tout cela est déconstruit, oui, oui, il y a du trouble dans le genre. Et tout le monde est content. Peu de travail et un mode assez régressif, ce qui est quand même problématique. Ta dernière question est très importante mais il faudrait que je travaille plus pour trouver des auteurs, des créateurs.

 

GP

C’est déjà formidable parce que je craignais de ne pas trouver par quel… Quel questionnement pouvait…

 

GF
Non, ça marche très bien, tes trois questions, non ?

 

GP

D’autant que quand je t’écoute à la radio tu as un art consommé de répondre toujours par…

 

GF
À côté, l' « à côté »… Je n’ai pas un art consommé… Je cherche à donner de l’intelligibilité alors qu’on me demande d’être bête ; c’est-à-dire de me cantonner à l’opinion ; depuis quarante ans, j’essaie de dire, non, le féminisme, ce n’est pas seulement de l’opinion, mais de la pensée. Ainsi, je participe au forum de Libération sur la prostitution à Montpellier (novembre 2013) parce que la position proposée est adéquate, parce que l'important n'est pas de savoir si je suis pour ou contre la loi, abolitionniste ou réglementariste, mais de solliciter des éléments de pensée pour le débat. La réponse est « oui ». Et l'enjeu est de transformer des éléments de savoir, d'expérience, de connaissance, en intelligibilité pour un débat public. On veut des éléments politiques de pensée ou de pensée politique, on ne veut pas que vous donniez seulement votre opinion, qui serait celui de l’engagement, à savoir si je suis pour ou contre, quoi…

 

Or, ce n’est pas pour refuser prendre parti, je sais le faire, c'est par ambition de construire un espace d'intelligibilité. Et c’est vrai que, à la radio, j’ai tellement l'habitude, sur ce sujet de recherche, d'être renvoyée à l’opinion plutôt qu'à la pensée, que je me place « à côté ». C'est depuis mon affaire avec Spinoza en jeune agrégative, c’est depuis lors que je dis, je ferai de la pensée et non de l’opinion. Cela ne m’empêche pas d’être dans la rue ou dans l’hémicycle. Mais, c’est décourageant ce copain qui me dit avant-hier soir : « De toute façon, c’est du combat, une femme sur les femmes, c’est du militantisme. » Ah bon ? Donc cela ne peut pas être de la pensée, ni de la philosophie, c’est accessoirement de la démonstration ; oui, c’est accessoire (tiens je vais le noter) ; c’est de l’accessoire…

 

GP

De la même façon, on tourne tout plus ou moins en ridicule, enfin c’est très fréquent… En tout cas, pour les artistes, c’est le même procédé qui est utilisé, on ira même jusqu’à dire, oui de toute façon, c’est un homme…

 

GF
On est dans cette époque-là aussi. C’est pour ça que j’insiste sur le dérèglement, sur l'importance de dérégler de l’intérieur. sans doute au plus loin des pensées, comme notamment celle de Judith Butler ou de Monique Wittig, qui arrivent de l’extérieur en disant : « Je casse le système. » Inversement, si on proposait : « Je vais vous montrer comment l'ordre se détruit de l’intérieur, avec la question démocratique. »

 

GP

Le dérèglement n’est pas du tout la déconstruction…

 

GF
Ah non, je cherche à construire, à faire de la construction en apportant des éléments ; ce que je vais aller faire à Montpellier pour ce forum, c’est mettre sur la table trois ou quatre éléments.