ENGAGEMENTS SINGULIERS
intervouïe
INTERVOUÏE DE NATHALIE HEINICH PAR CÉLIO PAILLARD

La sociologue Nathalie Heinich étudie le monde de l'art et les pratiques artistiques contemporaines. Elle questionne ici plusieurs figures de l'engagement en « régime de singularité ».

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L'entretien a été mené par Célio Paillard, dans les locaux du CRAL à l'EHESS, boulevard Raspail, à Paris, en février 2014. Il a été préparé par une série de questions préalablement envoyées à Nathalie Heinich, qui n'a demandé aucun changement. Il a été enregistré, retranscrit et mis en forme, puis relu et corrigé (sans modification notable) par Nathalie Heinich.


LA QUESTION DE L'ENGAGEMENT


L'Autre musique (LAM)
Alors que la fin des avant-gardes a été depuis longtemps proclamée et qu'elle est largement admise, et que sont maintenant valorisées les pratiques artistiques personnelles, existe-t-il encore des formes d'art engagé ? Comment sont-elles appréciées dans le Monde de l'art contemporain ? Un artiste contemporain peut-il aujourd'hui s'engager dans sa pratique pour une cause extérieure à l'art ? Comment est-il alors perçu ?


Nathalie Heinich (NH)
La question de l'engagement est compliquée et je pense qu'il faut commencer par en clarifier les termes. On doit d'abord faire la différence entre l'implication et l'engagement au sens de l'intellectuel engagé, second sens qui peut être plus problématique et qu'on a parfois tendance à rabattre sur le premier, ce qui est une façon de le valoriser.


L'engagement au sens de l'implication, qui n'est que le fait d'être très investi dans son travail, n'a rien de spécifique au monde de l'art : il existe dans toutes sortes de domaines et est plutôt considéré comme une qualité. Se sentir impliqué et investi est aussi une ressource et une chance, car il est toujours plus agréable d'être impliqué dans ce qu'on fait que d'en être détaché.


Le deuxième sens, auquel on pense dès lors qu'on parle d'artiste engagé ou d'intellectuel engagé, remonte à une tradition du XIXe siècle ; il tend à faire aller de pair l'engagement politique aux côtés de ceux qu'on appelle aujourd'hui les dominés (qu'on appelait alors le peuple) et l'engagement dans un art progressiste : c’est ce qu'on appellera les avant-gardes.


Le terme-même « d'avant-garde », utilisé dans le monde de l'art, date du milieu du XIXe siècle. C'est à ce moment clé qu'on bascule dans ce que j'appelle le régime de singularité, un régime qui valorise systématiquement tout ce qui est innovation, originalité, individualité, ce qui est hors du commun, ce qui distingue, au détriment du régime de communauté qui, lui, valorise la convention, la reproduction des standards et tout ce qui est en commun.


L'émergence de la notion d'avant-garde est évidemment liée à cette montée en puissance du régime de singularité, qui amène une certaine élite d'artistes, en tout cas une petite frange d'artistes très avancés dans leur art, à être à la fois des marginaux, du point de vue social, et des progressistes, du point de vue politique. Cette configuration, à la fois esthétique, éthique (avec la dimension sociale et civique) et politique, est évidemment très satisfaisante pour l'esprit, très gratifiante et très séduisante, parce qu'elle conjoint ces trois dimensions du progressisme : être du côté des formes les plus innovantes en art, être du côté de ceux qui souffrent, et être du côté de ceux qui représentent le peuple, l'avant-garde politique, le progressisme, ou la révolution.


Elle a largement porté l'imaginaire de l'avant-garde artistique à partir de la deuxième moitié du XIXe et surtout dans la première moitié du XXe, mais ses réalisations effectives sont inversement proportionnelles à sa capacité de séduction. Il y a eu très peu de cas, dans l'histoire, de mouvements artistiques à la fois progressistes d'un point de vue esthétique et progressistes d'un point de vue politique. On peut citer le surréalisme et le suprématisme, mais ce fut très limité et très court. Par ailleurs, beaucoup d'artistes engagés politiquement travaillent dans des formes d'art considérées comme plutôt passéistes, comme ce fut le cas du réalisme socialiste, tandis que d'autres, engagés du point de vue du progressisme esthétique, donc de l'avant-gardisme, de l'innovation, sont en général assez peu suivis par les partis politiques et assez indifférents au militantisme.


Il y a là un exemple typique de distorsion entre une configuration imaginaire, très idéalisée, et la réalité des choses. Mais c'est normal, puisqu'on ne peut pas à la fois développer des formes d'art très innovantes, donc qui rompent avec le sens commun, et se retrouver en phase avec le goût populaire, qui est par définition celui de catégories peu cultivées, plutôt adeptes du sens commun, des clichés, des stéréotypes. Cette différenciation majeure fait que, traditionnellement, les formes d'avant-gardisme esthète sont plutôt favorisées et appréciées par une élite sociale de gens très cultivés, qui appartiennent plutôt à des milieux favorisés ou, en tout cas, très diplômés, alors que le militantisme politique progressiste va plutôt de pair avec des gens qui sont moyennement ou peu cultivés et qui apprécient peu l'avant-gardisme esthétique. Il existe des exceptions, mais elles sont numériquement très rares.


LAM
Comme certains militants actifs et professionnels, qui disposent d'un capital culturel plus légitime.


NH
Oui. Mais il ne faut pas confondre l'avant-garde des militants avec la masse des membres des partis de gauche. Par exemple, si on se penche sur l'histoire du parti communiste, on voit bien comment, pendant longtemps, l'esthétique officielle du parti était assez réactionnaire, en tout cas pas très innovante du point de vue des formes (le réalisme socialiste). Le basculement du côté d'une esthétique un peu plus moderne a été manifeste lorsque Picasso, qui était considéré comme un bourgeois réactionnaire avant la guerre, a été, après la guerre, adoubé par le parti communiste, notamment du fait qu'il y avait lui-même adhéré. Les partis qu'on peut qualifier de « populaires » sont dans une situation contradictoire, clivés entre le goût populaire, plutôt porté vers des formes esthétiques très traditionnelles, et l'avant-garde militante, est plus ouverte à des formes plus progressistes, qui mettent plus longtemps à être acceptées.


Les formes d'engagement qui conjoignent effectivement toutes ces dimensions sont assez exceptionnelles ; la seule œuvre de cet ordre qui, probablement, ait réussi à passer à la postérité, c'est Guernica, qui est à la fois un manifeste social, pour ceux qui souffrent, un manifeste politique, contre les puissances de l'époque, nazie et franquiste, et un manifeste esthétique, puisqu'on avait affaire à un art extrêmement novateur. C'est à peu près la seule œuvre que l'on puisse citer comme exemple. Quand on a dit ça, qu'est-ce qui reste aujourd'hui de l'engagement à forme avant-gardiste?


Avec l'art contemporain, le problème se pose de façon particulièrement aiguë. On sait bien que, étant basé sur le jeu avec les limites ou la transgression des frontières de l'art tel que le sens commun le conçoit, cette forme d'art est forcément assez peu appréciée dans les milieux populaires et tend à se couper d'une grande partie de la population, en tout cas de la population la moins cultivée, la moins présente dans le monde de l'art. Beaucoup d'artistes souffrent probablement de cette situation car, pour toutes sortes de raisons, ils peuvent avoir envie de se retrouver du côté de la marge plutôt que de celui du pouvoir, et donc plutôt du côté du peuple que des gens très diplômés ou très fortunés qui peuvent apprécier et/ou collectionner de l'art contemporain.


Alors ils essayent de développer des formes d'art qui les rapprochent du monde réel, des banlieues, des gens qui souffrent, des prisons, sans pouvoir réduire ce paradoxe qui fait que l'art qu'ils proposent, étant en rupture avec les conventions traditionnelles, est d'autant plus difficile à accepter par les gens dont ils essayent de se rapprocher. Cela occasionne une souffrance supplémentaire et c'est, en cela, un vrai problème.


Ça n'empêche pas un certain nombre d'artistes contemporains de produire de l'art engagé, bien au contraire. Il y a même aujourd'hui un genre de l'art contemporain qui intervient dans des banlieues, qui travaille avec des publics défavorisés, qui propose des véhicules pour sans-abri (Krzysztof Wodiczko). Il existe toutes sortes de façons de faire de l'art engagé au sens de l'intellectuel engagé.


La question qui se pose alors est : avec quelle efficacité ? L'efficacité proprement artistique est réelle, relayée par des intermédiaires de l'art (critiques d'art, commissaires d'exposition, galeristes, etc.) qui permettent à ces propositions artistiques d'être intégrées dans le monde de l'art. Ce genre de l'art engagé a ses défenseurs et bénéficie d'une vraie reconnaissance.


De ce point de vue, l'art engagé peut être une bonne façon – un peu cynique évidemment – d'entrer dans le monde de l'art et de se faire reconnaître comme artiste. Mais la question de son efficacité politique reste posée : dans quelle mesure des vidéos, par exemple, qui mettent en scène les problèmes ou la vie des gens défavorisés, aident-elles réellement ces gens ? Dans quelle mesure contribuent-elles à faire réellement bouger les choses ? C’est une question à laquelle je n'ai pas de réponse, et qui devrait être étudiée au cas par cas. Mais je n'ai pas le sentiment qu'elle soit réellement posée dans le monde de l'art, du moins si l’on observe la façon dont les critiques d'art rendent compte de ce type de propositions, ou dont les commissaires d'exposition s'en emparent ou dont les jurys de prix en parlent.


LAM
Comme s'il suffisait qu'elles aient une efficacité symbolique…


NH
Oui, elles se présentent comme des propositions politiquement engagées, ce qui permet en effet de s'insérer dans ce genre de l'art contemporain qu’est « l'art engagé ».


LAM

Ce peut être inefficace au point de vue politique, si on considère ce terme dans un sens générique, mais ponctuellement, qui sait, ça peut aider 2, 3 personnes.


NH
Oui : cela renvoie à la différence entre l'engagement politique, qui permet de faire avancer une cause, et l'engagement social, qui permet d'aider des personnes réelles, en chair et en os.


LAM
Il est intéressant de constater qu'on utilise le terme « progrès » dans des milieux différents, politique et artistique. Mais qu'est-ce qui permet de déterminer, dans ce cadre-là, qu'une pratique artistique est progressiste ou pas ?


NH
Cela tient essentiellement au verdict des spécialistes d'art : les critiques d'art, les conservateurs, les galeristes. En art contemporain, ça va de soi, puisque la règle du jeu, la grammaire de l'art contemporain est basée sur l'expérimentation des dépassements de frontières, l’expérience des limites. L'idée de faire quelque chose qui n'a pas été fait est a priori positive et garantit la possibilité d'introduire une proposition artistique dans le monde de l'art contemporain ; c'est une sorte de règle du jeu de base. Le travail des spécialistes (qui ont, par définition, la culture de ce qui a déjà été fait, car ils connaissent l'histoire de l'art moderne et contemporain) consiste à dire : « Oui, ça c'est novateur » ou : « Ça ne l'est pas » ; à distinguer, entre deux propositions apparemment novatrices, celle qui est intéressante de celle qui ne l'est pas ; à expliquer que si cette proposition peut ne pas paraître novatrice, parce qu'elle s'intègre dans quelque chose qui est déjà connu, elle y introduit un léger pas de côté, une innovation quelconque qui fait qu'on va la retenir. On peut y être plus ou moins sensible, la trouver plus ou moins significative, intéressante, et toute une série de critères peuvent s'y greffer, mais l'innovation est la condition première et sine qua non en régime de singularité.


Pour répondre à votre question sur qui décide de ce qu'est un vrai progressisme artistique, j'aimerais invoquer l'historien d'art anglais Alan Bowness, dont je cite très souvent la théorie des cercles de reconnaissance. Le premier cercle est celui des pairs, les autres artistes qui vont dire : « Ça c'est intéressant », ou « Ça ne l'est pas » ; le second est celui des spécialistes, en général plus liés au secteur public des musées, des centres d'art, des critiques d'art, des gens qui sont en général salariés (je parle ici des arts plastiques mais c'est le même phénomène en musique) ; vient ensuite le cercle relevant du secteur privé, les galeries d'art, les collectionneurs ; et puis le dernier cercle, le grand public, qui est le moins compétent, et qui arrive le plus tard dans le processus, mais qui est aussi le plus large numériquement. Le verdict des collègues, des pairs, des autres artistes est capital pour désigner, parmi les jeunes artistes émergents, ceux qui auront une chance d'être intégrés et de durer, avant même le verdict des intermédiaires professionnels.


L'ART ENGAGÉ


LAM
Comment ces différents cercles, en particulier les deux premiers, celui des artistes et celui des professionnels qui font tourner le monde de l'art contemporain et qui permettent l'offre et la diffusion des artistes, comment pensez-vous qu'ils réagissent à cette idée de l'art engagé ? Vous avez dit tout à l'heure que ce pouvait être une stratégie, envisagée d'une manière cynique et valoir comme une porte d'entrée vers le monde de l'art. Pourtant je me souviens que pendant mes études, il y a une quinzaine d'années, dire d'un artiste qu'il était « engagé » était assez dépréciatif. Mais il semble que ça a changé aujourd'hui.


NH
En ce qui concerne les arts plastiques, la notion d'art engagé est passée en une génération d'une connotation plutôt péjorative du point de vue artistique (inhérente à son passé lié au parti communiste et donc au réalisme socialiste, par conséquent à un art plutôt passéiste, traditionaliste, réaliste), à une connotation beaucoup plus positive, liée à une nouvelle génération qui n'a probablement pas connu l'histoire de l'art engagé au sens communiste, soviétique, etc., et vit l'engagement politique et social de l'artiste comme une façon de lutter contre sa coupure esthétique avec le grand public.


C'est aussi une façon de trouver une forme d'homologie entre sa position effective dans la société et sa position dans le monde de l'art, puisque les jeunes artistes sont en général marginaux, n’ayant pas encore réussi à s'intégrer vraiment dans le monde de l'art, et ayant des problèmes financiers, pour payer leur loyer par exemple. C'est pourquoi, n'ayant ni beaucoup d'argent ni beaucoup de reconnaissance, ils sont, d'un point de vue objectif, les homologues des gens qui sont les plus dominés dans la société, les chômeurs, les ouvriers, les immigrés. Donc ils se sentent en affinité avec eux, par une forme de solidarité de classe entre des artistes pauvres et des pauvres qui ne sont pas artistes. On peut alors penser l'engagement des jeunes artistes comme une façon d'intégrer dans leur art, dans leur travail d'artiste, cette proximité objective avec les milieux les plus défavorisés.


Ce n'est donc pas seulement une stratégie cynique pour se placer sur un créneau qui est devenu porteur, mais c'est une façon de donner une cohérence et une justification politique à une situation sociale très problématique. Quand on est pauvre, pas reconnu, transformer ce sentiment d'indignité en une cause politique d'engagement aux côtés des démunis est une façon de redonner une dignité à sa position momentanément difficile, faible et dominée. C'est aussi un moteur très fort du désir de s'engager. Si l’on faisait des statistiques sur les artistes les plus engagés politiquement, je pense qu'on n'aurait pas de mal (c'est une hypothèse, mais je suis prête à parier qu'elle est juste) à montrer que l'engagement est plus fréquent quand on est jeune, et qu'il tend à décroître avec l'âge. Il me semble que peu d'artistes d'un certain âge, bénéficiant d'une certaine reconnaissance, continuent à produire de l'art politiquement engagé. C'est une forme de retraduction artistique d'une position sociale défavorisée qui met les jeunes artistes en affinité avec des catégories qu'ils ont envie de défendre à la fois politiquement et artistiquement.


LAM
Au-delà de tout cynisme, le simple fait de se nourrir, de reconvertir, de transposer sa situation sociale et de s'y engager de manière artistique, de lui donner une forme esthétique détache l'artiste de son milieu et peut lui apporter de la reconnaissance (artistique). Pourquoi, à votre avis, les artistes installés s'engagent moins> ? Est-ce parce qu'ils seraient mal vus, ou parce que ce n'est pas la question, qu'ils sont déjà passés par là et que maintenant ils font autre chose ?


NH
Les deux. La sensibilité à des situations de difficulté sociale est particulièrement forte quand on est jeune puisque, à cet âge-là, on est souvent dans ce genre de difficultés ; or c'est très difficile de travailler et de construire un langage artistique sur quelque chose qui ne vous touche pas, ou vous touche moins, personnellement. C'est donc tout à fait normal que les gens qui n'ont plus de problèmes (financiers, de reconnaissance, etc.) se sentent moins impliqués, pour reprendre la première acception de l'engagement, dans la défense des gens qui sont dans ces situations-là. C'est assez logique que les artistes soient amenés vers d'autres types de préoccupation, peut-être plus formelles aussi. Il est également vrai que, du point de vue de la reconnaissance, l'art engagé, étant plutôt connoté comme un art de jeunes non encore reconnus, ou encore peu reconnus, n'est pas forcément un bon créneau, d'un point de vue purement utilitariste, pour un artiste déjà reconnu. Tout se mélange : certaines préoccupations qui peuvent paraître cyniques, en tout cas intéressées, de reconnaissance par le milieu de l'art ; d'autres, authentiquement idéalistes ; ou encore des préoccupations personnelles, qui ne sont pas de l'ordre du cynisme mais du besoin de donner un sens et une valeur à sa situation.


Je refuse pour ma part l’enfermement dans un discours où l’on serait, soit dans l'idéalisation de l'engagement, merveilleux, désintéressé, altruiste, soit dans la dés-idéalisation, parce que ce serait quelque chose de purement cynique et intéressé, pour faire carrière. Les deux coexistent, ils ne sont pas du tout exclusifs l'un de l'autre dans la pratique, même s’ils sont antinomiques sur le plan logique. Mais il y a en plus une troisième possibilité, qui est ce besoin personnel de donner du sens et de la valeur à une situation objective que l'on vit – un besoin qui est tout à fait digne d'attention et de compréhension.


LAM
Ce rapport entre personnel et objectif est aussi très intéressant par rapport à ce que vous disiez sur la logique de singularité. Celle-ci me semble être difficilement conciliable avec un engagement collectif. N'est-ce pas la prééminence de la singularité qui fait glisser l'engagement de sa dimension politique vers son sens d'implication ?


NH
Je reprendrai ici le titre d'une des parties de mon livre L'Élite artiste, « Comment être plusieurs quand on est singuliers ? ». Il est toujours difficile de construire un collectif en régime de singularité, y compris lorsque c'est un collectif politique. Mais on peut donner une réponse simple, indépendamment du monde de l'art proprement dit : rien n'empêche quelqu'un de s'engager politiquement en tant que citoyen, parallèlement à son activité professionnelle, quelle qu'elle soit ; rien n'empêche un artiste d'avoir ses opinions politiques, éventuellement de militer en tant que citoyen et, parallèlement, d'avoir la démarche d'artiste qu'il choisit. Rien n'oblige un artiste politiquement engagé à transcrire dans son art cet engagement politique. Sauf, éventuellement, la croyance que, en produisant un art engagé, il serait plus efficace politiquement qu'en se contentant d'un militantisme de citoyen – ce qui reste à démontrer.


Je ne suis pas certaine que des formes d'art engagé (je reviens à mon problème de tout à l'heure) soit plus efficace politiquement que le simple geste consistant à voter, à manifester, à pétitionner, à distribuer des tracts, et à militer dans un parti. La question se pose en tout cas.


Je pense qu'il existe un besoin profond de construire un pont entre le monde de l'art contemporain et le monde, disons, du sens commun, du peuple, c'est-à-dire de ne se couper ni de l'un ni de l'autre, un besoin absolument authentique chez nombre de jeunes artistes, qui peut fournir une explication à leur souci d'engagement artistique. Un souci qui n'a pas vraiment de débouché politique, qui peut avoir un débouché artistique mais qui a, surtout, un débouché identitaire, d'apaisement des tensions identitaires liées à ce que c'est aujourd'hui que chercher à entrer dans le monde de l'art contemporain, quand on veut en même temps ne pas se couper des gens dont on se sent proche.


CONTEXTES D'ENGAGEMENT


LAM
C'est amusant parce que, progressivement, les années passant, les mouvements se succédant de moderne à contemporain, comme vous en parlez dans vos livres, on a l'impression que le monde de l'art devient un monde totalement parallèle à celui de la vie par ailleurs, ce qui est assez étrange comme idée.


Dans un autre de vos livres, vous parlez de la Fontaine Olof Palme, à la Roche-Sur-Yon, une installation de Bernard Pagès dans l'espace public, qui a déclenché beaucoup de polémiques. Cela me fait penser à toutes ces bourses, appels à projets, offres de résidence auxquels est systématiquement associée une demande qui peut être explicite ou non, de faire des ateliers, de travailler avec « la population »… En tant qu'artiste, on peut parfois avoir le sentiment d'une obligation d'engagement qui serait une manière de légitimer notre propre pratique d'artiste.


NH
Il s'agit-là d'un problème très intéressant. Pour des raisons politiques assez compréhensibles, depuis une vingtaine d'années, les pouvoirs publics ont développé des systèmes de résidences, de bourses et de subventions, qui permettent à des artistes de toucher des rémunérations, de façon à éviter la misère. Et puisque les pouvoirs publics leur donnent de l'argent, on peut estimer qu'une contrepartie est légitime ; elle prend en effet la forme d'ateliers, d'animations socio-culturelles, etc. Mais beaucoup d'artistes le vivent mal, estimant que c'est une entrave à leur autonomie artistique et que ça les amène à faire des choses qui, pour eux, n'ont pas grand-chose à voir avec leurs créations, ce qui crée des situations de tensions vraiment problématiques. Au lieu de leur octroyer des bourses pour qu'ils fassent ce qu'ils veulent en tant qu'artistes, on leur donne en plus des résidences, ce qui ouvre d'autres possibilités mais avec des contreparties parfois vécues comme pesantes.


Ce problème est remarquable car il est typique de la tension entre, d'un côté, l'autonomie artistique, l'autonomie de création, et, de l'autre, l'hétéronomie, c'est-à-dire le fait que la création soit subordonnée à des impératifs qui ne sont pas artistiques mais d'ordre social ou politique. Il est piquant de voir que cette tension, lorsqu'elle vient des pouvoirs publics, est mal vécue par les artistes, alors que les artistes qui veulent d'eux-mêmes faire de l'art engagé, donc entrer dans un régime d'hétéronomie en soumettant leurs créations à des objectifs non artistiques mais socio-politiques, ces artistes, eux, le vivent bien – parce que c'est un choix de leur part. Le problème de l'art engagé est d'être pris dans un régime d'hétéronomie, obligeant donc à renoncer à cette autonomie proprement esthétique qui fait que la création n'a qu'une visée purement esthétique, de renouvellement des formes, d'expérimentations formelles, etc. Ce renoncement au régime d'autonomie - qui est le régime normal en régime de singularité, en tout cas dans le monde de l’art depuis la modernité - est bien vécu s'il est le fait même de l'artiste produisant de l’art engagé, mais mal vécu s'il est la contrepartie d'une aide de la collectivité en échange d’un travail social.


LAM
Comme si les artistes étaient dotés d'une hyper-sensibilité directe envers le peuple et que toute forme de représentant ne pouvait pas être légitime.


NH
Exactement. Toute médiation entre eux et le peuple est délégitimée, surtout si elle prend la forme du pouvoir, de l'État, des pouvoirs publics, etc., qui sont traditionnellement des ennemis des jeunes en situation d'engagement politique. L'hétéronomie n'est acceptable que si elle est non médiatisée, notamment non médiatisée par le pouvoir, si elle est le fruit d'une libre décision de l'artiste lui-même.


LAM
Il me semble qu'il y a aussi une volonté de préserver un côté magique de la pratique artistique ; l'idée de singularité et d'autonomie a un sens tellement fort qu'elle prend un sens un peu romantique, comme si l'artiste était clairvoyant…


NH
Il existe une tension entre cette valorisation - qui remonte effectivement à la figure romantique de l'artiste singulier, qui doit être autonome - et ce paradoxe qui fait que, si les pouvoirs publics aident aujourd'hui les artistes, avec des contreparties très pesantes pour eux, c'est justement en raison de la banalisation de l’idée qu'on doit valoriser et soutenir la création artistique innovante, ce qui a conduit les pouvoirs publics à aider les artistes et, du même coup, à les mettre dans des situations d'hétéronomie qui sont contradictoires avec leurs aspirations.


LAM
Les artistes cherchent pourtant à faire des résidences, à obtenir des bourses...


NH
Bien sûr, parce qu'il faut bien vivre ! Et tout cela est aussi le résultat, que l'on ne voit pas mais qui est pourtant évident, d'une hyper-valorisation du statut d'artiste, qui attire vers ce statut un très grand nombre de postulants, ce qui induit évidemment une paupérisation. Puisqu'il y a beaucoup de postulants mais peu d'élus, nombre de jeunes artistes sont dans une situation de très grande précarité. Les pouvoirs publics ont des difficultés à gérer le problème : ou bien on les laisse dans la nature sans rien leur proposer d'autre que : « Débrouillez-vous », « Essayez de trouver une galerie ou un éditeur », ou bien on les aide. Les moyens étant limités, on ne peut les aider à fonds perdus, sans contrepartie, et si on donne un certain nombre de bourses, il va encore rester des artistes qui n'auront pas de moyens. On a donc inventé ce système de résidence avec contrepartie de travail social. Les artistes trouvent ça pesant, mais il faut leur répondre que la contrepartie est minime. On ne peut pas imaginer l'État subventionner à fonds perdus des dizaines voire des centaines de milliers de postulants au statut d'artiste, c'est évident.


LAM
J'ai une autre question liée à cette idée de valorisation du statut artistique. Dans ce point de vue quelque peu romantique, il y a un intérêt au désintéressement, comme disait Bourdieu, très marqué dans le domaine artistique, et ce type d'atelier peut être vécu comme une demande d'efficacité. Il faut presque rendre des comptes, montrer que l'art peut être utile à la société, ce qui semble gêner un certain nombre d'artistes.


NH
Pourtant ça ne les gène pas quand ils font de l'art engagé de leur propre initiative, puisque qu'est-ce que c'est que l'art engagé sinon l'idée que l'art va être utile à la société ? Mais à une certaine société, aux minoritaires dans la société, et non pas aux structures dominantes ou au pouvoir. C'est tout le problème. Est-ce qu'on s'engage aux côtés des marginaux, des minoritaires, ou est-ce qu'on s'engage de façon générale pour aider la société ? C'est toute l'ambiguité du travail social puisqu'il est à mi-chemin des deux, c'est-à-dire qu'on est à la fois du côté des pauvres, donc des dominés avec lesquels on peut se sentir en phase, grâce à l'idée d'un engagement artistique, mais d'un autre côté il se trouve que nous sommes dans une société, disons, de social-démocratie relativement ouverte à l'idée d'aide sociale – on ne laisse pas les pauvres mourir de faim. Il y a un fort engagement des pouvoirs publics dans le soutien aux populations défavorisées. Du même coup, en contribuant à ce soutien aux populations démunies, on se retrouve du côté du pouvoir, c'est-à-dire du côté des structures étatiques, régionales, départementales, municipales, qui soutiennent les populations défavorisées et vont demander aux artistes de les aider à les soutenir. Les artistes se retrouvent donc en porte-à-faux, parce que ce qu'ils font est à la fois conforme à l'idée de l'engagement social et en même temps complètement contradictoire avec l'idée de la marginalité politique.


LAM
Des artistes ont parfois le sentiment qu'avec la crise, les réductions budgétaires, ce qu'ils perçoivent comme un tournant libéral de la société s'accompagne d'une volonté de culpabilisation des gens pauvres. Les institutions ayant moins d'argent (c'est du moins ce qu'ils supposent, car on ne sait pas vraiment comment ça se passe), elles demandent aux artistes de compenser ce qu'elles ne prennent plus en charge, parce qu'il y aurait par exemple moins de travailleurs sociaux mais plus d'artistes.


NH
Il faudrait regarder vraiment les statistiques et les chiffres. L'imaginaire en effet voudrait que le travail qu'on demandait aux travailleurs sociaux soit transposé aux artistes. En réalité, je ne pense pas qu'il y ait une très forte baisse des moyens accordés aux travailleurs sociaux, mais plutôt qu'il y a de plus en plus de moyens pour le travail social, et qu'il a maintenant été ouvert aussi aux artistes. C’est pourquoi, à mon avis, cet imaginaire découle plutôt de la peur qu’ont les artistes d'être placés dans la position des travailleurs sociaux.


LAM
Oui, ce serait un moyen de les faire un peu redescendre de leur piédestal.


NH
Ce n'est pas le but, mais c'est le résultat. Dès lors qu'ils se trouvent objectivement dans la position des travailleurs sociaux, ils peuvent se sentir un peu dévalorisés, même si la visée initiale du dispositif était, au contraire, de les aider à survivre.


ENGAGEMENTS D'INTELLECTUELS


LAM
J'aimerais passer à un domaine un peu plus large et vous interroger plus personnellement sur ces questions d'engagement, par rapport à votre pratique de sociologue. J'aimerais mettre en regard l'idée d'être engagé ou dégagé, avec les différentes postures, entre être complètement impliqué dans ce qu'on fait ou essayer de prendre de la distance pour pouvoir parler de ce qu'on fait. Cela me fait penser à deux approches de votre métier tel que je l'imagine, celle qui manie des chiffres, des statistiques, etc., et une autre dans l'observation participante, quand vous êtes à l'intérieur de ce dont vous parlez.


NH
Du point de vue de l'implication, c'est vrai qu'il y a des méthodes d'enquête qui sont plus impliquantes que d'autres. Quand on se trouve face à des gens réels dans des situations réelles, on est plus impliqué affectivement que quand on se retrouve face à des colonnes de chiffres. Je suis beaucoup plus intéressée par des méthodes qu'on dit pragmatiques, d'observation en situation réelle et donc de proximité avec des gens, et j'utilise de moins en moins de statistiques. Par ailleurs, du point de vue de l'implication dans le métier, j'ai la chance de faire un métier que j'adore, donc je n'ai pas trop de problème de distanciation.


Je voudrais aussi dire un mot sur la question de l'engagement du sociologue, importante et problématique. J'ai une théorie assez ferme là-dessus, avec une distinction que j'emprunte à Tzvetan Todorov sur les trois postures possibles pour un intellectuel : la posture du chercheur, celui qui est payé pour produire du savoir, et pour le transmettre en tant qu’enseignant ; la posture de l'expert, à qui les pouvoirs publics demandent une aide à la décision ; et la posture du penseur, celui qui utilise ses ressources intellectuelles pour intervenir dans le monde politique, le monde des idées, la morale, etc. Je pense que les trois postures sont très importantes et légitimes, mais elles n'ont rien à voir l'une avec l'autre, il faut bien les différencier. Cela signifie que je peux alternativement endosser l'une ou l'autre de ces postures, mais que je fais attention de ne jamais les mélanger.


En tant que chercheur, j'essaye d'être aussi fidèle que possible à l'impératif de neutralité axiologique qu'avait édicté Max Weber, c'est-à-dire de suspension des jugements de valeurs personnels dans le cadre du travail de chercheur ou d'enseignant, qui n'a pas à faire intervenir ce qu'il pense de l'objet de son travail. C'est un exercice compliqué, difficile, une sorte d'ascèse, mais que je trouve absolument fondamentale, d'autant plus que je travaille beaucoup sur la question des valeurs et qu'on ne peut pas à la fois décrire des systèmes de valeur et vouloir intervenir sur ces valeurs. Donc, du point de vue du chercheur, j'essaye de maintenir autant que possible le non engagement, la neutralité.


En revanche, quand je suis sollicitée pour utiliser ma connaissance d'un terrain pour aider à une décision quelconque, je le fais très volontiers, parce que je trouve que c'est utile à la collectivité. Ça ne me pose aucun problème, contrairement à certains collègues qui détestent toute notion d'expertise et qui pensent trahir en se mettant au service du pouvoir. Je pense que les pouvoirs ne sont pas forcément mauvais (tout dépend de la façon dont ils sont exercés), et si mon travail de chercheur peut être utile pour prendre de bonnes décisions, je trouve que ça vaut la peine de le mettre à leur service.


La troisième possibilité se présente quand j'estime que le débat public sur un problème de société, sur une décision politique, est mal posé, et que j'ai à dire quelque chose qui pourrait permettre de clarifier les choses, ou que j'ai des positions que j'ai envie de faire avancer en tant que citoyenne, comme n'importe quel autre citoyen. Or, dés lors que j'ai une petite notoriété, j'ai la possibilité de les rendre publiques en écrivant dans les journaux, donc je le fais, parce que j'estime qu'on peut, et qu'on doit même, mettre à profit ses compétences à la réflexion, pour faire avancer le débat public dans le sens qu'on estime légitime. Là, on est vraiment dans l'engagement, au sens de l'engagement classique des intellectuels - mais je n'utilise jamais le mot « intellectuel » parce qu'il ne permet pas de faire la différence justement, entre ces trois postures de chercheur, d'expert et de penseur, ce qui autorise les confusions et les abus d'autorité de toutes sortes.


LAM
Donc vous faites coexister ces trois postures.


NH
Oui, mais pas dans les mêmes contextes. On m'a beaucoup reproché d'avoir pris des positions dans la presse sur des sujets d'actualité, en me demandant comment je pouvais concilier ça avec la neutralité du chercheur. Mais, précisément, la presse n'est pas une revue scientifique, ni un ouvrage dans une collection scientifique. Je suis très attentive aux supports dans lesquels je publie, de façon à ne pas publier d'opinions dans des lieux normalement dédiés à la publication scientifique. Donc, en pratique, la mise en œuvre de ces trois postures passe par le contrôle des supports dans lesquels on s'exprime.


LAM
On pourrait peut-être même dire que ça vous permet de garantir votre neutralité par ailleurs puisque vous avez un espace dans lequel vous exprimez votre point de vue.


NH
Exactement. Je vous donne un exemple lié à l'art. On m'avait demandé un point de vue dans Libération autour de l'art contemporain. J'ai toujours essayé de développer mon travail sur l'art contemporain dans une neutralité aussi totale que possible, mais j'avais été, en tant que citoyenne, particulièrement indignée par un conflit d'intérêt lié à l'art contemporain. J'ai donc écrit deux pages vraiment engagées dans Libération, où je mettais en évidence ces conflits d'intérêt qui étaient à la limite du détournement de fonds publics, en donnant les noms. Je trouve que c'est une démarche parfaitement légitime, et qui n’enlève rien à la neutralité du travail d’analyse et de description que je mène dans mes ouvrages et mes articles publiés dans des revues savantes.


LAM
Quel était cet article ?


NH
Dans Libération, début 2011 je crois, je mettais notamment en avant le fait que Jean-Jacques Aillagon, ex-ministre de la Culture et à l'époque responsable du château de Versailles, avait exposé à plusieurs reprises, à Versailles, des artistes phares de la collection Pinault dont il était par ailleurs le conseiller. C'est un conflit d'intérêt assez grave !