LE COMPOSITEUR ET LES AUDITEURS
commentaire
ÉCOUTE LABORATOIRE

Grégory D'hoop nous propose une analyse poïétique de sa partition To Suzanne G. Cusick, pour orchestre à cordes, commande de l'Orchestre Interacadémie bruxellois (OCIB) et Dextuor (direction Thomas Van Haeperen).

TÉLÉCHARGER L'ARTICLE AU FORMAT PDF

INBOX (1)

 

Parler de musique est une chose à la fois simple et compliquée. Simple, car tout le monde écoute de la musique, et s'exprime avec plus ou moins d'enthousiasme après un concert, ou à propos d'un CD. Compliquée, car écouter de la musique n'est pas un phénomène verbal. Et parler d'une expérience qui ne se manifeste pas au moyen de mots demande une certaine adaptation, voire un potentiel créatif fort. Faites vous-même le test, et parlez à un ami de votre souvenir si spécial d'une symphonie de Mozart ou d'une musique de salle d'attente. Très vite vous serez contraint à faire travailler votre imagination pour trouver les mots justes qui décriront plus ou moins fidèlement « ce que vous y avez entendu ».

 

En mars 2013, j'ai vécu une expérience similaire. J'étais assis dans le studio 4 de la salle de concert bruxelloise Flagey et j'écoutais une pièce pour orchestre à cordes, To Suzanne G. Cusick1 To Suzanne G. Cusick, pour orchestre à cordes, commande de l'Orchestre Interacadémie bruxellois (OCIB) et Dextuor (direction Thomas Van Haeperen - www.osk.be), création festival Ars Musica, Bruxelles, mars 2013.. Il se trouve que je suis le compositeur de cette pièce qui était alors jouée pour la première fois. C'était une commande de Thomas Van Haeperen, chef avec lequel je collaborais depuis deux ans. Dans ce cas-ci, Thomas m'avait demandé d'écrire une pièce pour des jeunes musiciens. La semaine précédant le concert, nous avions répété ensemble la pièce avec Thomas et l'orchestre. Le travail durant ces répétitions fut pour moi particulièrement intense : j'étais confronté à des musiciens pour qui la pratique de la musique contemporaine était entièrement neuve. Fusaient alors des remarques, questions et étonnements sur des aspects de la musique qui étaient pour moi des évidences peu discutées.

 

Au moment du concert, les répétitions en tête, je me demandais si tous ces beaux moments vécus pendant cette semaine étaient d'une manière ou d'une autre perceptibles par les auditeurs présents. Je tentais également de me concentrer sur ma partition et sur les processus que j'y avais inscrits, me demandant de quelle façon ils se matérialisaient dans la salle. J'étais aussi comme toujours attentif aux jeux des musiciens et à cette manière si particulière qu'ils ont d’être autrement investis qu'en répétition.

 

Conscient du caractère très personnel de cette écoute, j'étais vraiment curieux de découvrir ce que le public y avait entendu. Malheureusement, je sais par expérience que les commentaires des auditeurs après une création sont peu fréquents. Il m'a toujours semblé que les gens étaient un peu refroidis par le monde de la musique « savante ». Hormis deux trois passionnés, les feedback de mes auditeurs se sont souvent résumés à un commentaire un peu gêné, s'excusant presque de ne pas avoir compris grand chose à ce qui avait été joué.

 

Or, cet après-midi-là, les choses avaient été différentes. Mes proches qui me voyaient m'éloigner dans mon milieu musical un peu hermétique, se sont joints à des discussions de spécialistes. Rarement autant de personnes étaient venues me trouver pour me faire part de leur vécu, et rarement ces vécus se sont manifestés si hétéroclites. « Alors le tournant formel grâce à ce pizz de si bémol abaissé d'un quart de ton, c'est une idée de génie », « Moi, je vois plus des images, genre un tableau de Munch », « Quelle magnifique idée corporelle du silence… », « Moi j'étais comme perdu dans une ruche, demandant mon chemin à un millier d'abeilles en même temps », « Ah, non, c'était plutôt une fourmilière », « Ou alors un voyage dans un cerveau hyperconnecté, comme si nous le parcourions de l'intérieur d'une veine. »

 

Et là, observant avec émotion mes collègues et amis en pleine délibération, une question s'installa en moi à demeure : qu'est-ce qui avait bien pu cette fois-ci faire la différence ?

 

DEUX PERSPECTIVES

 

Je voudrais prendre l'émergence de ces commentaires comme point de départ pour conceptualiser deux manières de penser les liens entre création musicale contemporaine et auditeurs. Comment donner forme à leur faculté de s'emparer d'une écoute musicale, de la transformer en mots et de l'emporter avec eux une fois le concert fini ?

 

Une première perspective permettrait de comprendre ces commentaires comme le résultat d'un processus pédagogique, d'un apprentissage que l’auditeur effectue avant le concert, et qu'il met en pratique lors de l'écoute d'une pièce. Le compositeur crée et l'auditeur apprend.

 

La deuxième perspective proposerait quant à elle de supposer que la musique du compositeur peut en soi influencer l'émergence ou la non-émergence de tels commentaires. Le travail du compositeur est donc avant tout celui d'observer les moments où ses pièces ont pu (ou n’ont pas pu) faire parler les gens lors de ses concerts. Ici l'auditeur crée, et le compositeur apprend.

 

PREMIÈRE PERSPECTIVE : LE PUBLIC EN FORMATION

 

Considérons un instant la musique contemporaine comme un véritable objet culturel, que l'on approche petit à petit, et qui crée autour de lui son cercle de connaisseurs et d'initiés. Il est donc aisé et même légitime de séparer ici ceux qui « savent » de quoi on parle, et ceux qui, à défaut, l'expriment avec leurs mots. On entend souvent le terme d' « apprentissage », et ce terme semble assez bien refléter dans cette optique ce que la musique exige de nous.

 

Les modalités de cet apprentissage sont, je pense, connues par de nombreux auditeurs : Comment un compositeur présente-t-il son œuvre ? Quelles « clés d'écoute » pourrions-nous intégrer dans le programme ? Comment préparer le public à l'écoute d'une pièce complexe ? Devrions-nous organiser une séance introductive à 19h30 ?

 

Sans préjuger des motivations à l'origine de cette perspective, je peux toutefois affirmer que celle-ci présente les avantages de ses inconvénients. Elle est, il est vrai, très proche de la réalité du concert et même, dans une certaine mesure, du vécu quotidien : le monde attend de nous qu'on l'apprivoise, et nous offre en retour la possibilité de se reconnaître en lui. Elle s'adapte donc facilement aux attentes des auditeurs. Mais elle est par contre assez prévisible du point de vue de ses résultats. On sait ce qu'on veut apprendre au public en lui proposant une certaine écoute d'une œuvre. Libre ensuite à l'auditeur d'adhérer au concept et de commencer le décryptage auditif, ou de passer son chemin.

 

DEUXIÈME PERSPECTIVE : LE COMPOSITEUR EN FORMATION

 

Un autre point de vue permet d'envisager le florilège des commentaires de mes proches et collègues en ne définissant pas à l'avance lesquels seraient ceux qui s'y « connaissent » ou ceux qui ne s'y « connaissent pas ». Le profil de l'auditeur n'est donc pas déterminé à l'avance, ce qui permet de se laisser surprendre par une construction mouvante et ouverte du groupe des amateurs de musique contemporaine. Parler dans ce contexte d'apprentissage ne serait plus approprié : il n'a rien à apprendre, mais tout à construire, une fois le concert terminé.

 

Ce qui compte ici, ce n'est pas tellement de pouvoir classer ces prises de parole, mais plutôt de permettre leur émergence, et surtout leur diversité. Les modalités pratiques d'une telle perspective pourraient se concrétiser de bien différentes manières. Je souhaiterais présenter ici une possibilité expérimentée lors de la création de ma pièce.

 

LES JOIES DU LABORATOIRE

 

Reconsidérons un instant la première perspective, et élaborons schématiquement son déroulement temporel. Deux étapes du processus de création musicale pris dans sa globalité jouent ici un rôle important. Avant le concert, où l'auditeur est libre de se documenter, de venir à la séance de 19h30, ou même de se procurer un enregistrement du compositeur. Deuxième moment crucial : pendant le concert, où l'écoute ainsi pré-conçue peut alors jeter des ponts entre la phase de « préparation », et l'écoute en tant que telle.

 

préparation de l'auditeur au concert → concert

 

Ajoutons maintenant les deux étapes laissées de côté : l'écriture et les répétitions de la pièce elle-même et l'après-concert, une fois les violons rangés dans les boîtes.

 

écriture et répétition de la pièce → (préparation de l'auditeur au concert)2 Facultative dans cette perspective. → concert → après le concert

 

Dans mon cas précis, tout a commencé « après le concert », noyé dans les retours disparates d'une discussion à bâtons rompus. Deux trois jours plus tard, repensant avec enthousiasme à ces auditeurs si créatifs, une idée me vint alors à l'esprit : pourquoi ne pas penser les extrémités de notre ligne du temps comme irrémédiablement reliées et, ce qui n'est pas chose facile, comme interdépendantes ? Pourquoi ne pas penser des manières d'écrire et de concevoir la musique qui feraient littéralement naître une prise de parole à son propos ?

 

C'est par ailleurs cet engouement pour la création de partitions, de matière musicale écrite et pour les mots que l'on peut mettre sur sa performance en concert qui me fascina dans les écrits de Suzanne G. Cusick3 Notamment dans des textes tels que « Feminist theory, music theory, and the mind/body problem » in Perspective of New Music 32/1, (1994), 8-27, « Gender and the Cultural Work of a Classical Music Performance » in Music, Sexuality and Performance: Anything Goes, University of California Berkeley, (1993) et le très beau « On a lesbian relationship with music, A Serious Effort Not to Think Straight » in Queering the Pitch: The New Gay and Lesbian Musicology, Philip Brett, Elizabeth Wood and Gary Thomas (editors), Routledge, 1994., et qui m'incita à lui dédier la pièce. Dans son « Feminist theory, music theory, and the mind/body problem », elle parvient par exemple à analyser un extrait du Clavierübung de Bach en y associant tout ce qu'une performance de ces notes écrites peut impliquer comme actions incorporées par un musicien4 Phénomènes qui, dans les thèses de Cusick, promulguent une métaphore des relations découlant d'un régime de pouvoir hétéro/homosexuel, l'un exerçant un focus sur la musique comme matière écrite, et l'autre sensible à sa réalisation performative : « Much as I love certain texts, though, texts are not all there is to musical experience. A focus on texts tends to trick us into staying in a power-over paradigm that is mighty close to the regime of compulsory heterosexuality. (…) For our focus on texts, even in reception history, leaves only “composers” in the initiating position. And while a focus on texts is a perfectly reasonable position in which to have been placed by the technological availability of so many texts (at least in the overdeveloped world), it puts us at risk of forgetting that music (like sex, which it might be) is first of all a think we do, we human beings, as a way of explaining, replicating, and reinforcing our relationship to the world, or our imagined notions of what possible relationships might exist. » « On a lesbian relationship with music, A Serious Effort Not to Think Straight » in Queering the Pitch: The New Gay and Lesbian Musicology, Philip Brett, Elizabeth Wood and Gary Thomas (editors), Routledge, 1994. :

 

« […] the score is not the work to a performer; nor is the score-made-sound the work: the work includes the performer’s mobilizing or previously studied skills so as to embody, to make real, to make sounding, a set of relationships that are only partly relationships among sounds.

 

[…] This passage (of the BWV 686) sets the phrase of “Out of the depths” which prays “Send me the grace my spirit needs”. Grace is arguably represented for the cocomposing ideal listener throughout the phrase in the form of a dance-like bass. Grace, dramatically represented as an absence by the body's craving for a place to balance, comes to the organist at the end of the phrase. There are thus two messages about grace here: one from Bach's mind to the cocomposing listener, and the other private message from Bach's mind through the body of the organist to the organist's mind (which is induced to enact a prayer state – for a Lutheran, a state of grace). It seems to me self-evident that both messages are part of the work's musical meaning, even though one of them is unheard.5 « Feminist theory, music theory, and the mind/body problem » in Perspective of New Music 32/1, (1994), p. 8-27. »

 

Cette manière de penser la musique écrite en lien avec le rituel de sa performance fut pour moi une grande source d'inspiration lors de l'écriture et de la conception de To Suzanne G. Cusick. Le désir de lui faire partager la rencontre entre mon travail et ses réflexions m'incita à lui rédiger a posteriori une lettre-dédicace. Celle-ci présente sur le mode du récit ma rencontre avec ses textes et la manière dont ils ont pu influencer la réalisation de la pièce. Un des aspects développés, la problématique de l'écoute, m'a semblé digne d'investigation. En effet, l'écoute joue pour tout visiteur de salles de concert un rôle central6 Ce dont témoignent les passionnantes études à la fois historiques et sociologiques réalisées à leur sujet, notamment William Weber, « Did people listen in the 18th century? », Early Music Vol. XXV/4 November 1997, ou A. Hennion « L'écoute à la question », Revue de musicologie 88-1, 2002. et n'est toutefois pas questionnée au sein de la création musicale. Souvent considérée comme l'un des outils évident dont dispose un musicien, elle n'est pas vraiment prise en tant que telle comme objet de recherche.

 

DANS LA SALLE DE CONCERT

 

… Je rencontre un auditeur, qui m'interpelle.

 

« Excusez-moi, je suis un auditeur lambda. Je viens d'apparaître dans ce texte, et je ne comprends pas encore très bien pourquoi. »

 

Oui, je peux l'imaginer. Laissez-moi vous expliquer. Nous sommes assis dans une salle de concert, confortablement installés à la place J8 et J9, nous écoutons de la musique. On conçoit souvent cette activité comme une écoute « informationnelle », celle qui identifie les instruments, les harmonies, les ambiances, les rythmes que l'on connaît ou que l'on ne connaissait pas et qui nous surprennent ou nous confortent, c'est selon.

 

« Une sorte d'écoute analytique ? »

 

Si l'on veut, oui. En tous cas, cette première écoute est un procédé essentiellement individuel : elle se lie à une personne en particulier et aux attachements qui lui sont propres.

 

« Cela paraît évident, chacun entend quelque chose dans la musique en fonction de tout ce qu'il a déjà entendu, et qui forme en définitive son goût. Je comprends bien votre définition de l'écoute, mais elle ne semble toutefois pas recouvrir tout ce qui se passe dans une salle de concert. »

 

En effet. Il y aussi un deuxième écoute7 Distinction établie par Anne-Sophe Haeringer dans « Le sensible et l'intelligible, une sociologue au “Labo” de la maison du conte » in Écologie sociale de l'oreille. Enquête sur l'expérience musicale, Paris, éditions de l'EHESS, collection « En temps et lieux », 2009. : celle qui ne cherche pas tant à repérer des éléments discrets dans ce qui est entendu, mais plutôt qui englobe la situation vécue comme un tout cohérent.

 

« Une écoute plus globale… Pourriez-vous être plus précis ? Comment se manifeste cette écoute pendant le concert ? »

 

Comment vous dire… il est plutôt difficile de définir ce type d'écoute au moment du concert. Il s'agit plus des instants où l'on regarde le public, où l'on s'interroge sur la nature de notre présence ici. Par exemple : « Celui avec le programme à côté de moi semble s'y connaître, moi je suis plus là pour me détendre » ou bien « Ah oui, je reconnais ce chef, je l'ai vu à la télé au concert du nouvel an », voire encore « Mon dieu, mais ce concert est tout simplement interminable… »

 

« Cela me semble plus clair. Il s’agit, si je vous comprends bien, de pensées qui délimitent un positionnement par rapport à ce qui est vécu. »

 

Exactement ! Et ce positionnement se déploiera cette fois-ci en grande partie collectivement. Car c'est une fois sorti de la salle que tout commence : on s'exprimera par quelques mots ou de longues tergiversations, un j’aime, je n'aime pas, un énervement, une exaspération, un air chanté sur le trajet jusqu’au tram, un geste esquissé imitant celui de la violoncelliste…

 

« … Ou un sourire de soulagement à un inconnu. Écouter de la musique n'est donc jamais un phénomène univoque : on écoute pour soi certes, mais on en reste pas moins écouté par les autres ! »

 

Parfait, nous tenons à présent notre définition de l'écoute musicale « à double face » : écouter pour soi et être écouté par les autres. Ce qui nous permet également de penser le liant entre les deux dernières étapes du déroulement de la création musicale que nous avions élaboré plus haut :

 

écriture et répétition de la pièce → concert → après le concert

 

INDUIRE UNE ÉCOUTE

 

« Mais n'était-il pas question de penser les extrémités de cette ligne du temps, l'écriture de la pièce, le métier même d'un compositeur, et le devenir de sa pièce, après concert, comme associées l'une à l'autre ? Nous venons de traiter uniquement les deux dernières étapes… »

 

Judicieux constat. Suivez-moi donc pas à pas. L'écoute « double-face » observée par les auditeurs est également manipulée par les musiciens, mais sur une échelle plus réduite : un musicien écoute ce qu'il joue, et est écouté par un public.

 

« Oui, effectivement, ils ont une attitude similaire : chacun d'eux aura à écouter, et à être écouté, même si cette inversion semble s'effectuer à des moments différents et selon une intensité divergente. »

 

Précisément, oui. Ajoutons à cela que le compositeur quant à lui a la possibilité en amont de proposer une relation particulière à cette écoute « double-face » aux musiciens dans la partition même. Et si nous supposons qui plus est qu'il existe une relation de contagion mimétique8 Inspiré par les « contenants formels » de Tobie Nathan, jouant un rôle crucial lors des guérisons au sein des sociétés traditionnelles, L'Influence qui guérit, Paris, Odile Jacob, 1994, spécialement les pages 84 et 85.. entre le vécu des musiciens et des auditeurs, nous pouvons lier écriture d'une pièce et ce qu'en fera l'auditeur, une fois le concert terminé.

 

« Hypothèse audacieuse… proposer une écoute dans une partition qui, réalisée par les musiciens, contaminerait le public ? Il faudrait déjà m'expliquer comment on “propose” une écoute sur une partition… »

 

Certes. Armons-nous une dernière fois de patience. Pour bien manier l'écriture d'une écoute sur une partition, il faut au préalable comprendre la chose suivante. Une série innombrable de phénomènes ne sont pas inscriptibles sur papier, même si la concrétisation même de la partition les fera rentrer dans le jeu. Exemple : quand on écrit un accord de do majeur fortissimo pour un orchestre à cordes, on n'écrit pas la présence corporelle que la réalisation de cet accord exige, on ne peut pas noter le regard furieux de l'altiste qui pourtant influencera tellement un auditeur du troisième rang.

 

« Mais ces phénomènes se produiront inévitablement… et jouent de surcroît un rôle décisif dans la construction d'une écoute ! »

 

Effectivement, ce sont toutes ces petites interactions non écrites dans la partition (qui écoute qui ?, et réagit à quoi ?, et pourquoi eux précisément ?) qui nous permettront de donner un sens à notre écoute, comme nous l'avons défini plus haut.

 

« Voilà une belle impasse : des phénomènes in-maîtrisables par écrit mais cependant indispensables à la formation d'une écoute. On semble y perde au change. »

 

En apparence peut-être. Ma proposition est la suivante : si on ne peut fixer le devenir d'une écoute, on peut toutefois l'intégrer dans des mouvements globaux, délicats équilibres entre les personnes et les objets en présence, mouvements dont nous initions l'existence, dirigeons la direction, sans pour autant en prévoir l'accomplissement. En voilà l'exemple pratique.

 

PELER LA MUSIQUE

 

La pièce To Suzanne G. Cusick est divisée en trois parties. Tout au début, les musiciens élaborent le déroulement de la trame musicale uniquement en écoutant l'acoustique de la salle, et en réagissant à la résonance de leurs instruments en son sein. Les musiciens, le public : tout le monde est à l'écoute.

 

 

Nous venons de poser un état de base, à partir duquel s'initieront trois mouvements, trois passerelles entre vécus de musiciens et expériences d'auditeurs.

 

concert Grégory d'Hoop

 

1
Les musiciens sont invités dans un premier temps à s'écouter entre eux, à être attentifs aux interventions de leurs partenaires, tout en étant écoutés en retour par ceux-ci. Pratiquement, des couples de deux musiciens formés au sein de l'orchestre doivent jouer chacun pour soi très légèrement plus vite ou plus lentement par rapport à ce que son partenaire vient de faire et vice-versa. L'écoute se fait alors outil de construction et le premier mouvement est lancé par le passage à une écoute interactive, à « double-face » qui se chargera également, d'ici 20 minutes, d'assurer les prolongations entre auditeurs.

 

 

 

concert Grégory d'Hoop

 

2
L'unique contrebasse de la pièce est restée depuis le début cachée au fond de la salle. Celle-ci, par un pizzicato assez sonore, déclenche dans un deuxième temps le départ des musiciens de la scène, qui se placent un à un autour du public. Apparition du deuxième mouvement : si les musiciens quittent la scène pour la salle, c'est que nous auditeurs, nous aurons à quitter la salle pour l'extérieur.

 

 

concert Grégory d'Hoop

 

3
Une fois l'audience entourée de musiciens, ceux-ci réagiront finalement à la fois à la contrebasse, et à sa résonance dans la salle. Le public est alors, juste avant sa sortie, traversé du troisième mouvement, véritable va-et-vient aural9 NDE : « Qui est transmis par l’écoute, l’imitation et la mémorisation. Couramment concomitant au caractère oral d'un phénomène. » (Wikitionnaire, consulté le 31 mai 2014) : la contrebasse, à peine découverte, est écoutée et observée par l'orchestre qui, quant à lui, s'en remet à elle. Le mode de jeu « al mandolino » (l'instrument est tenu comme un petite mandoline au niveau du ventre) permet également aux violonistes et altistes parsemés dans la salle de libérer l'espace autour de leurs oreilles (là où se trouve d'habitude, à gauche, leur instrument), et de mettre en scène une position symétrique entre l'auditeur (par cette attitude corporelle, ils « montrent » réellement qu'ils écoutent) et le musicien – deux aptitudes auxquelles j'ai tenté de donner une forme singulière au sein de ce projet.

 

 

concert Grégory d'Hoop

 

Ces trois mouvements, liens invisibles qui relient les musiciens et auditeurs entre eux, mais aussi avec les objets qui les entourent, inscrivent dans l'espace ce qu'une partition ne peut finalement que suggérer : écouter de la musique nous interroge, nous pousse, une fois le concert terminé, à nous exprimer ce qu'on y a vécu. Ces marchandages et hésitations sur les mots qui décriraient encore un peu mieux ce qui a été entendu sont la matière brute de l'effet de la musique sur le monde. Et c'est la possible description des conditions de sa manifestation que j'ai voulu analyser à travers ce texte.

 

Photos © Françoise Lesne 

Enregistrements Nicolas Stroïnovsky