LE CRI DE LA FOUGÈRE
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COMPTE-RENDU D'UN ATELIER ARTISTIQUE DANS LE CADRE SCOLAIRE

À travers des textes et des planches de bande déssinée, suivez toute l'évolution de l'atelier, des premières expérimentations jusqu'à la restitution finale.

Le Cri de la Fougère est un atelier de sensibilisation et de création sonore, mené avec une classe double niveau CE2-CM1 de l’école Le Vau (Paris 20e), dont le professeur s’appelle Sophie Doulet.

 

Cet atelier a été mis en place par le centre d’art Khiasma, qui se trouve de l’autre côté du périphérique, aux Lilas. En plus de monter des expositions d’artistes contemporains, de proposer spectacles, rencontres et débats dans ses locaux ouverts au public, le centre d’art mène des actions hors les murs, dans son quartier, pour aller à la rencontre des habitants. Pour l’action à l’école Le Vau, Khiasma a obtenu une bourse de la Fondation de France.

 

Khiasma a alors proposé à trois artistes d’intervenir en classe : Hélène Cœur, qui avait déjà travaillé dans ce cadre, avec le centre d’art ; et les deux animateurs du projet L’Autre musique : Frédéric Mathevet et Célio Paillard – celui-ci, également enseignant d’arts plastiques dans des écoles nationales supérieures d’architecture, étant depuis un certain temps en contact avec Khiasma, pour des ateliers avec ses élèves de troisième année.

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Nous nous sommes retrouvés un peu avant l’heure, pour installer le matériel d’écoute : un ordinateur relié à deux enceintes amplifiées apportées de Khiasma.
À 9h, comme prévu, Sophie est arrivée avec les enfants, qui se sont installés sans un mot sur les bancs de la salle d’arts plastiques.
Visiblement, nous les intimidons. Il faut dire que nous sommes cinq : Delphine et Sarah de Khiasma, ainsi qu’Hélène, Frédéric et Célio. Beaucoup de nouvelles têtes !
Nous faisons les présentations : Delphine et Sarah parlent de Khiasma ; les artistes d’eux, en deux mots (hésitant à se définir comme artiste, ou comme faisant partie de « l’équipe artistique »), puis du projet, en concluant que, bon, vous comprendrez  !
Les enfants ne mouftent toujours pas.
Ils commencent à réagir quand on leur demande d’écouter et de nous parler de ce qu’ils entendent, les bruits de la salle, et ceux qui proviennent de l’extérieur quand on ouvre une fenêtre.

 

Apprendre à écouter le silence.

 

Serez-vous capables de ne faire aucun bruit ?
Ne pas racler frotter heurter gratter bouger remuer souffler parler.
Difficile pour de jeunes enfants de rester tranquilles sur leur chaise, alors qu’il y a des millions de choses à faire dans le monde ! C’est un truc sérieux ça ! C’est pas du jeu, ce serait avoir le calme à trop bon compte !

 

Nous diffusons des sons sur les petites enceintes. Il faut deviner.

 


Deviner ce que faisait de sa journée, du matin au soir, qui ça d’abord ? Un homme, une femme, jeune, vieux ? Quelqu’un qui avait du mal à choisir sa station de radio en tout cas, pas très habile pour trouver la bonne fréquence, ou pas très réveillé, ça ira mieux après le petit café, pour se préparer à une journée parmi les machines de toutes sortes, à croire qu’il était stagiaire, tant il avait l’air familier avec la photocopieuse.

 

Après sa pause de midi, à la cantine d’Arte Radio croit reconnaître Hélène, ça a recommencé, jusqu’à ce qu’il rentre chez lui, après avoir fait quelques courses, et qu’il se fasse un repas sur le pouce, devant un jeu électronique vintage, c’est pas votre époque, vous aurez du mal à décrire les sons, là ! En revanche, tout le monde a remarqué qu’il n’est pas très concentré : après la radio, c’est la télé qu’il zappe.
Au début une main, puis deux, trois, cinq. Chaque élève a son idée, a envie de dire ce qu’il a entendu (même si quelqu’un l’a déjà dit), veut nous donner son interprétation, parfois très précise. Ça pourrait continuer longtemps, mais c’est la récré, et ça, c’est sacré !

 

Au retour de la pause, le quizz est plus complexe.

Ce n’est plus une histoire mais un lieu, un moment.
Où sommes-nous ? Dehors, dedans ? En ville, à la campagne ? C’est la ferme, c’est la ferme ! Dont ils ont vu les vaches sur la vidéo que les fermiers leur ont envoyée, ceux avec qui ils sont en correspondance pour la classe nature.

Et puis.
Rien.
Ou alors.
FFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFOUCHHHHHH !!!!!!!!!
Ils sursautent.
La vague s’est brisée en un fracas soudain et le ressac nous aspire. C’était la nuit nous expliqua finalement Hélène, mais comment savoir ?

Ça devient plus dur, comme de reconnaître cet endroit, où on a l’air d’être dedans et dehors en même temps, on entend les voitures, mais aussi des gens qui parlent,
Du quoi ?
Du brouhaha.
Brouhaha brouhaha.
Tous ensemble !
Brouhaha brouhaha BROUHAHA BROUHAHA !

D’où ne ressort guère que le bruit du percolateur, mais bon, les enfants, c’est difficile, vous n’allez pas souvent au café, à votre âge !

 

Et nous continuons le quizz : c’est quoi ce son ?
Est-ce que le bruit d’une chose est toujours tel qu’on se l’imagine ?



Par exemple, quand on enregistre le bruit d’un morceau de viande qu’on découpe au couteau, on a l’impression d’entendre des pas dans la neige. Et le feu, de près, ça peut ressembler à une soufflerie. Et cette espèce de crissement, mais un peu mat, comment deviner que c’est un concert de bâton qui frotte dans une congère ?
Les mains se lèvent, ça s’emballe.
Toute la matinée à deviner, ils veulent trouver la bonne réponse !
Oubliée la timidité, c’est au premier qui lèvera la main, comme dans un jeu télévisé, parfois avant même qu’ils ne sachent quoi dire.
Et tout ce qu’ils ont entendu les influence. C’est la neige, c’est la neige, c’est un bâton dans la neige !!!
Non, non, attendez… Je vous le repasse, écoutez bien !
Les propositions fusent, la frustration point, les indices ne suffisent plus, même le mime, il faut donner la réponse.
« Je me grattais la barbe. »

 

C’est l’heure.
les enfants s’en vont.
Leur tête pleine d’images de sons.

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Pour ce deuxième cours, nous souhaitons donner quelques repères aux enfants, pour les préparer à la sortie de la séance suivante.

Le premier jeu se fait avec des papiers de soie, des fines feuilles à se faire passer en faisant des bruits différents. Comme à tout nouvel exercice où chacun intervient à son tour, les enfants qui doivent se lancer en premier restent souvent interdits, se demandant quoi faire ; ils nous fixent avec un regard interrogatif et parfois angoissé, attendant que nous les sortions de ce mauvais pas. Quels bruits différents peut-on faire avec une feuille de papier ? On peut taper dessus, la frotter, la froisser, la tendre, la déchirer, la gratter…
Le petit tour commence. Les enfants, pas très sûrs d’eux, suivent nos recommandations. Et quand l’un d’entre eux découvre ou invente une nouvelle façon de faire, les suivants l’imitent ; mais, petit à petit, ils trouvent leurs propres gestes, puis en combinent plusieurs, grattent le papier roulé en boule, frottent un bout de papier contre un autre, s’en servent pour faire un embryon de rythme sur la table devant eux… Ils n’ont pas envie de s’arrêter, mais il le faut, car nous avons encore beaucoup à faire.

 

Nous voulons les sensibiliser aux différents types et natures de sons, et pour cela ils doivent explorer tout un champ lexical. Quels sont les mots pour décrire les sons ?
Fort / faible.
Court / long.
Agréable / désagréable.
Il y a aussi aigu / grave, mais le concept est plus difficile à saisir.
Et on peut aussi parler des sons qui frottent, qui caressent, qui tapent, qui grattent, qui crissent, qui coulent, qui grandissent ou qui s’atténuent, qui s’accélèrent ou qui ralentissent… C’est un brouhaha, mais ce pourrait aussi être le silence.
Nous avons écrit tous ces mots au tableau, et maintenant nous allons les jouer. Suivez ma main et mes consignes, tous ensemble !
Fort ! Faible.
Court. Looooong.
Agréable. DésaGRéable.
Aigu. Grave.
Des sons qui frrrotttttent, qui caressent, qui tapent !
Qui grrrrrrrrrrattent, qui criiiisssent, qui coulent,
qui grandissent, qui s’atténuent, qui s’accélèrent, qui ralentissent.
C’est un brouhaha, brouhaha, brouhaha, brouHaha !

Silence.

 


Après la récréation, nous leur présentons les enregistreurs. Hélène en décrit le fonctionnement. D’abord il y a le son. Ensuite, il y a les oreilles. On en a combien ? 2 ! Et sur le casque, il y en a combien ? 2 ! Et sur l’enregistreur, des micros ? 2 ! Et là, il y a combien de haut-parleurs ? 2 ! Voilà comment ça marche : l’enregistreur capte les sons, on les entend dans le casque, on les enregistre dans la machine et, ensuite, on peut les réécouter au casque ou sur des haut-parleurs.
Ben, alors, on pourrait dire que l’enregistreur, c’est une boîte dans laquelle on conserve les sons pour les écouter plus tard ? Exactement !
Nous les répartissons en groupes et leur prêtons les 5 enregistreurs numériques, récemment achetés par Khiasma. Faites-y très attention, s’il vous plaît, c’est très fragile ! Nous leur montrons comment les manipuler : mettez d’abord le casque sur les oreilles, puis appuyez une fois sur le bouton pour écouter les sons.
Ouaaaaaaaah !
Vous entendez ?
Quand on tape sur la table ? Quand on frotte un pull ? Quand on ouvre une fermeture éclair ? Déplacez l’enregistreur vers le sol. Vous allez entendre ce vers quoi vous dirigez les micros. Écoutez le banc qu’on bouge, les chaussures qui couinent…
Ouaaaaah !
Ils sont fascinés.
On entend tout ! Même les groupes à côté ! On peut les espionner !
Chacun leur tour, ils écoutent avec la machine magique, les petits sons de la classe et les autres élèves qui parlent directement dans les micros, les faisant saturer.
Et quand c’est l’heure de la fin des cours, seuls ceux qui ont des casques sur les oreilles entendent la sonnerie. Car les autres sont autour d’eux et attendent de reprendre leur tour…

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Aujourd’hui, c’est la première sortie.
Nous nous retrouvons tous dans la salle d’arts plastiques de l’école Le Vau, Sophie et les enfants, les trois habitués, Hélène, Frédéric et Célio, ainsi que Delphine et Sarah, venues en renfort.

 

Nous avons préparé une liste de sons à collecter, tous les mots pour les sons que nous avions recensés ensemble. Nous leur demandons de nous en rapporter des échantillons enregistrés dans le square Léon-Frapié.

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Nous divisons les enfants en cinq groupes, chacun suivi par un adulte, Sophie se déplaçant librement parmi les uns et les autres, et nous partons, tous ensemble, pour le square, espérant que la pluie ne reprendra pas dans la matinée.
Nous leur demandons d’avoir les oreilles grandes ouvertes sur le trajet, et de bien écouter autour d’eux, les voitures qui passent, le fin gravier qui crisse sous leurs pas surtout lorsqu’ils traînent des pieds, les oiseaux qu’on entend au loin, indistinctement ; de distinguer les sons aigus, graves, faibles, forts, fixes, qui se déplacent, agréables ou désagréables, et tout le monde n’est pas d’accord, surtout en ce qui concerne le dernier critère ; ça veut dire qu’on ne reconnaît pas tous les bruits et les sons de la même manière, c’est ça ?
Arrivés au square, on parle tous ensemble de ce qu’on a entendu, reconnu, apprécié, et de ce qui nous a déplu.
Ça montre bien qu’il y a une marge d’interprétation, plein de réponses possibles, et pas seulement des bonnes !

 

Alors ?
C’est bon ?
Tout le monde est prêt ?


Nous avions dit : « À chacun son bout de square pour commencer la collecte », mais, assez étrangement, et bien que nous cherchions à nous disperser le plus possible, afin de limiter les interférences sonores, la plupart des enfants convergent vers le terrain de jeu, et beaucoup s’y retrouvent – sauf ceux qui ont été attirés ailleurs grâce à d’habiles stratagèmes. Et, respectant l’usage du lieu qu’ils (re)connaissent immédiatement, ils vont jouer sur la roue, les chevaux à bascule, et surtout le grand bateau, avec sa barre circulaire, son toboggan, sa passerelle et ses nombreuses autres possibilités d’acrobaties pour les explorateurs casse-cou.
Dans chaque groupe de quatre, et à tour de rôle, un élève écoute les sons « à l’oreille », un autre enregistre et les deux derniers sont les gardiens du silence. La répartition des tâches s’avère judicieuse, puisque les enfants acceptent d’attendre leur tour – c’est l’enregistreur audio qui attire toutes les convoitises.

 

Nous souhaitions leur demander de bien écouter l’environnement avant de chercher aux-mêmes à produire des sons. Mais il s’avère difficile de distinguer et repérer les sons de l’environnement alors que de nombreux enfants s’activent un peu partout – et font du bruit. Et puis l’enregistreur est un peu bête, car contrairement à nous qui n’écoutons que les sons qui nous intéressent et parvenons, sans même nous en rendre compte, à écarter ceux qui sont accessoires, voire nuisibles, l’enregistreur capte tous les bruits qu’il peut, sans réfléchir à leur intérêt. C’est une machine. Il ne sait même pas reconnaître les chants d’oiseaux, qui sont masqués par la rumeur de la ville et du périphérique, qui passe en tunnel sous le square.

 



Chaque groupe, à son rythme, commence à remplir sa liste de sons,
en frappant le sol,
en jouant avec les portillons métalliques qui délimitent le jardin d’enfants et qui frappent lourdement le heurtoir en se refermant,
en tapant les barreaux qui entourent le square et la plupart des résidences environnantes… Ça résonne.

Les enfants se prennent vite au jeu de l’exploration ; d’abord un peu réservés, craignant de n’avoir pas bien compris l’exercice et de ne savoir que répondre, ils profitent de l’espace de liberté qui leur est offert pour faire toutes sortes d’expériences, dès lors que celles-ci font du bruit, ou simplement parce qu’elles sont amusantes. Il est temps de leur offrir une récréation…

 


Pourtant, tous les enfants ne se précipitent pas immédiatement vers le terrain de jeu. L’enregistreur continue à les fasciner, non seulement parce qu’il fait entendre des sons ignorés dans le quotidien, mais aussi parce qu’il nourrit leur désir de célébrité naissant. Ils se le passent comme un journaliste tend un micro, et cela leur donne le sentiment d’être sur le devant de la scène.
Korotoumou insiste pour qu’on enregistre sa chanson, mais, quand elle voit les micros pointés vers elle, elle perd soudain son inspiration et ne sais plus comment chanter. Finalement, ce n’est que sur le chemin du retour à l’école que les enfants se laissent aller à chanter tous ensemble, une comptine ancienne bien éloignée des chansons de variété contemporaine et des rêves de célébrité qui peuvent y être associés.
 

 

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Lors de cette nouvelle séance en classe, nous regardons les dessins des élèves. Au retour de la sortie, nous leur avons demandé de représenter les sons qu’ils avaient faits dans le square, afin que l’on comprenne de quel type de son il s’agissait, et comment ils s’y étaient pris pour les produire.
Cela nous permet de voir ce qui les a le plus marqué. Pour la plupart, ce sont les jeux dans le jardin d’enfants (la roue, le bateau…) ; mais on voit aussi souvent les barreaux, dont ils ont apprécié les résonances, et d’autres éléments de mobilier urbain. Et beaucoup de mouvements percussifs, notamment des pieds, comme ils en ont également fait dans les exercices en classe. Nous remarquons aussi que certaines expériences d’enregistrement les ont frappé, ou qu’ils ont plutôt gardé un souvenir général de la sortie, qui prend la forme de dessins d’ambiance, comme des paysages sonores.
« Boum ! » « Crrrrr… » «Houhou » « Frt-frt » L’exercice consiste à reproduire avec la bouche les sons qu’ils ont enregistrés dans le square. Puis la contrainte est inversée, afin qu’ils miment, en silence, le son de leur choix.
Les dessins sont très différents, parfois indiquant très précisément les actions et les sons en résultant, parfois beaucoup plus évasifs, voire abstraits, ce qui laisse plus de place à l’imagination. En les regardant comme des partitions, nous repensons aux bruits du square et à de nouvelles interprétations possibles.
Et puis, nous suivons les onomatopées inscrites par les enfants, sur les conseils de leur professeur. En effet, l’atelier faisant relâche la semaine précédente, Sophie, qui est très impliquée dans le projet, a relayé le travail et l’a orienté dans une direction à laquelle nous n’avions pas pensé, mais qui lui semblait adéquate. Dans la mesure où l’atelier est largement expérimental et se développe en regard de ce que font les enfants, nous ne pouvons tout prévoir, et n’avons donc pas toujours des consignes à donner !

 

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Les vacances approchent.
Aujourd’hui, les enfants sont particulièrement excités.
Ils trépignent, n’ont aucune patience.
Et, pour simplifier les choses, ils sont 23, trois de plus qu’à l’accoutumée, 3 primo-arrivants (des « Clin », dans le jargon de l’éducation nationale) dont l’un ne sait pas du tout parler français.
Les élèves se sont assis à ce qui semble être « leur » place, celle de l’amitié, de l’habitude et des catégories bien définies. Filles d’un côté, garçons de l’autre – hormis Sehar-Awan et Esaïe, qui ne se soucie pas de ce type de ségrégation (pour la première) ou n’a pas de telles préventions (pour le second).

 

Le but de cette séance est de commencer à les familiariser à ce que peut être une partition graphique pour une pièce sonore.

 

Pour commencer, nous allons leur faire « jouer la pluie ».
S’inspirant d’un système de notation qu’il avait préparé pour son laboratoire d’écriture graphique musicale (à Toulouse, en 2009), Frédéric dessine une série de traits obliques sur le tableau et explique la règle du jeu : les enfants vont devoir chanter l’averse, les gouttes qui tombent à verse, en une note glissée (glissando), de grave à aigu, et le « p » des plocs sur le sol mouillé. Ce n’est pas le bruit mais une interprétation de la pluie et les enfants se moquent bien de ce que ça ne soit pas réaliste.
Frédéric est le chef d’orchestre.
Regardez ma main, ma main droite, attendez avant de commencer à chanter, que mon poing soit ouvert, tant qu’il est encore fermé ça doit être le silence, et suivez ma main gauche en même temps, celle qui désigne lequel des deux groupes doit commencer à chanter, à voix basse ou tonitruante, et quand on doit entendre les « p » percussifs des enfants du fond, qui rendent jaloux ceux du devant qui aimeraient percuter aussi, sauf que c’est chacun son rôle, pourtant ils le font quand même et Frédéric essaye de rétablir la bonne organisation de l’orchestre, mais les envies sont trop fortes, les enfants enthousiastes et la pluie redouble d’intensité, toutes les forces ont été jetées dans la bataille, le déclin est inévitable et annoncé, Frédéric pointe l’accalmie dessinée sur le tableau, les traits obliques de l’averse ont été remplacés par des lignes horizontales brisées, progressant en palier d’un nuage indistinct fait d’ondes entremêlées à un mince filet de voix, l’éclaircie se profile, le soleil apparaît au-dessus de l’horizon et, pendant que les dernières voix s’éteignent, on n’entend plus que le chant des oiseaux, les sifflements du banc du fond, par les derniers interprètes de la partition graphique.
Après la pluie, le beau temps.

 

Après la pause, nous regroupons les enfants par groupe et leur demandons d’écrire leur propre partition graphique pour jouer le square Léon-Frapié.
Pour ce premier essai, chacun doit choisir une partie de son dessin, un seul son, et le représenter plus simplement, en faire un symbole, le signe d’un événement musical ; et puis, en les combinant tous, composer une phrase musicale qu’ils vont jouer devant la classe.

 

Qui est prêt ? Qui veut passer ?
Tout le monde lève la main.
Ils sont impatients de jouer en public ce qu’ils ont préparé entre eux.
Ils veulent montrer ce qu’ils font et surtout ce qu’ils savent faire, le montrer à tous, à nous et surtout aux autres – ils ont réussi l’exercice et la concurrence sera rude.
Mais quand ils avancent devant le tableau, face à tous, les voilà intimidés, hésitants, attendant que nous leur disions quoi faire, eh bien ! Commencez ! Allez-y ! Et jouez fort, qu’on vous entende bien, vous n’avez pas besoin de regarder votre feuille, vous connaissez votre partie par cœur !
Faites tinter les clefs, taper les pieds, chantez les onomatopées, et faites-le en rythme, régulier, et la boucle est enclenchée, la phrase répétée, à l’identique, démultipliée, encore, et encore, et encore…
Un moment a été joué, mais il va maintenant falloir composer dans le temps…

 

 

Aujourd’hui, nous préparons la deuxième sortie.

 

Le premier exercice a lieu dans la cour.
Korotoumou prend un air désabusé. « C’est nul. »
Nous nous mettons en ronde et Hélène nous guide. Nous devons avancer vers le milieu du cercle et offrir notre nom à tous, en joignant le geste à la parole.
Les premiers élèves sont un peu timides, ils s’avancent à peine, esquissent mollement un embryon de mouvement et murmurent leur nom sans conviction. Mais ils s’enhardissent au fur et à mesure du tour, lancent leur pied en l’air, sautent, virevoltent, envoient leur nom au ciel et le rattrapent ensuite ; puis nous nous engageons sur une nouvelle ronde, dans laquelle chacun salue à nouveau et où nous reprenons tous le mouvement et la voix. Les enfants, espiègles, s’amusent à faire le poirier et la roue, autant pour montrer leur habileté que pour mettre à l’épreuve celle des autres, adultes compris.
Puis Hélène nous demande de marcher dans la cour, et de le faire au rythme de l’un ou l’une d’entre nous, qu’elle désigne à tour de rôle. Nous nous ajustons donc à son pas, et Sophie espère alors pouvoir apprendre à ses élèves à marcher au rythme de la musique pour le spectacle qu’elle prépare avec eux, pour lequel tout semble se faire, et bien contre son gré, à la dernière minute…

 

Nous remontons en classe. « C’est nul. »

 

Ce que nous voulons, c’est composer.
Mettre des bouts, des morceaux ensemble, les entendre évoluer, changer, se transformer, passer de l’un à l’autre, et qu’il y ait un début et une fin…
Nous distribuons à chaque groupe le dessin d’un autre. Ils aimeraient savoir qui en sont les auteurs mais nous leur demandons de l’interpréter tel qu’ils le voient. Pourtant, n’est-il pas plus facile de décoder une image une fois qu’on sait quelle personne l’a codée et, la connaissant, deviner ce qu’elle a voulu exprimer ?
Mais qu’est-ce qu’ils ont bien pu vouloir dire ?
Les enfants s’interrogent, nous essayons de leur donner des pistes, mais ils trouvent très bien tout seuls. Encore une fois – ça devient une habitude –, ils nous impressionnent. Car, après avoir un peu renâclé, « Pourquoi on ne peut pas reprendre nos dessins, c’est nul », ils se sont projetés dans la partition que nous leur avions distribuée et en ont extrait une petite musique bien singulière…
Et si certains ont trouvé des rythmes, comme la fois précédente, d’autres ont imaginé une progression, que l’on sent se déployer dès la première écoute, nous le comprenons quand leur composition s’installe, elle se développe jusqu’à arriver à son terme, évident. Nous nous en rendons compte alors que nous les faisons tous jouer, chacun leur tour, groupe après groupe, pour que le son circule dans une composition collective à l’échelle de la classe.

 


Célio dirige, Hélène enregistre, Frédéric prend des photos, en veillant à ne pas cadrer les visages des enfants pour des questions de droit à l’image – Sophie et Brigitte Ventre, la directrice de l’école, nous expliquant comment les précautions à prendre sont de plus en plus contraignantes, les autorisations étant aujourd’hui non seulement limitées à des usages précis, mais encore assorties d’une exigence de destruction des images après une période donnée.
Nous indiquons quand le groupe d’après doit prendre le relais, mais, en général, les enfants s’en sont rendu compte par eux-même, et nous n’avons même pas besoin de faire de signes.

 

C’est bien ! Vraiment.
Quel plaisir de voir tout cela prendre forme… Quelle satisfaction !
C’est presque bizarre. Cette sensation de contentement qui point… Et ce sentiment que nous pouvons aller plus loin, tous ensemble. Tout reste encore à concrétiser, doit prendre forme, être mis en œuvre, mais nous sommes confiants.
Typiquement, nous sommes en train de vivre les joies de la pratique : nous y étant engagés, nous ne l’appréhendons plus. Y étant impliqués, nous ne cherchons pas à la comprendre comme un objet extérieur et nous ne craignons pas ce qui se produira.

 

Lors de la seconde partie de l’atelier, nous demandons aux enfants de préparer de nouvelles partitions pour la sortie de la semaine suivante.
« Partition ? » Ils ne comprennent pas. Nous essayons de leur expliquer qu’ils en ont déjà dessinées et interprétées plusieurs, malgré eux. Ce n’est pas très clair. « Ce sont des dessins qui servent à jouer de la musique ; un peu comme les lignes avec les notes marquées dessus, mais cette fois, c’est vous qui inventez vos symboles. » C’est un peu mieux, mais ça n’a pas l’air limpide pour autant.
Ils ne savent pas vraiment quoi faire, ne comprennent pas bien ce que nous attendons d’eux, certains trouvent qu’ils dessinent mal, d’autres se plaignent de ne pas avoir d’idées, « c’est nul », et puis, comme ça arrive à chaque fois, ils finissent par baisser la garde et se laissent aller. Ils dessinent ce qui leur passe par la tête, parfois seulement ce qui leur plaît – sans que le lien avec l’exercice ne nous apparaissent vraiment –, composent seuls ou en groupe, tous ensemble ou chacun sa place.
Nous faisons le tour des tables, donnons des conseils, proposons des pistes parfois, mais ils trouvent souvent leurs idées quand nous sommes occupés ailleurs, et le résultat ne manque jamais de nous surprendre.
Certains, pourtant, se désolent encore de « mal dessiner », de « rater » leur dessin, qu’ils trouvent « moche », « c’est nul ». À force qu’elles soient répétées, nous commençons à nous lasser de ces remarques, auxquelles chaque fois nous répondons qu’il n’y a pas de « beaux dessins », mais seulement des partitions, et qu’on ne leur demande pas de faire joli, que nous prenons tout et ne jugeons pas, et c’est Hélène qui le redit haut et fort, j’espère que c’est bien clair pour tous…

 

Nous récupérons les dessins et les affichons tous sur le tableau, avec des aimants. Les enfants sont fiers ou honteux, fiers et honteux, peut-être, de voir leurs dessins ainsi exposés, on n’y peut rien, ça fait toujours quelque chose de rendre public ce qu’on a fait. Et, pendant qu’ils regardent le tableau totalement recouvert de ces très nombreuses partitions graphiques, nous leur passons le son de l’interprétation collective de la semaine passée.
Difficile de deviner ce qu’ils en pensent, car ils n’ont qu’une idée en tête : ils veulent voir les planches de Frédéric, qui a représenté les premières séances de l’atelier en bandes dessinées. Alors, quand nous commençons à les afficher sur le tableau, le brouhaha s’élève rapidement, c’est qui là, tu reconnais, c’est moi ! Et là, c’est mon dessin, mais pourquoi il m’a dessinée comme ça ? Je ne me vois pas, mais si tu es là, Monsieur Frédéric, Monsieur Frédéric, pourquoi tu m’as mis un pull rouge, je n’ai pas de pull rouge ! C’est pour que tu ne te noies pas dans le décor, on n’est pas toujours obligé de dessiner les choses exactement comme on les voit, parfois il faut s’arranger un peu avec la réalité pour être plus vrai…
La réalité ? La réalité ? Ça ne compte pas. Ils ont simplement envie de se voir sur les dessins, de se retrouver, et peu importe si la cloche sonne pour signifier la fin des cours.

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Aujourd’hui, c’est la deuxième sortie.
Pour une fois, nous nous retrouvons le jeudi après-midi, plutôt que le vendredi matin. Ça n’a pas été facile de s’accorder sur la date, puisqu’il faut qu’elle convienne aux trois intervenants de l’atelier et trouve sa place dans le planning très dense de la classe de Sophie, qui mène plusieurs projets de front.
Finalement, nous avons dû choisir un jour où Delphine et Sarah ne peuvent pas nous accompagner, et cela nous contraint à répartir les enfants sur quatre groupes plutôt que cinq. En plus, nous sommes dans une période de contestation contre la réforme des rythmes scolaires et la classe accueille des enfants dont l’école est en grève.
Parmi les deux qui sont avec nous, il y a Juliette, une des filles de Sophie, que tous les enfants veulent avoir dans leur groupe. Alors que nous rappelons en classe le but de la sortie, beaucoup de mains se lèvent : « Oui, Jonathan ? » « Est-ce que Juliette peut être dans notre groupe ? » « Oui, Fatoumata ? » « Est-ce que Juliette peut être dans notre groupe ? » « Oui, Mina ? » « Est-ce que Juliette peut être dans notre groupe ? » « Oui, Alicia ? »…
Tout le monde s’habille chaudement. N’oubliez pas de prendre votre écharpe et votre bonnet, mettez vos gants si vous en avez, c’est le printemps depuis une semaine, mais on dirait que la météo n’a pas suivi le changement de saison…
Arrivés au square Léon-Frapié, pour nous réchauffer et nous préparer à la suite, nous commençons par refaire quelques exercices de la semaine passée – échauffements harmoniques et mouvements de salutation générale repris par tous.
Puis, alors que Frédéric et Sophie préparent les partitions à distribuer aux groupes – à d’autres que leur(s) auteur(s), pour que personne ne joue son propre dessin –, Hélène, accompagnée de Célio, guide les enfants pour tester un des mouvements de chorégraphie sonore de la partition pour les Fougères qu’elle vient d’écrire.
Bon, alors, venez, nous allons faire un autre exercice ensemble ; vous allez vous placer là-bas, au bord de la pelouse, là, à la limite du chemin, mettez-vous sur le bord, vraiment ;                  non, ce n’est pas une course ; alors,           écoutez-moi, tout le monde m’entend ? Mettez-vous bien en ligne, voilà ;          oui, sur le bord, c’est ça ; alors, voilà ce que nous allons faire ; vous savez chanter les oiseaux ? Oui ? Tous ? Alors nous allons traverser la pelouse jusqu’à l’autre côté, en faisant des mouvements comme ça ; vous voyez mes bras, vous comprenez ? On va onduler comme un serpent, chacun à sa vitesse ;        non, non, ce n’est pas une course, vous êtes sûrs d’avoir bien compris ? Vraiment ?
Bon, on y va alors…
C’est la ruée.

 


Les enfants s’élancent et courent aussi vite qu’ils peuvent.
Ils foncent droit devant eux et se bousculent pour prendre la première place.
Et dès qu’ils atteignent la ligne, ils repartent dans l’autre sens…
Attendez ! Attendez ! On ne vous a pas demandé de faire la course ! Restez-là ! Vous n’avez pas compris mes gestes, vous êtes allés tout droit, vous auriez dû onduler ; et les petits oiseaux ? On n’a rien entendu… Vous avez pensé à chanter les oiseaux ?
On va recommencer ; vous allez vous mettre en ligne, à nouveau, sur le bord, on va vous diviser en deux groupes cette fois-ci, et chacun va nous suivre, Célio et moi, vous allez à la vitesse que vous voulez, mais vous n’avez pas le droit de nous dépasser ; et surtout, on veut entendre les oiseaux, et c’est vous qui les faites, n’oubliez pas ! Restez bien sur la ligne, c’est bon, vous êtes prêts ? On y va !
Nous partons                                                       chacun devant notre groupe
nous avançons à notre rythme      dans notre côté de la pelouse
les enfants nous suivent                 ils sont derrière nous
nous allons tout droit, puis à droite  nous filons à gauche, puis encore de front
on entend des cris de joie           les enfants exultent
puis nous convergeons vers le milieu, nous nous croisons
les files se rejoignent un moment, nous ne savons plus qui est qui
les groupes sont mélangés
et finalement nous nous séparons                chaque groupe suit son chemin
tout le monde est là ?    On n’a perdu personne ?
Et ça recommence !
Nous nous rencontrons à nouveau, comme deux nuées d’oiseaux
se traversant l’une l’autre, formant un instant un chaos indescriptible,
avant que chaque groupe reprenne forme et apparence distincte ;
mais ne croyez pas que l’organisation ait même été suspendue : les liens n’ont jamais été rompus ; au contraire,
c’est leur force d’attraction qui leur a permis de tenir, même lorsqu’ils ont été transpercés par d’autres ; leur réunion
n’a pas produit de casse-tête chinois : ils se sont dénoué aussi vite qu’ils se sont noués ;
les serpents humains se sont alternativement unis                            et désunis,
jusqu’à ce que chacun retrouve le repos,
en rejoignant l’autre extrémité de le pelouse.

 

 

 

Les enfants ont été excités par ces premiers exercices ; ils attendent la suite avec impatience. Nous essayons laborieusement de les réunir dans les groupes de la séance précédente, et de les mettre par paire (de groupes), mais ils ne se laissent pas faire et continuent à parler en même temps. Et Juliette, elle est avec qui, Juliette ? Elle peut être avec nous ?
Brouhaha, brouhaha, brouhaha, BROUHAHA
Nous peinons à nous faire entendre.
Nous leur distribuons des partitions en leur expliquant qu’ils ne recevront pas celles qu’ils ont dessinées, car nous voulons qu’ils en interprètent d’autres. Ils sont
déçus. « C’est nul. » Ils ne comprennent pas, ils insistent. Ils râlent, ils se plaignent.
Ça commence à bien faire, Hélène en a assez, elle leur confie notre exaspération, pourquoi dites-vous que c’est trop difficile, que vous n’y arrivez pas, vous avez déjà réussi à le faire, arrêtez de dire que ça ne sera pas bien, nous vous l’avons déjà dit, ce n’est pas la question, que ça soit beau ou pas, nous voulons que vous essayiez, nous savons que vous en êtes capables !
Brouhaha, brouhaha, grumbl, brouhaha, brouhaha, mais pourquoi ?, brouhaha, brouhaha, brouhaha, c’est nul…

 

Célio, Frédéric, Hélène, Sophie accompagnent chacun leur groupe dans une zone différente du square, afin d’y jouer et d’y enregistrer ses partitions.
La première difficulté consiste à décoder, voire à défricher chaque partition. Mais qu’est-ce qu’ils ont bien pu vouloir dire ? Les enfants se creusent la tête, un peu insistent ou se lassent, considèrent ce qui les intéressent et écartent le reste, interprètent ensemble ou séparément. Ils partent faire des essais, ou jouer, tout simplement.
Ils ont envie de se dépenser, il fait un froid saisissant pour une fin mars. « Regardez, il neige !!!!! » Quelques flocons virevoltent autour de nous, fondant dès qu’ils touchent le sol. « C’est nul. »

 

Nous essayons de canaliser leur énergie dans les interprétations sonores, et cela s’avère difficile, car les enfants doivent les réaliser sans bruits parasites, alors qu’ils sont dans un cadre qu’ils associent a priori à la récréation, où les tentations sont nombreuses.
Ils font tourner la roue du jardin d’enfants
tapent sur le grand bâteau
font battre les portillons,
actionnent la fontaine,
frottent un banc avec des bâtons,
caressent les arbustes,
tapent du pied,
frottent les graviers,
triturent la pelouse,
traversent les anciennes herbes folles dont les mottes, récemment ratiboisées, arborent une coupe en brosse rappelant celle des militaires,
parfois un enfant traverse le champ, ou la pelouse,
peu de passants dans le parc, et ils n’ont pas l’air interessés ni même intrigués par nos activités,
il y a des enfants qui jouent, parfois un qui dirige, et toujours un autre qui enregistre,
on les voit courir d’un coin à l’autre du square pour faire des bruits,
monter et dévaler les monts des Fougères, des montagnes de deux mètres de haut,
tapoter sur les rambardes métalliques,
la cage du terrain de foot,
dans un rythme déterminé,
ou en fonction des déplacements et des tirs des trois joueurs de basket.

 




Ils ont déjà interprété plusieurs partitions, improvisé un peu, joué, aussi.
Nous avons les mains froides, les corps commencent à s’engourdir, il n’est plus guère possible de se concentrer, les enfants ont envie de s’a-mu-ser, de profiter de la récré qu’ils n’ont pas encore eue (officiellement) et que nous leur avons promise en arrivant au square.
Ils se ruent dans l’espace de jeu, où ils courent dans toutes les directions, passant d’une attraction à une autre, sans autre motivation que la satisfaction de leurs envies de l’instant. Et, parmi celles-ci, il y a celle de faire du bruit, de se servir du grand bateau comme d’un immense instrument de percussion polyphonique (et nous l’enregistrons), de tourner le plus nombreux et le plus vite possible sur la roue en criant, en criant, en criant plus fort, plus aigu, plus strident, tous ensemble, le cri de la Fougère.

lCdlF19

 

 


L'aventure commence sur un bateau.
Une vingtaine de hardis moussaillons naviguent sur le vaste océan, à la lisière des deux mondes.
Jusque-là, tout va bien.
Mais la mer se met à gronder, menaçante, et une tempête se déclenche.
Le bateau est chahuté, les vagues percutent la coque, le bois grince dangereusement et les matelots s’activent en tous sens. Certains crient mais ils se reprennent vite.
Le bateau ne coule pas, il s’échoue sur une île isolée, pile à cheval sur la crête entre les deux mondes : l’île Léon-Frapié, baptisée ainsi après qu’un matelot avait entendu des rugissements incohérents et qu’il avait voulu s’écrier : « c’est l’île du lion frappé ! », mais que, de peur ou d’excitation sa langue ait fourché, et que tout le monde ait compris autre chose, ce qui devint le nom de l’île.

 

le bateau naufragé

Plutôt que de rester cloîtrés sur leur bateau à attendre un très hypothétique secours, nos intrépides matelots décident d’aller
explorer l’île, par souci scientifique autant que par un secret espoir, partagé par tous, mais que personne n’ose s’avouer, de rencontrer des autochtones et d’obtenir leurs conseils et leur assistance pour poursuivre leur long voyage, qui ne faisait que commencer.
Il faut dire que le terrain près duquel ils s’étaient échoués était loin d’être vierge, puisque parsemé d’étranges objets-constructions que seules des intelligences très développées pouvaient avoir élaborés. Après en avoir expérimenté tous les usages possibles et s’en être bien amusés, après avoir défriché les environs proches, les matelots décident de partir visiter le reste de l’île.

 

départIls traversent une rivière à gué et découvrent un nouveau paysage :
une jungle touffue et accidentée. Ils s’y déplacent précautionneusement, en faisant bien attention où ils marchent, pour ne pas faire de bruit.
Car la forêt n’est pas inhabitée. Elle est peuplée par de nombreux animaux dont ils entendent les cris, parfois sympathiques, souvent effrayants. Et plus ils s’enfoncent dans la jungle, plus ils se sentent surveillés, suivis, entourés, observés, décortiqués, cartographiés comme les morceaux de bœuf sur le panneau de l’artisan boucher.
Ils prennent peur.
Pressent le pas.
Les cris les accompagnent et s’amplifient autour d’eux.
Ils courent, ne savent pas où aller, craignent de se séparer et que l’un d’entre eux se fasse happer par quelque bête sauvage.
Mais c’est alors qu’ils aperçoivent, si proche et en même temps si loin, une montagne qui se dresse avec aplomb, un mont pelé surmonté d’un unique pin majestueux.
Ils redoublent d’efforts, évitent quelques coups de griffes et de crocs, et parviennent à atteindre les parois escarpées du pic-à-un-seul-cheveu, qu’ils escaladent d’une traite, portés par l’énergie du désespoir.
Incapables d’en faire autant, les bêtes grognent de la déception d’avoir manqué ce repas exotique qui semblait leur être livré à domicile.
collines
Arrivés au sommet, ils ont presque la tête dans les nuages.

Ils surplombent l’île entière. De ce poste d’observation, Ils aperçoivent leur bateau, échoué dans la crique entre une falaise et une rivière qui se jette dans la mer. Mais ils distinguent aussi, vers l’autre bout de l’île, par-delà la jungle, une plaine d’un vert éclatant ; et, plus loin encore, derrière un dense rideau de végétation… Des géants ! Des hommes si grands qu’ils ne voient pas leur tête, qui semblent perforer le plafond céleste. Ils sont loin à l’horizon, pris par une occupation incompréhensible à cette distance, et nos petits matelots, si petits matelots en haut de la montagne, comprennent qu’il est illusoire d’essayer d’attirer leur attention de là où ils se trouvent ; ils n’ont pas le choix, ils doivent se rendre jusqu’à eux…

 

Ragaillardis par cette perspective, et téméraires au point d’être inconscients du danger, ils se lancent et dévalent le flanc de montagne comme un torrent de printemps. Ils s’enfoncent dans la forêt sans ralentir et y creusent leur lit sans rencontrer d’obstacle, se faufilant entre eux en coulant dans le bon sens de la pente.
La forêt s’éclaircit, les grands arbres se font rares. Ils traversent les sous-bois comme une trombe et sont soudain éblouis par une vive lumière : c’est la plaine qui s’ouvre à eux, une plaine immense recouverte d’herbe jeune au vert éclatant, dont les brins effilées se balancent délicatement au gré d’une douce brise.
Ils sont sauvés. prairie

Ils avancent encore un peu pour se mettre bien à l’abri des bêtes puis, épuisés, ils s’allongent sur la douce moquette végétale et s’endorment aussitôt.

 

Ils ronflent.
Ils ronflent tant et si bien que leurs propres ronflements finissent par les réveiller.
Il fait encore jour mais plus pour longtemps. Il est trop tard pour continuer. Ils décident de s’arrêter pour la nuit, puisqu’ils se sentent là en sécurité, et se repaissent des provisions qu’ils ont emportées avec eux. Le lendemain, la journée sera encore bien remplie, ils le savent. Alors ils entonnent des chansons pour se donner du courage puis, à une heure avancée de la nuit, ils se laissent à nouveau glisser dans le sommeil.

 

labyrinthe

Le lendemain, ils se lèvent tôt, fiers et conquérants. Ils prennent une rapide collation et s’élancent dans la traversée de la prairie. Chacun suit son propre chemin mais jamais ils ne se perdent de vue. Ils s’éloignent et se rapprochent, se croisent et s’éloignent à nouveau. Mais, rapidement, une nouvelle épreuve s’annonce : ils viennent d’atteindre le rideau végétal. Une multitude d’arbustes différents, aux formes si noueuses, tordues, fourchues qu’ils semblent agoniser sur le sol sec et rocheux.
Ils s’engagent dans un chemin caillouteux qui se perd rapidement dans la garrigue. Ils entendent des bruits étranges, assez désagréables, comme des plaintes susurrées par la végétation déclinante. Ils essayent de passer, à droite, à gauche, au-dessus, en-dessous, ils se baissent, se contorsionnent, leurs habits s’accrochent aux branches comme si les arbustes cherchaient à les retenir.
Chacun cherche à ouvrir son propre chemin et ils finissent par se perdre. On les entend qui s’appellent des quatre coins du labyrinthe végétal, alors qu’ils tournent en rond et finalement, ils ne parviennent à se retrouver qu’en s’envoyant des messages en morse sur les arbres qui sonnent creux. Ils convergent tous au même endroit, dans une espèce de cul-de-sac au fond duquel semble s’ouvrir une grotte, mais l’entrée en est condamnée par une grille…

 

Les voilà tous devant, nos matelots aux pieds maintenant bien terriens, à se regarder en se demandant que faire. Il y a une porte dans la grille mais elle ne s’ouvre pas ! Il n’y a pas de serrure, pourtant, pas plus de cadenas, c’est incompréhensible ! Arrêtés si près du but, ce n’est pas possible !
Démunis, impuissants, désespérés et paniqués de devoir rebrousser chemin pour affronter à nouveau tous les périls, simplement pour rentrer se morfondre sur le bateau échoué, les voilà qui s’énervent contre leur sort : certains secouent la porte, d’autres tambourinent contre la grille, d’autres encore se lamentent à haute voix et tiennent des propos incohérents, tout se mélange et, petit à petit, le brouhaha devient une mélopée dans laquelle ils s’enivrent et se bercent, pour finalement entrer en harmonie avec un son extrêmement mélodieux : ils viennent de composer le code secret et la porte s’est ouverte en grand pour les laisser passer.

 

grotteFous de joie, ils se précipitent dans la grotte qui s’avère être un tunnel. Il fait sombre mais ils n’en ont cure. Les murs suintent l’humidité mais ils n’y font pas attention. Le tunnel se fait de plus en plus serré, jusqu’à devenir pas plus gros qu’un boyau, mais ils s’en moquent : ils rampent avec frénésie vers cette lueur qui brille au bout, le plus vite possible, et finalement débouchent en plein jour, dans l’antre des géants.

 

Éblouis par la luminosité soudaine, ils ne comprennent pas ce qui se passe. Ils entendent des sons percussifs mais ne savent pas à quoi ils correspondent. Que font les géants ? On dirait qu’ils jouent.
Ils manipulent une grosse balle qu’ils essayent de se chiper pour ensuite la lancer vers un panier placé en hauteur, haut haut haut dans le ciel… Les explorateurs regardent ces exploits avec admiration.
Oseront-ils leur parler ? Sauront-ils maîtriser le langage incompréhensible des géants, à mi-chemin entre onomatopées, modulations harmoniques et chants ?

géants

Devant l’école, juste en face de l’entrée, deux voitures de police sont garées en travers, bloquant totalement la piste cyclable. six, huit ou dix policiers en uniforme – certains en bleu, d’autres en blanc – se tiennent debout, discutant entre eux, jetant de temps à autre autour d’eux le regard circulaire du fonctionnaire assermenté, quiconque le croiserait se sentirait coupable d’un délit qu’il n’a pas commis, et pourtant sur le point d’être confondu.
Il est presque midi.
Une heure et demie plus tard, il reste une voiture de police garée sur la piste cyclable et beaucoup d’enfants qui attendent devant l’école, retenus par des policiers qui bloquent le passage. Que se passe-t-il ?
« On cherche quelque chose, répond une policière, tant qu’on ne l’a pas trouvé, personne ne rentre. »
Alors on attend, on regarde autour de nous, il ne se passe rien. Rien du tout. D’exceptionnel. D’intriguant. Des policiers et des adultes non identifiés s’échangent quelques mots, de temps en temps. Quelqu’un passe, tranquillement. Toujours rien.
Et puis, tout d’un coup, sans qu’on sache pourquoi, les policiers nous laissent entrer, mais nous sommes tous conduits, adultes autant qu’enfants, vers la cour de récréation. Cris, poursuites, jeux bruyants, questions, suppositions, interrogations, propositions, indices, échos, affirmations, péremptoires, catégoriques, répétées, amplifiées, déformées, Monsieur, Monsieur, c’est vrai que… Il paraît que… Est-ce qu’on a… Alors tu vois… Ben oui ! J’te jure ! Bien sûr… Pff ! T’as rien compris…

 

Nous nous retrouvons en classe avec un peu de retard et y attendons le passage de la directrice, qui fait le tour pour donner des explications aux élèves et les rassurer.
Nous profitons de ce temps d’attente indéfini pour demander aux enfants s’ils se souviennent bien de l’histoire. Une forêt de doigts se lève, pour nous raconter le naufrage, les cris, la découverte du terrain de jeu, les bêtes sauvages à l’affût, la périlleuse traversée de la jungle, le salutaire repos dans la prairie, l’angoisse du labyrinthe et de ses bruits bizarres, le code secret, le code secret ! Et la rencontre avec les géants, si accueillants, et leur chien, surtout !
Mais tout cela, bien sûr, avec leurs mots à eux, des détails parfaitement rapportés, dans une histoire en morceaux, chaque groupe n’en a joué qu’une partie, et peu depuis le début, et c’est bien pour cela que nous y retournons, ce jour-là, afin de compléter l’histoire.
Il nous faut de la matière, encore, des ambiances, des bruits, des sons, bien que nous en ayons déjà, il nous en faut encore plus, pour pouvoir faire d’autres montages, comme celui que nous fait écouter Hélène. C’est une composition sonore avec des bouts, des fragments, composés sans respecter l’ordre ni la chronologie, parce que tous les sons ne vont pas ensemble mais que certains s’assemblent opportunément, et dès lors ça fonctionne et le récit se développe et peut nous intéresser.

 

Mais ce qui capte surtout l’attention des enfants, ce sont les voix – leurs voix. Ils écoutent et éclatent de rire, qu’est-ce qu’elle a dit, qui dit ça ? Ils s’esclaffent de plus belle, ils rigolent, ils se marrent, ils n’arrivent pas à se retenir, malgré quelques regards appuyés que nous leur lançons, plusieurs « Chut ! » et des avertissements nommément adressés.
Hélène diffuse à nouveau sa composition et cette fois les enfants l’écoutent en silence, parvenant à contenir leur enthousiasme, mais on voit bien, à leur visage rayonnant, qu’ils sont dans un autre monde…
Nous apprécions ces courts moments de pause, tout en espérant que la directrice arrivera bientôt, ne sachant plus trop comment occuper les enfants avant la nouvelle sortie.

 

Heureusement, elle apparaît quelques minutes plus tard et explique l’incident, d’un ton à la fois posé et plein d’assurance, qui intimide les enfants. Elle parle lentement et choisit ses mots. Elle explique, calmement, qu’elle a reçu la veille un e-mail de menace, d’une personne non identifiée qui prétendait vouloir placer une bombe dans l’école. Prenant cette menace très au sérieux, elle a prévenu la police qui a inspecté l’ensemble de l’école, toutes les pièces, tous les placards, tous les casiers sous les tables, même – murmures dans toute la classe. Ils ont donc bien tout vérifié mais ils n’ont rien trouvé et Madame Ventre, rassurée, a autorisé les enfants, cantonnés dans la cantine, par précaution, à rejoindre la cour de récréation, puis leur classe.
Et, pour éviter qu’un tel incident ne se reproduise, et pour garantir la sécurité des enfants, Madame Ventre a déposé une plainte, pour qu’on détermine qui est l’auteur de l’e-mail, quelles étaient ses motivations, afin qu’on l’empêche de récidiver. Les enfants sont d’accord avec leur directrice, certains souhaiteraient même des mesures plus radicales, pour se venger, mais Madame Ventre écarte une telle perspective. Dès lors que nous sommes bien protégés, laissons faire la police et la justice et suivons leurs recommandations sans les outrepasser.
Le départ pour le square Léon-Frapié se fait donc sous des auspices un peu particulières, mais les enfants oublient vite l’incident, se réjouissant de cette nouvelle sortie, se chicanant, et surtout prenant un malin plaisir à désordonner la file, deux par deux, que Sophie s’échine à reconstituer, ne serait-ce que pour contenir le travail de sape permanent des enfants, qui fragilise son autorité.

 

Cette fois-ci, chaque groupe file directement sur son terrain de jeu, pour compléter l’histoire déjà entamée, par un bout ou par un autre. Nous sommes maintenant bien rodés, habitués à travailler ensemble.
Qui tient le micro, qui prend la feuille, qui dirige, que reste-t-il à jouer et à enregistrer ? Les enfants commencent tout seuls, ils tapent, ils frottent, ils grattent, ils sifflent, ils chantent, ils parlent, ils essayent et nous les conseillons, voire les dirigeons, si une idée nous vient.
Certains sont calmes, d’autres turbulents, il y en a qui s’appliquent, d’autres qui jouent ; parfois ce sont les mêmes et il faut leur rappeler que même si l’atelier est plaisant, ce n’est pas pour autant la récréation ; mais eux ne font pas toujours la différence, ils se courent après, dévalent en roulant les petites « collines » de la « jungle » des « Fougères », chantent des chansons dans l’herbe, s’amusent à se faire peur. Ils oublient parfois les objectifs de l’atelier, ne retiennent que ce qu’ils veulent de l’histoire ; mais quand, après plus d’une heure de création sonore, nous leur donnons la récréation qu’ils attendaient, ils demandent à reprendre les micros pour continuer à enregistrer des sons.
Leur réserve d’énergie et d’imagination semble inépuisable.