SCÈNES DE JOIE
hors-norme
PAR AUDE-EMMANUELLE HOAREAU

Floyd Dog

Christian Jalma dit Floyd Dog est un plasticien, un musicien, un poète, un archiviste, un prophète... Artiste réunionnais, il renonce aux définitions définitives comme aux éclats du présent et au confort des œuvres bien réalisées. Les sons, les bruits, les grésillements et les ratés d'enregistrements que Floyd Dog utilise défont le primat de l'image et déjouent le jeu du spectacle ambiant. Il préfère la marge aux lumières des podiums.

Le son contre l’image ?

 

Le rapport entre le son et l’image se vit de manière conflictuelle chez Christian Jalma dit Floyd Dog. L’un (le son), tend à surpasser l’autre (l’image) jusqu’à nier son pouvoir de dire le vrai. Pour Floyd Dog, l’image colonialiste et cannibale qui sature l’histoire réunionnaise est monstrueuse. Elle dévore les êtres et les condamne au silence. Le colonisé, honni, maudit, était cantonné à des représentations dévalorisantes. Créature d’un colonisateur occupant la position de Dieu, il était pris au piège d’une altérité asymétrique. Les images reflétant sa situation se perpétueraient au sein d’un système de représentations à la fois commercial et néo-colonialiste1 La départementalisation de La Réunion, passant du statut de colonie à celui de département français d’Outre-mer, a été votée en 1946.

 

Les images publicitaires saturant le quotidien de la société réunionnaise feraient du spectateur un néo-colonisé, soumis et attentiste.

 

Ces images d’objets de consommation, promettant un plaisir immédiat et une jouissance plus durable par la suite, engageraient le sujet dans un nouveau destin, baigné dans le présent, tendu vers le futur et oublieux du passé.

 

Une des solutions envisagée par Floyd Dog pour contrer ce primat de l’image contemporaine, commerciale mais aussi politique, serait de faire vivre le son indépendamment de l'image, et même contre l’image. Méfiance à l’égard d’une certaine immédiateté du visible ? Certainement, car l’artiste a pour ambition de voir au-delà des effets de surface.

 

Produire un art d’échos sonores, iconoclaste : tel est son défi. Il s’agit d’un art à la fois littéraire et sonore, qui sonde les creux des non-dits. Le son, chez Floyd Dog, devient discriminateur de réalité.

 

Il s’exprime au plus fort de sa complexité dans les mots qui sonnent et sont prononcés lors de singulières performances. Des mots qui ont un sens mais qu’on ne traduit pas. Des mots-sons.

 

Au préalable, Floyd Dog se sert des images pour les retourner contre elles-mêmes.

 

Avant même de s’emparer du pouvoir d’indignation du son, il joue avec les images, fixes ou animées, que la société produit massivement. Il cherche à en saisir l’absurdité.

 


Les absents ont toujours tort ?, 2003.

 

Le son du cirque se compose avec l’image d’un clown dont l’affiche est collée sur un mur, en ville. Dans ce lieu, des chaises vides adossées à des murs épais, anciens, défraichis, où étaient sans doute collées des affiches, semblent ancrées dans le néant. Quel message Floyd Dog veut-il faire passer ? Les images qui apparaissent et disparaissent, en informant les êtres de l’extérieur, éclipsent-elles les fondements de l’humanité ?

 

Dans ce cadre le son mime-t-il l’image pour mieux s’en déprendre, ou alors est-ce l’image qui reprend la vérité émise par le son, l’absurde qu’il contient, le regard acerbe qu’il pose sur la réalité ? Face au clown, aux images absentes, à la vie qui passe sans événements aucun, l’ambiguïté s’installe et les questions fusent. Le vide qu’il exprime, Floyd Dog a tenté de le comprendre. Il est le non-sens dans lequel baigne la société créole et ses enfants. Dans la suite de ses travaux, l’ « artais » se pose la question suivante.

 

Qui est le créole qu’on désigne sans arrêt dans la société réunionnaise, sans approfondir sa nature ? Est-il le fruit d’une identité prisonnière, confisquée ?

 

Pourquoi n’y a t-il pas, dans les écrits réunionnais, de traduction signifiante et satisfaisante de ce mot, le mot « créole » ?

 

Mais Floyd Dog, loin de s’engager dans une déconstruction phobique des images, va tenter de sonder leur réalité multiple, leurs différentes couches. Il va créer ses propres images et s’apercevoir ainsi que, laissées à leur libre pouvoir de se faire et d’apparaître, celles-ci sont fécondes.

 

Chopines
Chopines, photographies de chopines de bière disposées sur le sol et photographiées par l’artiste en 1999, qui laissent apparaître l’image spectrale d’un cimetière d’anciens combattants.

 

Des œuvres-traces, en quête de sens

 

Floy Dog se met en scène, au fil des années, dans des vidéos qui n’ont pas pour ambition d’être des œuvres d’art à part entière. Il s’agit au contraire de traces de ses élucubrations morales et intellectuelles, aussi erratiques que fécondes. Ces traces font partie d’un grand puzzle qui s’organisera à la fin. Elles ont toutes un sens fort, à l’instar de cette vidéo de 1994, où l’on voit l’artiste se balader dans un univers étrange. Le sien. Celui que la société lui a imposé sans son consentement.

 



In Memoriam cafre amnési, 2004.

 

Nous pénétrons avec Floyd Dog dans univers de HLM et de clic-clacs bon marché, saturé par des images au pouvoir aveuglant, celles des prospectus publicitaires. Dans cet univers s’accomplit le processus d’amnésie dont sont victimes les créoles.

 

A ce propos, le parti pris de Floyd Dog est radical : le mot créole est le fruit d’un désir de contrôle, de planification de la vie de l’être colonisé.

 

Le mot créole est le fruit d’une mise en cage.

 

Selon Jalma, le mot créole a un sens particulier2 Floyd Dog se dit fortement influencé dans sa réflexion sur le sens du mot créole par un texte de Raphaël Confiant publié sur Internet et intitulé Qu’est-ce que la culture créole ? Il s’agit d’une conférence prononcée en 2004, au siège de la DEE-Martinique. dans l’océan Indien. En effet, les Français auraient créé ce mot en toute connaissance de causes, afin ne pas tomber dans les pièges des colons qui, avant eux, l’avaient utilisé3 La Réunion, alors île Bourbon, fut l’objet d’une active politique de colonisation menée par la France au XVIIe siècle. . Notamment les colons portugais et espagnols, envahis par leurs progénitures métisses réclamant des droits à leurs pères.

 

Enfant élevé dans les îles, créature des colons et enfant d’orphelines, qui ne revendiquera rien, aucune terre, aucun patrimoine français car il n’a pas de passé, tel est le Créole réunionnais selon Floyd Dog. Il est dépossédé de lui-même dès l’origine.

 

Et l’imaginaire créole est bloqué dans ce noyau, dans ce rapt tu. Il tourne en rond. La vie de l’homme créole aussi. La poésie créole, en ce sens, ne peut être que folle. Quand elle veut sortir des considérations communes et s’élancer au-delà du visible, elle bute sur une impossibilité d’expression. Pourquoi ? Parce que la langue créole se considérerait elle-même une langue prisonnière du français, destinée à mimer.

 

Floyd Dog s’indigne contre ce fait et montre l’absurdité de l’homme créole qui cherche à penser et finit par s’engager dans une valse folle de mots, d’images, d’idées.

 

Voir la vidéo Corps de nuit, 2002.

 

S’indigner pour combattre l’amnésie

 

Se plonger dans un mot – le mot « créole » – et se ressouvenir de ce qu’il contient comme signification symbolique, transhistorique, est un point de départ essentiel pour le travail de Floyd Dog.

 

Se ressouvenir, c’est s’indigner dans le sens de se vivre indigne. L’on se découvrira nu, dans une réalité dégradée, conforme à une organisation sociale non dite.

 

Refuser l’indignation, c’est vivre dans l’amnésie, une amnésie qui va au-delà du déni par sa force d’oubli. Mais si je suis amnésique et que je ne me souviens pas, c’est finalement une chance. Seul l’amnésique peut sonder les raisons profondes de son amnésie selon Floyd Dog. Il faut seulement qu’il ait conscience de sa situation. Christian Jalma dit Floy Dog, est un spécimen unique en son genre, puisqu’il a, a contrario de la société dans laquelle il baigne, conscience de son amnésie. Qui est le créole, qui est le métis ? Tout le monde l’a oublié mais l’ « artais » se pose sans arrêt la question.

 

Aucune image ne pourrait définir correctement ces êtres tant leur réalité est multiple et changeante. Ils échappent à l’image, ou du moins à l’idée qu’on peut se faire d’elle : copier la réalité, en délivrer une trame, construire une architecture du réel.

 

Le métis selon Floyd Dog est l’être qui ne se satisfait pas des effets de surface, car son existence même est problématique, polémique même. Fruit d’un mélange qui vient brouiller les cartes de la vie sociale, il dérange. Le métis est processus et ne saurait se satisfaire de représentations. Il est en soi iconoclaste. Il en est de même du créole. A travers son œuvre puzzle, Floyd Dog va reconquérir l’identité de ces deux piliers du monde india-océanique.

 

Quand le son dessine un chemin de vérité

 

Christian Jalma s’est, au cours de son existence d’artiste, indigné contre la prétention de l’image à la vérité. Cette indignation fut parfois radicale, non par ses seuls actes iconoclastes mais par un souci du son envisagé indépendamment de toute source visuelle.

 


Là-bas vivent les monstres, sons improvisés en compagnie de Christophe Fruteau de Laclos.

 

Sons de cordes, un peu métalliques (guitare, basse, vali (cithare tubulaire en bambou d’origine malgache)), déployant une musique à l’envergure restreinte mais à la profondeur creusée par de nombreux jeux sonores (effets spéciaux) et du rythme (batterie), ainsi apparaît le dernier morceau du corpus Là-bas vivent les monstres.

 

Floyd Dog déploie une base de 3 notes en mineur qui résonnent les unes dans les autres et sur lesquelles viennent se crocheter d’autres sons plus délicats ou plus singuliers, comme des bruits d’autoroute ou d’avions qui décollent.

 

Litanie surlignée par des cordes insistantes ou encore par des pépiements d’oiseaux électroniques (réalisés en fait par le frottement d’un briquet sur les cordes de la guitare)… Tout cela nous dessine un monde où flotte l’esprit, capable, s’il persiste, d’apercevoir une autre dimension de l’espace et du temps, de l’histoire peut-être.

 

La musique monte en puissance progressivement et amène notre esprit à devenir sinon voyant, du moins curieux. Un monde où vivent les monstres ne peut être que monotone et planant à la fois, loin de notre propension à vivre des instants différenciés.

 

Ceci est le dernier morceau du corpus, commencé en piste une par le morceau Inquiétude effective. Là, les sons sont encore disparates, moins musicaux. On s’y laisse moins glisser.

 


L’inquiétude naît de l’impossibilité d’identifier les enchaînements, mais elle a pour vertu de nous amener, peut-être, à appréhender le réel d’une façon nouvelle.

 

En somme, dans le son floydien, c’est une mythologie sans mots et sans images qui s’essaie sur la scène de la perception. Cette mythologie sera ensuite nourrie par différents médiums, afin d’être complète. Le son apparaît malgré tout comme médium capital menant à percevoir la réalité différemment. Il fait valoir des dimensions imaginaires et ésotériques du réel et nous guide loin du monde présent… Sans l’ignorer non plus. Les bruits de ville, d’autoroute ou d’avions qui décollent sont déjà présents. Ils empêchent la rupture radicale avec le monde d’ici-bas.

 

Bif-Baf ou les mots-sons qui percutent l’image

 

Dans une de ses performances datant de 2012-2013, Bif Baf, Christian Jalma dit Floyd Dog se risque à l’usage des sons pour dire l’existence du Métis, dont il aime à présenter la définition -  « Le Métis est engendré de deux races, de deux espèces ». Ces sons accompagnent la réalité complexe de certains mots, employés dans le passé, dans le présent, mais jamais vraiment traduits.

 

Vecteurs de l’indignation et armes iconoclastes, ces sons sont à mi-chemin entre le mot et le bruit. Ils sont la plupart du temps inscrits dans un flux, où les phrases s’enchaînent sans début ni fin jusqu’à semer le sens et décourager tout effort d’attention. Ce flux est ponctué sans filtrage, par les bruits du chemin, de la ville, de la foule, du soir. Même les hurlements des chiens errants qui se produisent à l’occasion, sont accueillis comme des acclamations non fortuites.

 

Le mot revêt ici un statut particulier puisqu’il ne s’appuie pas sur la présence sensible de celui qu’il désigne. Le mot « métis » est prononcé mais le Métis n’est pas là.

 

Tous les mots possibles (venant de cultures et d’époques différentes) pour désigner le Métis sont employés, sans que personne ne se manifeste pour leur donner sens.

 

Et Floy Dog se lance dans une énumération qui semble sans fin. D’une voix forte, il invoque, nous interpelle :

 

J’appelle le Bif

J’appelle la Baf

J’appelle le Bardot

J’appelle le Basmoule

J’appelle le Bâtard

J’appelle le Biforme

J’appelle le Bigénère

J’appelle le Binaire

J’appelle le Bou-ganèse

J’appelle le Burga

J’appelle le Chabin

J’appelle le Titire,

J’appelle le Calougü

J’appelle le Knulougli

J’appelle le Corneau, d'un mâtin

J’appelle le Crocotte

J’appelle le cheval Demi-sang

J’appelle le Pur sang

J’appelle le Diphye

J’appelle le Échappé

J’appelle le Franc

J’appelle le Métis

J’appelle le Fumeron

J’appelle le Mulâtre

J’appelle le Giore

J’appelle le Greffé

J’appelle le Hybridation,

J’appelle le Hybridité

J’appelle le Jambo

J’appelle le Jambos

J’appelle le Créole

J’appelle le Jumart

J’appelle le Koulougli, Colougli.

J’appelle le Léocrocotte

J’appelle le Léparide

J’appelle le Mameluca

J’appelle le Mélangé

J’appelle le Métif

J’appelle la Métive

J’appelle le Mi-nègre

J’appelle le Mi-parti

J’appelle le Mixte

J’appelle le Mêlé

J’appelle le Monstre

J’appelle le Mulard

J’appelle le Mulet

J’appelle le Musmôn

J’appelle le Octavon et Octavonne

J’appelle le Olivâtre

J’appelle le Panliste

J’appelle le Quarteron

J’appelle la Quarteronne

J’appelle le Quinterôn

J’appelle le Requinteran

J’appelle le Sang-mèlé

J’appelle le Cafre

J’appelle le Yab

J’appelle le Métisse

J’appelle le Zoreil,

J’appelle le Zoréole

J’appelle le Malbar

J’appelle le Zarabe

J’appelle le Chinois

J’appelle le Comorien

J’appelle le Mahorais

J’appelle le Kaniar

J’appelle le Clochard

J’appelle la Loi

J’appelle la Justice

J’appelle la Politique

J’appelle les meurtriers

J’appelle les prisonniers

J’appelle les geôliers

 

Ici, pas de traduction. A nous de comprendre ou du moins de sentir les liens et les enchaînements qui se créent. Entre le mulet qui désigne la part supposée animale du Métis, la loi qui vient imposer un carcan à la vie, le Chinois, le Malbar (Réunionnais d’origine indienne), le Cafre (Réunionnais d’origine africaine)… les nœuds de l’identité créole sont mis à jour. Le Métis et le Créole sont liés de manière complexe et encore indéchiffrable. La complexité se présente avant toute tentative de résolution dialectique. La performance se déroule vite et l’esprit n’a pas le temps de résonner. Tout au plus intuitionne-t-il. Ces mots s’expliquent mais ne se traduisent pas, précise Floyd Dog lorsqu’on l’interroge. La société emploie ces termes, parfois, sans en chercher la signification profonde. Ils sont des singularités totales, échappant à la surdétermination du savoir et des interprétations. Ils passent en intrigant mais sans amener de réel travail d’investigation. Pourtant, en creusant un peu ses mots, après coup, on peut sans peine en découvrir la richesse : le Léocrocotte est un animal d'Ethiopie, fort léger, de la grosseur d'un âne sauvage. Il est un hybride, un monstre, dont l’existence est incertaine et pourtant bien mentionnée. Il est le Métis, le greffé, le Jambos (ou jam-rose), soit une pomme rose de la famille des Myrtacées, originaire de la région indo-malaise. Tout le travail de Floyd Dog consiste à sonder ces mots. Il leur trouve une traduction qu’il ne livre pas d’emblée. Pas lors de cette performance-ci en tout cas. L’objectif est d’abord de confronter le spectateur à l’ampleur du non-dit. Ce non-dit contient des questions préalables à la pleine compréhension des traductions.

 

Le Métis est ici montré dans son caractère effrayant car composé, isolé du monde connu et du temps présent. Il apparaît comme une singularité pleine et c’est ce qui importe à Floyd Dog. Entre le règne humain et le règne animal, les mots de l’artiste s’engagent dans une aventure binaire, une aventure de l’altérité dégradée. A travers chacun des termes prononcés (mulâtre, bardot, geôlier, meurtrier) se profile une dissymétrie profonde de l’altérité… L'auditeur n’en a pas conscience immédiatement car il vit dans l’amnésie de ces mots non traduits. Mais il se sent en même temps bousculé, dérangé, posé face à son amnésie. Faire vivre l’amnésie, la manifester, est en effet un moment essentiel de l’art floydien. À ce moment correspond l’inquiétude, seule susceptible de rendre la vue aux Créoles. Si, comme l’exprime Bachelard, la vie commence enfermée, toute tiède, dans le giron de la maison, Floyd cherche à nous expulser du noyau protecteur de la pensée régnante. Injonction qui perce à jour les non-dits, le mot-son qu’il envoie au spectateur fait figure de missile. Il nous expose à la pensée, qui nous jette dans le monde. Floyd Dog nous extrait de la matière et du connu pour nous faire flotter dans l’éther de mots étranges, qui questionnent sans offrir de réponse.

 

Le mot-son, psalmodié, est rusé et prolixe ; Floyd Dog en abuse

 

Dans la performance Bif Baf de Floyd Dog, le mot s’engage en-dehors de la présence sensible de celui qu’il désigne. Il se répand dans un vide, non de sens, mais de présence. Il est inquiétant. Il perd son statut d’unité porteuse de signification immédiate. Le mot en général, même s’il contient un univers de magie et de multiples abîmes de sens, de souvenirs, d’imaginaire, d’affects… désigne quelque chose de tangible, de pensable, d’identifiable. Ici, rien de cela.

 

Le mot stimule la pensée et ses articulations, avant de désigner quelque chose de tangible. Il s’engage dans les abîmes avant même d’espérer aboutir à une entité simple.

 

Les mots de Floyd Dog, d’une manière générale, prennent à revers le langage.

 

Voir la vidéo de discours poétique Les mots bleus, où l’artiste inscrit des mots créoles dans une architecture grammaticale française aux accents intellectuels poussés et s’essaie aussi à penser le monde dans une langue française, aussi châtiée que complexe.

 

Groupe de sons articulés, figurés graphiquement, renvoyant à des réalités improbables qui amènent à imaginer, à craindre. Car chez Floyd Dog, le mot-son (qui ne vit vraiment que lorsqu’il est prononcé, selon l’artiste) destitue l’image non pour l’étouffer mais pour s’approprier un de ses pouvoirs : le voir. Chez Floyd Dog le son est voyant, car il amène l’esprit à reconstruire des schèmes de réalité. Il redessine des images mentales. Il s’appuie sur des intuitions qu’il fait vivre contre le sens commun. Les mots prononcés sont porteurs de l’indignation. Ils crèvent l’espace qui tient le temps et la pensée comprimés. Mais où nous conduit Floyd Dog suite à ces mouvements itinérants et ponctuels d’indignation, produits par ses performances ?

 

Peut-on parler d’une puissance mythique des mots-sons ? Sans doute car ces mots produisent un phénomène unique : ils amènent l’esprit à s’inquiéter. A travers l’inquiétude, ils amènent aussi le visible à se laisse infuser par la complexité qui le sous-tend. Floyd Dog affirme se détacher de la surface du visible pour explorer le multiple à l’œuvre dans chaque image. Il le fait par le passage des mots-sons. Il amène ainsi la condensation des signes à s’extraire de leur prison. C’est ainsi que l’étape suivante peut s’engager, soit la réappropriation des grandes images de l’Histoire. « Les grandes images ont à la fois une histoire et une préhistoire. Elles sont toujours à la fois souvenir et légende. On ne vit jamais l’image en première instance. » explique Bachelard4 Cf. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Quadrige, PUF, 1994, p.47. , dont s’inspire en partie Floyd Dog.

 

L’ « artais » procède par ordre. Après avoir dénié à l’image son pouvoir de première instance, il la réinterprète pour faire surgir son fond mythologique. Il habite sa généalogie, à la fois par l’histoire dont il saisit les archives visuelles, et par l’imaginaire qui construit des légendes. Floyd Dog réinterprète ainsi, en public, le tableau de François-Auguste Biard datant de 1849 (L'Abolition de l'esclavage dans les colonies françaises en 1848) ou de manière plus surprenante, Le Radeau de la Méduse de Géricault (1818). Ce radeau serait conduit selon l’artiste, par un Métis.

 

Les légendes construites par Floyd Dog vont puiser leur matière non dans un délire sans fondements, mais dans une mémoire trans-générationelle ressentie, soit ce qu’il appelle les « chromosomes-mémoire ». Le projet est ambitieux, souvent décrit par les historiens conventionnels, mais fécond. Floyd Dog entend ainsi déconstruire une mythologie fondée sur un passé colonial pour en faire valoir une autre, nouvelle, en construction, allant puiser dans les fonds immémoriaux de la société créole, mais aussi d’autres civilisations, comme la civilisation grecque. Le tour de force de l’artiste est qu’il se saisit des racines mythologiques de l’image au-delà de l’histoire linéaire, dans un fonds universel où baignent les peuples.