ENQUÊTE MEANWHILE IN FUKUSHIMA
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MORCEAUX CHOISIS

Voici une petite sélection de réponses à l'enquête réalisée auprès des contributeurs au projet collaboratif de Dominique Balaÿ, Meanwhile In Fukushima (Eric Cordier, Dan.digital, Philippe Jubard, Julia Drouhin et Dominique Balaÿ).
L'intégrale des réponses est disponible sur le laboratoire L'Autre musique.

Réponses d’Éric Cordier au questionnaire, pour sa composition électroacoustique C’était un si beau jour, si calme… (lauréat du programme hors-les murs 2012)

 

Consulter et écouter C’était un si beau jour, si calme… sur le site de l’IFmapp (Institut Français) ou sur le site Meanwhile, in Fukushima.

 

Pourquoi avez-vous choisi de participer au projet « Meanwhile, in Fukushima » ? En quoi« Fukushima» est-il un événement pour lequel on peut s’engager ?

 

Je n’ai pas choisi de participer au projet « Meanwhile, in Fukushima», j’ai d’abord monté un projet que j’ai réalisé et à mon retour, en mars je crois, ou avant, je ne sais plus, j’ai été contacté par Dominique. Il me restait encore à finir la musique… Il m’a semblé intéressant de répondre à la proposition de Dominique qui allait dans le même sens. Il est toujours intéressant de travailler dans la synergie.

 

En fait, vivant depuis 10 ans avec Satoko Fujimoto, qui est Japonaise, j’ai été (presque) aux premières loges lors de la catastrophe, en étant très bien informé, en captant son inquiétude face aux 48h de black-out, l’absence de nouvelles de sa famille dans ces premières heures, et son changement de comportement qui devenait exclusivement focalisé sur la catastrophe. Cela a contribué à ma décision, mais en corrélation avec le fait que j’avais au préalable visité en « touriste » les lieux de la catastrophe. Les éléments qui précèdent ne me paraissent même pas être des conditions suffisantes. Sans la connaissance du terrain, je ne me serais pas autorisé, en tant que Français, à faire un travail sur le « malheur des autres ». Sans cette connaissance des lieux, j’aurais été un peu à distance, mais le fait d’avoir connu le lieu même de la catastrophe change tout. Connaître le lieu de la catastrophe avant la catastrophe accroît le degré d’ « engagement » ou, à ce stade, je devrais dire d’ « implication » pour être plus précis.

 

En 2008 nous sommes allés à Iwaki et Minamisoma. En 2011, certaines parties d’Iwaki ont subi d’importants dommages et toute la partie côtière de Minamisoma a été entièrement rasée. Iwaki a été relativement épargnée par la pollution nucléaire, par contre Minamisoma était située à cheval sur la zone des 20km interdite alors (janvier 2012) et certaines parties de la ville (bien que situées dans la partie autorisée de la ville) connaissent des niveaux de pollution dépassant de plus de 1000 fois la radioactivité naturelle.

 

De connaître ces villes avant la catastrophe permet de mieux, non pas seulement éprouver, mais mesurer la catastrophe.

 


En 2008 nous nous étions rendus à Minamisoma pour enregistrer la fête du Nomaoi. Cependant, du fait de l’affluence, tous les hôtels étaient pleins, il n’était pas possible de dormir sur place et nous avions trouvé à nous loger seulement à 40km plus au sud, à Iwaki, près de le Gare. Ainsi, plusieurs jours de suite, nous avons emprunté le train qui traversait une région magnifique, à la fois en relief et sauvage, un train côtier qui desservait de minuscules gares. Un train qui gravissait des collines et qui, au débouché d’un tunnel dans la falaise, pouvait s’arrêter au fond d’une crique pour desservir un village. À mi-parcours, au-delà d’une vaste lande magnifique d’environ 1 à 2 km, j’avais remarqué ces cheminées et pylônes rayés de rouge pour prévenir les avions. C’était tout ce que je pouvais voir de la centrale de « Fukushima Daiichi » par la fenêtre du train, mais nous y passions chaque matin et chaque soir.

 

Ainsi, d’avoir arpenté Minamisoma plein de vie pendant les jours de fêtes, ne procure pas la même sensation que de le voir à moitié vide et dévasté. En constatant une catastrophe, on a beau se dire que des gens ont vécu ici, rien ne remplace le fait de les y avoir vus vivre.

 

Tous ces éléments se sont accumulés et ont fait que j’ai ressenti la nécessité d’apporter mon témoignage et dans un second temps de le confronter avec le témoignage des victimes elles-mêmes.

 

Pouvez-vous décrire la pièce que vous avez proposée à « Meanwhile, in Fukushima » ?

 

La pièce est une pièce anecdotique, voire littérale et ceci d’une façon délibérée. Je ne procède pas ainsi habituellement, je n’ai pour ainsi dire pas d’habitude, ma démarche consistant à me renouveler tout en approfondissant un style. Je suis musicien, mais de formation « arts plastiques » et j’aime construire la musique à partir de dispositifs conceptuels. Ainsi, j’ai demandé à des victimes de la triple catastrophe de me décrire ce qu’était cette catastrophe et ceci surtout en termes sonores, à charge pour moi de retranscrire ce qu’ils me disaient (et non pas ce que j’imagine) et ceci à partir des matériaux enregistrés sur place. Ma liberté n’est intervenue que dans des choix, celui de prendre au pied de la lettre un détail et de le grossir ou de faire quelques omissions. Par exemple, utiliser ce que me disait un témoin tout en me faisant enregistrer un extrait de musique. Le fait qu’il ne parlait pas anglais mais qu’il me faisait sortir de son ipod le morceau Suddendeath du groupe Megadeath, dans une ville contaminée à côté de la raffinerie qui avait brûlé, je l’ai pris comme un signe et j’ai absolument voulu l'intégrer à la composition. A l’opposé, quand on me dit que, suite au séisme, tout était comme dans un film d’horreur américain, que le ciel de ce « si beau jour » s’est assombri, et qu’il est tombé de la neige avec un orage, je n’ai pas voulu faire de surenchère « dramatique » en mettant des coups de tonnerre, bien que d’après les témoignages, la réalité ait dépassé la fiction. Ma fiction à moi aurait drôlement frôlé le kitsch si j’étais allé jusque-là.

 

La pièce est en 7 parties.
0 Prologue
Le prologue est le simple field recording d’une alerte au séisme, enregistrée en 2012 sur la route entre Nakoso et Iwaki.

 

1 Nomaio
C’est Minamisoma avant la catastrophe. Un jour de fête, le public qui parle, les soldats à cheval qui paradent, les antiques conques qui re-sonnent. Un jour de fête ? Je crois que je n’ai pu m’empêcher de distiller une certaine tension, un certain malaise sous-jacent à l’insouciance d’un moment de joie enregistré en 2008.

 

Les parties 2 à 5 répondent parfaitement au dispositif préétabli :

 

2 le séisme
Dans cette partie, je reconstitue scrupuleusement ce que les gens m’ont décrit. Pour ce faire, j’ai eu à ma disposition pendant une semaine une ville détruite, que je pouvais détruire encore un peu plus pour les besoins des enregistrements. J’ai donc reconstitué le séisme avec les bruits d’une ville qui a subi le séisme et avec les vestiges de celui-ci. Les témoignages m’offrent quelques contradictions, il y a ceux qui ont entendu et ceux qui n’ont rien entendu. Je fais la part belle aux premiers, quoique…

Cette partie commence par l’alerte au séisme, celle que personne n’a reconnue car personne n’avait jamais entendu une alerte de niveau 7, et le dernier tiers est un maelström de toutes les alertes au séisme. La reconstitution seule aurait pu paraître de mauvais goût, peut-être l’est-elle un peu, c’est le piège de mon dispositif. En tout cas, la reconstitution n’était pas assez violente pour faire éprouver le séisme aux auditeurs occidentaux (je ne parle pas des auditeurs japonais, car mes témoins ont dit redouter la réécoute de cette reconstitution ; il est envisageable qu’elle soit traumatisante pour eux, mais qu’elle ne le soit pas assez pour les Occidentaux). Or cette musique est destinée aux Occidentaux et ne cherche pas à renouveler un trauma auprès des victimes or, pour les premiers, la reconstitution n’est pas à la hauteur de la vraie chose, bien entendu. Le caractère synthétique des signaux d’alerte, diffusés à un nivau adéquat, doit me permettre de donner la nausée aux auditeurs lors des concerts. Il s’agit de faire une catastrophe de sons à partir des alertes au séisme, de façon à faire éprouver un peu le séisme.

Ces alertes synthétiques sont d’ailleurs à comparer avec la presque douceur des alertes au tsunami, avec les sirènes presque douces et les voix quasi rassurantes des haut-parleurs qui susurrent : « T>adaima » (« rentrez chez vous ») dans la partie qui va suivre, conseil dérisoire face au tsunami.

La transition entre le 2 et le 3 est constituée d’une musiquette d’école et d’un sifflet d’enfant imitant un oiseau lors d’une fête (matsuri) à Yumoto, qui font comme entendre un retour à la normale, un son du quotidien, l’œil du cyclone.

 

3 Tsunami
Je procède comme les gens me l’ont dit, bien que les témoignages soient beaucoup plus contradictoires. En fait le séisme a été un peu la même chose pour tout le monde, alors que le tsunami a généré des cas de figures extrêmement divers. Déjà, il y a tous ceux qui ne sont plus là pour témoigner parce qu’ils n’ont pas su ou pas pu faire ce qu’il fallait. Ensuite il y a ceux qui se sont retrouvés dans le tsunami et y ont survécu, ceux qui l’ont constaté juste à l’écart et ceux qui l’ont vu de loin, ou même ceux qui n’ont pas été au courant du tout sur le moment. Les situations sont très dissemblables et ont généré des expériences très dissemblables.

Le milieu de cette partie fait référence au fait que certains témoins ont insisté sur la présence des hélicoptères. J’ai pu enregistrer des hélicoptères car ils continuaient à sillonner la région un an après, mais j’ai aussi joué l’hélicoptère métaphorique, j’ai passé la musique au hachoir des pales d’hélicoptère, comme si après la catastrophe c’était la guerre, du moins une ambiance de guerre comme l’ont ressenti certains témoins.

Les cinq dernières minutes sont constituées d’un field recording, le post tsunami : les hangars dévastés qui grincent au gré du vent. Ici, je n’ai rien eu à reconstituer, j’avais tout un port écroulé devant moi. Je n’avais même pas besoin d’enregistrer la nuit, car toute la zone industrielle du port était quasiment vide en plein jour. Je n’ai pas soustrait les humains de l’enregistrement, car il n’y en avait plus, même un an après.

 

4 Suddendeath in Nakoso
Ici, c’est ce que j’évoquais plus haut, M. Ito me dit qu’il réécoute de la musique, encore plus de musique qu’avant les catastrophes, plus triste et plus désespérée, sans se rendre compte qu’il me fait enregistrer Suddendeath du groupe Megadeath !

 

5 Demolire-reconstruire
La première moitié est constituée d’un field recording légèrement recomposé, les pelleteuses qui démolissent les dernières maisons ayant tenu le coup ou une pince à découper géante qui cisaille des hangars, les outils qui démolissent pour reconstruire ultérieurement.

Les 6 dernières minutes constituent un autre type de reconstruction/déconstruction : toujours en fonction des témoignages, je suis parti de l’enregistrement de la muzak qui, pendant des semaines, a remplacé les publicités à la télévision et à la radio. En effet, les autorités ont estimé que de diffuser des publicités était plutôt abject et qu’il fallait les suspendre le temps que les Japonais se reconstruisent du trauma un minimum. Les autorités ont fait appel à des designers pour combler le vide. Ce dessin animé a été tellement matraqué que l’une de nos interlocutrices a dit s’être retrouvée en manque lorsque les publicités sont revenues. Elle m’a imposé de l’enregistrer pour l’utiliser. De mon côté, la musique et les paroles sont si débiles que je n’ai pu les utiliser telles quelles, et c'est seulement après les avoir broyées que j'ai pu me les réapproprier.

 

6 L’atome

L’atome sort de mon dispositif au sens strict. En effet, c’est bien connu, les radiations nucléaires sont sans odeur, sans sensation, sans bruit. Alors, bien évidemment, me connaissant, je n’allais pas pousser le dispositif au-delà de ses limites pour faire une dernière plage purement conceptuelle de silence sous prétexte que les témoins m’avaient dit ça. Je n’allais pas non plus refaire Radioactivity1 Morceau du groupe Kraftwerk. comme je l’ai tant entendu faire par des compositeurs électro-acoustiques après la catastrophe de Tchernobyl. Non, j’ai choisi de redéployer mon dispositif autrement, de faire une musique qui rende compte du nucléaire par imprégnation, par émergence du contact avec les lieux et des témoignages à propos de la catastrophe atomique. Alors, suis-je tombé dans le cliché ? Toujours est-il que j’ai été influencé par le cliché hollywoodien qui utilise la musique contemporaine pour souligner les situations difficiles, soit ! Mais, en même temps, j’ai tenté de ne pas m’y faire piéger. J’étais conscient de la présence du cliché en embuscade et j’ai essayé de le contourner. L’idée, le sentiment de la musique contemporaine pour relayer les témoignages qui ne viendraient pas s’est imposée au début du séjour. J’avais beau espérer un peu que des témoignages viennent me contredire et m’emmener ailleurs, malheureusement, cela n’a pas été le cas.

 

Cette partie à été composée en France mais pas au Japon, car les 6 semaines de résidence ont à peine suffi à me permettre de composer le reste de la pièce, 6 semaines c’est déjà assez court pour composer une heure de musique. Cependant, cette partie a été préparée au Japon dans les premières semaines du voyage, lors de la confrontation avec les témoins et dans l’imprégnation que j’en ai eue, c’est très important. J’étais en voyage donc je n’avais pas emporté ma collection de disques. En même temps, je voulais que ça sonne un peu comme mes compositeurs préférés de musique orchestrale, mais je ne voulais avoir recours à aucun sample de Scelsi, ni de Xenakis, de Ligeti, de Lindberg, de Dufourt… Or j’étais en voyage, alors il ne me restait plus qu’à pirater sur Internet ce que je pouvais le soir dans les hôtels, car j’ai senti ce que je voulais faire et je voulais le faire dans cette imprégnation. Ainsi, il me reste une image de cette période de longs voyages en bus (puisque la voie de chemin de fer côtière qui passait contre la centrale n’est plus utilisable ; d’ailleurs, de ce fait, puisque la liaison principale de la région est coupée, tous les trajets sont beaucoup plus longs, c’est ça aussi la catastrophe), l’image de moi dérushant ces kilomètres de mp3 de musique contemporaine le casque sur la tête dans le bus, l’ordinateur sur les genoux, le soleil rasant en hiver toujours dans les yeux. Les virages dans la montagne entre la ville de Fukushima et la ville de Minamisoma, la nausée, à cause des virages et de l’ordinateur. La musique dans les oreilles et la traversée de la zone interdite, non pas la zone des 20km, mais la région de Iitate, la zone qui, bien qu’éloignée, a reçu le vent néfaste et a été évacuée de sa population. La musique contemporaine qui accompagne les patrouilles de police qui dissuadent les gens de revenir chez eux ou de piller les maisons abandonnées. Les décontaminateurs, affublés de leur combinaison blanche, qui essayent de décontaminer Iitate en pulvérisant de l’eau, le soleil rasant dans les yeux et l’envie de vomir qui ne me quittait plus. L’arrivée dans Minamisoma, devenue ville fantôme alors que nous l’avions quittée dans la fête. Une ville avec presque tous les rideaux des magasins baissés, du moins dans la partie avant la gare (l’autre côté de Minamisoma se montrera un peu plus vivant). Voilà, l’impression était là et elle était fortement ancrée en moi.

 

Je n’ai pas composé au Japon, mais j’ai esquissé les choses sur place. J’avais pris conscience de la forme que cela devrait avoir : il fallait que ce soit le plus lent et le plus pesant possible. Le plus long possible, aussi, pour être presque exaspérant à écouter. Qui dit long, dit long à composer et j’avais décidé de ne pas m’y risquer au Japon, pour me concentrer sur le reste. Il fallait que ce soit long, lent et pesant, il fallait atteindre la torpeur. Il fallait que ça gratte que ça démange que ça dérange. Il fallait aussi que ce ne soit pas trop agréable aux amateurs du langage contemporain, alors j’ai étiré et j’ai répété à un point qui me semblait pouvoir leur déplaire. Et aussi pour que les dissonances ressortent, j’ai pris une technique propre à Kagel, j’ai instillé du consonant dans du dissonant et alors le dissonant le devient encore plus. J’ai répété sans que cela devienne répétitif ni agréable pour les autres. Il fallait que cela soit mélancolique sans que ce soit dramatique. Il fallait que ce soit une torpeur et un spleen qui vous envahissent jusqu’à vous détruire de l’intérieur. J’ai essayé de faire la pire musique que je puisse faire et en même temps de la rendre séduisante, comme un fruit que l’on a cru pouvoir manger un temps, et qui s’est montré pourri en le croquant et qui vous laisse malade les jours suivants, mais je ne sais pas si j’y suis arrivé.

 

Comment votre engagement passe-t-il dans votre musique ?

 

C’est un peu comme dit Godard, de mémoire, « Il y a une morale dans un plan de caméra, il faut qu’il y ait une morale dans chaque plan de caméra. » Mais morale n’est pas tout à fait engagement. En fait, ma façon de faire est toujours un peu comme ça, c’est pour ça que je n’ai pas fait la même chose à propos d’Haïti, car pour faire les choses, il faut les faire à fond. Donc n’y connaissant rien pour Haïti, je n’aurais même pas pensé prétendre faire quelque chose. Certaines fois, ça ne se remarque pas car l’enjeu est moins fort, mais là le piège est évident, pour cette thématique où il y a de l’empathie ou des bons sentiments qui peuvent être plaqués. Je n’aime pas rajouter des bons sentiments et souvent l’art, la musique « engagés » sont inintéressants, mièvres, voire contreproductifs. Donc c’est un terrain glissant, dangereux. Mon parti pris a été de faire un constat plus que d’envoyer ou d’assener un message « engagé », puisque les messages sont souvent contre-productifs. Je préfère faire un constat (musical) et c’est l’auditeur qui va se faire son propre message à lui avec ces éléments. Ça me paraît plus intéressant, même si c’est moins simple en terme de message. Ainsi, en quelque sorte, je n’ai pas fait de choix d’engagement, mais je me suis impliqué dans un dispositif d’engagement qui engendre un constat d’où l’auditeur peut se faire sa propre opinion.

 

L’engagement est ailleurs, il est dans la participation aux actions de Ringono par exemple, mais ce n’est plus de la musique, je préfère dissocier les 2.

Sur une question entre parenthèses d'Éric Cordier : réponse de Dominique Balaÿ, publiée dans le laboratoire L'Autre musique.

 

Depuis le démarrage du projet, la question de la légitimité se pose.

 

Ma position, et celle du projet, à l’égard des victimes (ce que Éric Cordier désigne par le « malheur des autres ») se distingue de celle d’un journaliste ou d’un militant. Ce projet se veut avant tout un projet de création, une forme libre où s’imbriquent une inquiétude du média (en cela similaire à websynradio) et une démarche presque documentaire.
Quelle que soit la forme, il s’agit bien de capter une matière (dont l’information n’est que l’une des composantes) pour tenter de rendre audible et perceptible une part de cet évènement qui, au même titre que Tchernobyl, est devenu une donnée essentielle de notre temps présent et qui empoisonne tout le réel.

 

À Fukushima, des centaines de milliers de personnes continuent à vivre « normalement » à proximité immédiate d’une catastrophe toujours en cours.

 

Quand la portée et la gravité de cet évènement ne sont pas tout simplement niées (selon la plupart des approches officielles), ses conséquences sont noyées sous les multiples discours qu’il a suscités (politique, journalistique, institutionnel, militant, scientifique, citoyen, etc.) et qui s’efforcent de le circonscrire : je me garderai bien de dire qu’ils sont tous « soporifiques » (comme j’ai pu l’entendre dans la bouche de certains commentateurs prompts à dénoncer toute forme de pensée dominante, y compris la pensée altruiste), car ils contiennent une part de l’évènement, même filtré, atténué.

 

C’est l’un des points essentiels du manifeste du projet fukushima! : Otomo Yoshihide a tout de suite compris ce qui risquait d’arriver ici : un travestissement du réel (dû en partie à l’hypermédiatisation et aux abus de langage) qui finirait par isoler la ville et ses habitants plus surement et plus insidieusement que la catastrophe elle-même : la ville entièrement rabattue sur son stigmate.

 

Selon lui et les membres du collectif, seul un travail artistique authentique est à même de considérer et décrypter le signe noir de la catastrophe et de délivrer un accès à un réel saturé, barré. Cela est précisément l’intention du projet, même si je ne le formule pas de cette manière lorsque je lance une invitation. Ce que j’ai à dire a infiniment moins de valeur que ce qui naitra (éventuellement) d’un dialogue dont le projet se sera efforcé de poser les conditions, les plus légères possibles. Dialogue des artistes entre eux, des œuvres entre elles, dialogue avec le réel, si c’est possible. La seule obligation pour contribuer à ce projet étant de signer sa contribution et donc d’assumer sa part, ce qu’on apporte dans le dialogue. Et là tout peut être pesé et soupesé : s’il y a du réchauffé, de l’inédit, de l’émotion, de la réflexion, de la posture, de la connivence, du mondain, de l’authenticité, etc.

 


De la même manière, je n’ai pas voulu installer le projet dans des coordonnées trop personnelles d’où j’aurais pu tirer une légitimité. Depuis Tchernobyl, nous avons tous plus ou moins appris combien cette question (qui, à l’époque, était d’ailleurs un outil apprécié par la propagande d’état : « seuls les experts sont légitimes pour… ») dépasse les frontières physiques, sociologiques, idéologiques : il n’y a pas un profil type, ceux qui sont légitimes a priori (en vertu de leur appartenance à un courant de pensée, à une zone géographique ou à un statut particulier, une profession ou une compétence quelconque) et ceux qui ne le sont pas.

 

Sur le terrain du nucléaire, même la condition de victime ne semble pas suffisante pour fonder la légitimité d’une action ou d’une revendication, puisque battue en brèche par la problématique des faibles doses qui empêche de faire un lien indiscutable et d'établir une pure causalité – comme le rappellent ceux qui ont justement intérêt à discuter, à diluer toute action et à reporter toute réponse à plus tard. C’est toute la difficulté des malades de la thyroïde pour la pleine reconnaissance des causes de leur pathologie. Même si les données en provenance de Fukushima semblent parler d’elles-mêmes (40% des 100 000 enfants ayant passés une échographie depuis mars 2011 présentent une anomalie de la thyroïde), le camp d’en face est bien organisé pour dénier à ses malades et à leur famille leur légitimité à s’exprimer au sujet du nucléaire.

 

À vrai dire, je ne sais pas très bien qui est légitime ou qui ne l’est pas, et à quel degré. Ce que je pressens, c’est qu’il y a plusieurs formes de légitimité qui s’expriment de façon différente et s’articulent de façon subtile avec d’autres notions comme la responsabilité, l’authenticité, etc.

 

Cette légitimité – que Éric Cordier interroge de façon très serrée dans ses propres notes et qui conditionne son approche et son projet – n’est pas pour moi une clé de départ, ce qui va mettre en marche tout le reste. Elle sera éventuellement produite par le projet et ma façon de le conduire : légitimité a posteriori.

 

Et même s’il n’y avait pas de raison particulière à l’appui de notre volonté de contribuer à ce moment du Japon (qui excède des intérêts nationaux, une histoire, une conscience purement japonaise, comme l’analyse François Leclerc – Fukushima : moment ultime du capitalisme), les mots de Otomo Yoshihide – « It’s a global issue » – sonnent comme une invitation permanente à nous saisir de ce qui se passe à Fukushima.

 

Dominique Balaÿ, le 17/01/13.

Réponses de Dan. Digital au questionnaire, pour sa pièce …sauf la lune.

 

Pour écouter …sauf la lune, cliquez ici.

 

Pourquoi avez-vous choisi de participer au projet « Meanwhile, in Fukushima » ? En quoi« Fukushima» est-il un événement pour lequel on peut s’engager ?

 

J’ai choisi de participer à ce projet pour différentes raisons. En premier lieu, pour une question simple de solidarité envers des gens qui viennent de subir une double catastrophe dont les conséquences seront éprouvées par leurs descendants. Je suis engagé dans une démarche écologique et je suis donc opposé au nucléaire. Je me suis rendu au Japon il y a quelques années, un pays que j’ai beaucoup apprécié, en particulier pour cette grande culture et son rapport à la nature, je suis donc personnellement sensibilisé par ces catastrophes.

 

Pouvez-vous décrire la pièce que vous avez proposée à « Meanwhile, in Fukushima » ?

 

C’est une pièce électroacoustique en deux parties à peu près égales, en forme de miroirs. Les deux parties évoquent l’aspect double de la catastrophe de Fukushima, naturelle et nucléaire. La pièce est construite comme un film à l’envers, l’explosion finale peut être le tremblement de terre sous-marin qui déclencha la catastrophe, et le début de la pièce une illustration des conséquences des irradiations. Ceci peut être une grille de lecture, mais il peut y en avoir d’autres. Je ne souhaite pas donner de direction précise d’écoute, chacun est libre de son interprétation.

 

Quels sont les choix sonores, de compositions, de dispositifs, etc. qui traduisent votre engagement ? Comment votre engagement passe-t-il dans votre musique ?

 

Je suis parti d’un haïku (sorte de proverbe) du moine zen Ryôkan : « le voleur m’a tout pris sauf la lune à ma fenêtre », qui me semble bien symboliser l’esprit de résilience du peuple japonais. J’ai utilisé des sons de shakuhachi (flute japonaise) transformés, ainsi que des sons de bol chantant pour symboliser l’aspect « naturel ». Ces sons sont en opposition avec des sons itératifs plus agressifs qui symbolisent l’aspect « mécanique » de la catastrophe.

 

De même que je ne souhaite pas imposer une grille de lecture formelle stricte, je ne cherche pas particulièrement à traduire un quelconque engagement dans ma musique. Ma musique est engagée de fait. N’étant pas commerciale ni soumise à aucun impératif de profit ou de rendement, elle est un « acte de résistance » par nature.

Réponses de Philippe Jubard au questionnaire, pour sa pièce Écouter.

 

Pour écouter Écouter, cliquez ici.

 

Pourquoi avez-vous choisi de participer au projet « Meanwhile, in Fukushima » ? En quoi« Fukushima» est-il un événement pour lequel on peut s’engager ?

 

Je vivais à Kobe lorsqu’a eu lieu le désastre de Fukushima. Comme nous avons de la famille à Tokyo, nous avons envoyé les objets d’usage quotidien qui ont vite manqué dans le Kanto, des piles électriques et des torches (la ville étant privée d’électricité), ainsi que de l’eau, car les gens avaient appris que l’eau courante risquait d’être contaminée. Nous avons aussi envoyé diverses choses par l’intermédiaire d’associations et donné de l’argent. À Kobe, à ce moment-là, on trouvait couramment des produits alimentaires du Tohoku. En décembre 2012, j’ai dû être amené trois fois aux urgences à la suite d’incidents cardio-vasculaires assez difficiles à expliquer. Certains médecins ont soupçonné une activité anormale des glandes endocrines. J’ai signalé avoir mangé plusieurs fois du maquereau ou du kombu venant des préfectures de Chiba, d’Iwate ou d’Aomori. Je suis toujours en observation.

 


Ce désastre n’est pas seulement une catastrophe naturelle, mais surtout une catastrophe provoquée par l’activité humaine et qui implique les domaines politique, économique, scientifique du Japon et d’autres pays. Pour cette raison, il est impossible de rester indifférent car l’action, politique notamment, doit être menée par chacun.

 

Il ne s’agit donc pas d’un problème local. La question qui me semble centrale est l’usage des technologies nucléaires et l’impact au niveau de la santé. Cela rappelle l’utilisation de la bombe à Hiroshima et dont les conséquences sont encore visibles aujourd’hui.

 

Pouvez-vous décrire la pièce que vous avez proposée à « Meanwhile, in Fukushima » ?

 

J’ai composé la pièce électronique Écouter afin que ne soient pas oubliées les victimes des grandes catastrophes, en particulier celle de Kobe en 1995. Avec le recul, cette musique est prémonitoire. Elle débute par un son très aigu, presque imperceptible, mais cependant présent. À chacun d’écouter ce son ou de ne plus y prêter attention. Cela peut être un mal auquel on s’habitue. Mais ce mal conduit toujours à la catastrophe si on ne fait rien.

 

Écouter, c’est presque imperceptible, lorsqu’on le perçoit il est déjà trop tard…

 

Quels sont les choix sonores, de compositions, de dispositifs, etc. qui traduisent votre engagement ? Comment votre engagement passe-t-il dans votre musique ?

 

Ce n’est pas seulement par la forme de la musique que passe l’engagement, mais par la diffusion de la musique lors d’un événement lié à la réflexion concernant une question particulière.

Réponses de Julia Drouhin au questionnaire, pour sa pièce Japan Breakfast.

 

Pour écouter Japan Breakfast, cliquez ici.

 

Pourquoi avez-vous choisi de participer au projet « Meanwhile, in Fukushima » ? En quoi« Fukushima» est-il un événement pour lequel on peut s’engager ?

 

Si cela n’aide pas directement les habitants concernés, cet appel rassemble de nombreuses réflexions sur le nucléaire. Ce projet a fédéré un intérêt collectif de la part d’artistes concernés de près ou de loin par cette catastrophe. Je ne savais pas comment réagir à cette situation violente. J’ai choisi de partager une collection de sons d’archive que j’avais enregistrés là-bas pour composer une série de miniatures. J’ai découvert le Japon en novembre 2010, quelques mois avant la catastrophe. En mars 2011, nous étions à la fin de notre voyage, à Seoul en Corée, et suivions les mouvements du flux radioactif. De retour en France, j’ai composé quelques pièces pour traduire le calme serein que j’avais ressenti sur place, mêlé à la menace permanente d’un nuage éloigné. Passagers de la catastrophe, simples spectateurs, nous pouvons nous impliquer de diverses façons dans un tel désastre écologique et humain.

 

Pouvez-vous décrire la pièce que vous avez proposée à « Meanwhile, in Fukushima » ?

 

Japan Breakfast est une série de compositions enregistrées au Japon, en novembre 2010, quelques mois avant la catastrophe de Fukushima. Ces quelques souvenirs laissent une trace radiophonique d’un voyage de 33 jours à travers le Japon, s’imprégnant des paysages et de leurs vivants, et rend hommage aux diverses sources sonores rencontrées lors de notre errance (danseurs de tango de rue et du héron blanc, jardins de graviers, offreurs d’orange…).

 

Quels sont les choix sonores, de compositions, de dispositifs, etc. qui traduisent votre engagement ? Comment votre engagement passe-t-il dans votre musique ?

 

J’ai soulevé, isolé, découpé, assemblé les sons pour soutenir une situation sonore disparue. Les creux suivent les pleins, issus de field recordings d’une densité de population et de bruits dans laquelle résistent de calmes interstices. Le résultat assez lisse et lancinant se termine par un brouhaha de plus en plus envahissant. Les croassements des corbeaux noirs accompagnent une ritournelle de ma fille qui scande : « C’est la vie » sur un bruit de fontaine. La cérémonie du héron blanc (Shirasagi-no-mai) à Asakusa représente l’innocence et la bonté et purifie les esprits lors de leur passage dans l’autre monde. Une vague a balayé nos folies fragiles et rendu l’existence encore plus insignifiante, mais peut-être installé une solidarité humaine.