POUR LES CORBEAUX
vidéo
PERFORMANCE VOCALE DARK ÉLECTRO LYRIQUE

Performance devant une projection vidéo inspirée du tableau de Van Gogh Champ de blés aux corbeaux, bande-son et partition pour contralto, appeau et corbeau électrique.

Conception, performance, vidéo : Hélène Singer

Bande-son : Naked Tears

« Pour les corbeaux », en référence à Pour les oiseaux (1976) de John Cage, est un dispositif sonore et visuel, qui donne lieu à une performance vocale. Celle-ci est déterminée par la vidéo-partition projetée en fond, basée sur le dernier tableau de Vincent Van Gogh, Champ de blé aux corbeaux (1890). Entre interprétation iconique et musicale, projection mentale et vocale, musique dark electro et negro spiritual, la voix déchiffre et défriche les codes musicaux autant que sociaux en prenant le corbeau, animal de malheur, comme fil conducteur, système de notation et symbole – non sans humour - des rejetés de la société. Une interaction étrange s’effectue entre Van Gogh, le « suicidé de la société » selon Antonin Artaud, les Noirs américains hélant leur « Lord crucifié » dans les champs, et les adeptes de la musique gothique. Cage énonçait une volonté d’en finir, tout autant dans la musique que dans la société, avec toute forme de ségrégation.


 

« Et de quoi en bas se plaint la terre sous les ailes des corbeaux fastes, fastes pour le seul Van Gogh sans doute et, d’autre part, fastueux augure d’un mal qui, lui, ne le touchera plus ? »

(Antonin Artaud)


 

TRIPTYQUE PERFORMATIF AVEC VIDEOPROJECTION COMME PARTITION

Cette performance vocale s’appuie sur un schéma très précis conçu en amont, un triptyque de 12 minutes dont les trois parties sont d’égale durée. Elles sont à la fois lisibles « auditivement » (j’utilise ma voix de manière différente dans chaque partie) et visuellement, par l’évolution de la vidéo projetée derrière moi, véritable partition visuelle et sonore (la bande son étant intégrée à la vidéo), qui va au-delà d’un accompagnement visuel. Une interaction s’opère de manière fantasmagorique entre le défilement de ce montage vidéo d’images numériques (autoportraits photographiques et images numériques créées à partir d’un autoportrait de Van Gogh et de son tableau Champ de blé aux corbeaux) et ma voix émise en direct. L’interaction s’instaure aussi entre les différents référents utilisés, à la fois musicaux, littéraires et picturaux, entre Van Gogh, le « suicidé de la société » selon Antonin Artaud, les Noirs américains hélant leur « Lord crucifié » dans les champs, et les adeptes de la musique gothique. La présence sur scène d’un faux corbeau (un leurre pour chasse que je mets ponctuellement en marche) est le seul élément constant de la performance, avec son ombre sur l’écran.

 

Cette performance est constituée de trois « actes », si l’on veut utiliser des termes musicaux :

 

1ère partie : assise, je lis dans le noir, accompagnée d’une bande-son funèbre et inquiétante, des extraits de Van Gogh, Le suicidé de la société d’Antonin Artaud, où il décrit le tableau Champ de blé aux corbeaux. Des flashs blancs lumineux éblouissent le public et répondent à la vision « éclair » d’images subliminales (microseconde) qui apparaissent sur l’écran, comme des spots, à intervalles irréguliers : des autoportraits bleuâtres de moi pris sous différents points de vue et l’autoportrait bleui de Van Gogh se succèdent et parfois s’entremêlent.

 

Transition : un bruit de grésillement électro accompagne à l’écran un enchaînement de ces mêmes huit autoportraits où ma tête tourne de droite à gauche (principe du cinéma d’animation) entrecoupé entre chaque nouvelle rotation d’une apparition de l’autoportrait de Van Gogh.

 

2e partie : le tableau de Van Gogh Champ de blé aux corbeaux envahit l’écran derrière moi. J’interprète une partition pour « contralto, appeau et corbeau électrique », version réécrite du chant negro spiritual Were you there, when they crucified my Lord. Je chante de manière lyrique et douce, accompagnée d’un orgue solennel qui fait entendre les accords d’harmonie, joue du appeau et déclenche le battement d’ailes du corbeau dont l’ombre portée s’anime parmi les corbeaux de Van Gogh. Je termine par une improvisation au appeau d’appels insistants aux corbeaux. Une musique électro vigoureuse, reprise d’une chanson de Front 242 « Moldavia » par le groupe d’EBM (electro body music) Naked Tears démarre.

 

Transition : surgit à l’écran l’enchaînement ultrarapide de deux autoportraits où je semble effrayée/effrayante, qui crée un effet de mouvement de mains « crochues ».

 

3e partie : le tableau de Van Gogh devient rouge. Je me lève, bouge avec la musique en répondant à la voix masculine gutturale de la chanson qui débute par « It flies », où il est question d’« electronic force » et de « blood pressure ». J’utilise ma voix gutturale en reprenant certaines de ces expressions et en criant des gros mots. Un dernier enchaînement de mes autoportraits sonne la fin de la performance.

 

 

Si la partition correspond à un élément référent qui permet à un exécutant de l’interpréter, nous pourrions douter que cette projection en soit une. Je ne la regarde pas en direct, et ma production vocale s’appuie sur d’autres référents que cette dernière (un livre, une partition écrite). C’est cependant en relation avec elle que je produis ma performance vocale : cette vidéoprojection n’a de sens que par l’action vocale et musicale que je fais en live. Mais elle est sans doute d’abord une partition pour le public qui la « lit » en direct, et comprend ainsi le déroulé de la performance.

 

Je défends le caractère atmosphérique de la performance, un « hors du temps » sans narration qui doit faire un effet puissant sur le spectateur, le plonger dans un état particulier, antérieur à la pensée qui viendra en un second temps, celui de la mémoire émotionnelle du « ça a été ». Peut-être cela rejoint-il la conception du théâtre d’Antonin Artaud et de son concept de « théâtre de la cruauté », où il propose « un théâtre où des images physiques violentes broient et hypnotisent la sensibilité du spectateurArtaud, Antonin. 1938. Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, collection « folio essais », p.128.».


 

PARTITION POUR CONTRALTO, APPEAU ET CORBEAU ELECTRIQUE

 

Dans la deuxième partie de la performance, j’interprète une partition dite classique, si on l’entend comme « composition musicale imprimée en vue de son exécution »Hardy, Christophe. 2007. Les mots de la musique, Edition Belin, p. 453 : la partition est un « ouvrage qui contient des pages manuscrites ou imprimées, dans lequel est notée en totalité ou en partie une composition musicale, en vue de son exécution »., que j’ai composée à partir du negro spiritual Were you there ? Cette partition pour contralto, appeau et corbeau électrique, intitulée « Crow voice » comporte trois portées : voix et appeau de corbeau / piano / corbeau électrique (battements d’ailes et crissement). La partie piano se compose d’accords (reprise harmonique de la partition initiale avec quelques accords dissonants ajoutés) joués ici sur un orgue que l’on entend sur la bande-son diffusée par les haut-parleurs. En direct, j’interprète en voix lyrique la mélodie. Je joue de l’appeau en suivant les indications de la partition : trois coups de ventre, doubles croches piquées, fermé/ouvert sur chaque note, tremblement, guttural, etc. Deux « notes » seulement sont possibles avec cet instrument détourné de sa fonction première, principalement le si bémol grave qui s’intègre parfaitement dans la tonalité du morceau en mi bémol majeur. Sa musicalité vient donc de mon action corporelle qui fait varier le son. Les chasseurs ne doivent d’ailleurs pas simplement souffler dedans, mais accompagner leur souffle d’un élan guttural, pour que cela ressemble au croassement. Belle coïncidence puisque la technique vocale de la musique EBM est justement gutturale.

 

Ce negro spiritual semble ici d’abord en décalage. Cependant, entonné par les Noirs américains dans les champs de coton, ce chant religieux fait entendre la douleur de ceux qui voient leur « Seigneur » crucifié par d’autres hommes qui ne savent pas le reconnaître. Dans un sens, Artaud considère Van Gogh ainsi : un seigneur de la peinture crucifié par les ignorants et les psychiatres barbares. Dans cette performance, le chant christique se fait critique. L’enclenchement du corbeau électrique via une télécommande que j’ai dans la main produit un effet visuel assez comique (battements d’ailes d’un corbeau fixe dont l’ombre portée s’anime dans le champ de blé) avec un son ambigu, à la fois lugubre et décalé, amplifié par un micro installé près du moteur. Ma voix, telle une douce complainte qui pose des questions douloureuses, plane de manière imperturbable au-dessus du crissement régulier de cette machine ludique. La dernière phrase que je chante est : « Were you there when the sun refused to shine ? », la musique s’arrête. Après mes appels insistants au corbeau, mes deux autoportraits s’enchaînent dans un effet comique de mains crochues.

 

L’aspect humoristique, qui vient autant des images projetées que de ma production vocale, contrebalance l’aspect sombre de la performance. Les partisans de la musique gothique ou EBM ont pour la plupart une certaine autodérision vis-à-vis de leur propre esthétique et exaltation du mortifère ; et les corbeaux, selon des études, ne seraient pas dénués d’humour… Pour les corbeaux oscillerait entre le burlesque et le pathos, la performance et le concert, avec lumière, micro et sono, boite à rythme, tenue rock, etc.


 

CODES MUSICAUX ET SOCIAUX : L’EXCLUSION CREATRICE

 

Artaud voulait rétablir Van Gogh, ce « convulsionnaire tranquille », dans la lignée des grands artistes à la conscience surdéveloppée, pour l’arracher à sa réputation de fou : Van Gogh le martyrisé, suicidé par la société et par son psychiatre, le Docteur Gachet. La musique EBM, quand le tableau devient rouge, parle de pression sanguine dans le cerveau, de force électrique, de coups sur les nerfs, ce qui rappelle l’agitation psychique de l’écrivain et du peintre. L’ambiance électrique vient aussi des éclairs de flashs. Ces derniers font référence à l’atmosphère du tableau décrite par Artaud : « Le ciel du tableau est très bas écrasé, violacé, comme des bas-côtés de foudre. La frange ténébreuse insolite du vide montant d’après l’éclairArtaud, Antonin. 1974 et 2001. Van Gogh, le suicidé de la société, Gallimard, collection « L’Imaginaire », p. 44.». Ils font aussi référence aux hallucinations dont étaient victimes les deux artistes. Je n’ai pas choisi de chanter de la musique gothique, dont les adeptes habillés en noir avec des signes religieux détournés (grandes croix) sont surnommés parfois « corbeaux ». L’esprit de cette culture musicale aurait été sans doute plus logique dans ma performance. Mais l’aspect électrique et virulent de cette performance n’aurait pas pu être exprimé dans cet « anticonformisme gothique romantique » : « Il s’agit de faire résonner le non-conformisme et la conscience tragiques de nos destinées… avec raffinement, subtilité et dérision » écrit Sébastien RaizerKilpatrick, Nancy. La Bible gothique, Editions Camion noir, 2008. Présentation de l’éditeur.. Artaud, les Noirs américains, se situent dans une marginalisation non-voulue. L’electro body music (ou dark electro) est un style musical qui se situe entre le gothique, l’electro et l’indus. Les paroles sont dures, la boîte à rythme puissante et la voix gutturale.

 

En tant que performeuse, je travaille les codes visuels et musicaux, en adaptant ma technique vocale à chaque type de « communautés musicales » (la musique lyrique, les punks, la musique EBM, etc.). En les assemblant sur scène dans une unité esthétique, j’affirme autant leur différence que leur possible lien. Il n’y a plus de « fracture musicale » pourrait-on dire. John Cage serait le représentant absolu de cette lutte contre la fracture musicale et par là-même la fracture sociale. Il énonçait une volonté d’en finir, tout autant dans la musique que dans la société, avec toute forme de ségrégation. L’ouverture à d’autres notations et instruments est pour lui essentielle au niveau musical mais aussi philosophique pour contrer toute idée de cloisonnement. J’intègre un appeau et un corbeau électrique dans la partition, dans le même esprit. Ainsi Cage ne pense pas que le cloisonnement n’existe pas, il est réel, mais comme il le dit : « On ne doit pas le répéter ». Il utilisera le hasard notamment pour « rejeter les exclusions, les alternatives radicales entre opposésCage, John. 2002. Pour les oiseaux, entretiens avec Daniel Charles, Edition L’Herne, Collection « Blanche », p. 124.». L’exclusion dans la partition renvoie à l’exclusion sociale ; le refus de l’une s’inscrit dans une déconstruction de l’autre. Dans ma performance, les corbeaux représentent les exclus de la société : l’artiste incompris, les esclaves noirs américains, les adeptes de la musique gothique… Je les traite politiquement au travers de la musique populaire, du negro spiritual à la musique dark électro. Pour John Cage chaque conception musicale est valable (« Tout le monde mérite d’avoir sa musique, celle qui se choisit librementIbid., p. 32. ») et la liberté intégrale et universelle: « Nous avons besoin d’une société dans laquelle tout homme puisse vivre d’une manière librement déterminée par lui-mêmeIbid., p. 32.». La culture noire américaine n’a jamais fait de césure claire entre sacré et profane, ceci dès les premiers chants d’esclaves : « il n’est pas rare sur la plantation qu’hymnes ou cantiques servent de chants de travailBéthune, Christian. 2003. Le rap, une esthétique hors la loi, collection Mutations, Editions Autrement, p. 186. ». La voix libère les interdits et alors que le profane est synonyme souvent de démarcation du joug religieux, la religion est pour les esclaves une reconnaissance de leur individualité par Dieu. Elle signe l’espoir d’une libération des opprimés et une inversion des valeurs terrestres (« les premiers seront les derniers ») : « la religion est une occasion de s’affirmer en tant que personnes, une perspective réconfortante que leur déniait précisément la réalité quotidienne de leur conditionIbid., p. 187.». L’enchaînement de gros mots que je lance sur la musique EBM avec le negro spiritual n’est pas si décalé : dans son paragraphe « l’obscénité comme différence », Christian Béthune rappelle la tradition afro-américaine de la « poétique de l’obscène » dès le 19e siècle à la Nouvelle-Orléans qui était synonyme de transgression et d’affirmation individuelleIbid., p. 137.

 

Pour les corbeaux, en résonance à Pour les oiseaux, est un hommage moins aux exclus qu’aux artistes qui en ont fait une force esthétique. Quand le choix esthétique de réappropriation des exclus (comme dans les partitions) devient politique, l’exclusion devient créatrice.       

BIBLIOGRAPHIE

Artaud, Antonin. 1974 et 2001. Van Gogh, le suicidé de la société, Paris : Gallimard, collection « L’Imaginaire ».

Cage, John. 2002-2014. Pour les oiseaux, entretiens avec Daniel Charles, Edition L’Herne.

Sax, Boria. 2012. Crow, Animal series. Londres : Reaktion Books.

Kilpatrick, Nancy. 2008. La Bible gothique, Editions Camion noir.

Béthune, Christian. 2003. Le rap, une esthétique hors la loi, collection Mutations, Editions Autrement.