FOND(S) DE BRUITS DE FOND
numérique

Lors du colloque « Bruits », je présentais une installation sonore évolutive qui s'appuyait sur un de mes principaux centre d'intérêt : les bruits de fonds (et leur rapport aux sons). J'explique ici quel en a été le processus de création et quels en sont les enjeux.

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Quand on entre dans la salle, on n'y voit rien.

L'installation sonore est plongée dans la pénombre.

Ce n'est qu'après quelques dizaines de secondes que la faible lumière, diffusée par des spots recouverts de plusieurs couches de gélatine, nous permet de distinguer quatre fauteuils et deux canapés placés plus ou moins en cercle autour d'une espèce de pouf central.

Pas très spectaculaire. On entend simplement quelques variations sonores dans un magma incompréhensible.

La plupart du temps, le réflexe est de s’assoir pour écouter – ou pour faire une sieste. Alors, on perçoit mieux les transformations des sons, en timbre, volume, spatialisation, leurs apparitions et disparitions, mais il est difficile de les percevoir en tant que tels, juste les sons, car rien ne semble jamais se détacher, hormis cette lourde fréquence grave qui envahit tout par moments et ne semble alors jamais devoir s'arrêter.

 

S'intéresser aux bruits de fond

Depuis que je fais des choses avec le son, et même avant, j'aime les bruits de fond.

Le clapotis de la houle et le ressac sur les galets, le vent qui fait claquer les gréements, les gens qui parlent sur la digue ; les chants mêlés des oiseaux, pendant les premières nuits du printemps, accompagnés en sourdine par quelques bruissements de circulation ; les superpositions de rythmes de pas sur le trottoir, quelques éclats de voix venant de la terrasse d'un bar, la logorrhée télévisuelle, une voiture passe, le batteur continue à répéter dans sa cave. Mais aussi le buzz légèrement granuleux d'une armoire électrique, le souffle à large spectre d'une bouche d'aération, les harmonies suraiguës d'un système de ventilation, le gazouillis presque synthétique d'un radiateur sous pression, les soupirs difficilement expulsés par un thermos rempli de café…

Parfois c'est une rumeur agréable qui me berce, m'apaise et m'endort ; parfois ce sont des bruits intrigants que je sens évoluer sous la surface du sonore et vers lesquels je dirige mon attention. Je les distingue difficilement, souvent même je ne les entends pas, je ne pourrais les définir, ni même les circonscrire, pourtant ils marquent mon environnement, un moment ou un lieu de la vie.

Je voulais étudier les bruits de fond, comprendre ce qui les constitue, comment ils se développent et pourquoi nous les percevons ainsi. Mais ce n'était pas une démarche à vocation scientifique, pour attribuer une cause ou un sens à quelque chose d'insaisissable. Au contraire, j'appréciais cette impossibilité de la généralisation. C'est pourquoi Je voulais observer comment ça se passait dans un contexte spécifique, celui du colloque « Bruits », soit la Cité du Cinéma et, en particulier, l'école Louis-Lumière. Je voulais refaire « le lieu dans le lieu », une démarche assez commune qui consistait, pour moi, à rendre sensible, dans le lieu même, sa propre structure sonore, celle dans laquelle les bruits se déploient – mais je ne voulais pas valoriser d'événements-bruits, de sons magnifiques tels qu'on en a jamais entendus, pas plus que je ne voulais montrer la beauté du banal. Ce que j'espérais, c'était tirer partie des dynamiques des bruits de fond, me nourrir du fond(s) sonore d'un lieu et élaborer une œuvre avec ce que je découvrirais.

 

Écouter ce qu'on n'écoute pas

Le problème avec les bruits de fond, c'est qu'on ne les écoute pas. On les entend, oui, mais on fait comme s'ils n'étaient pas là, comme si de rien n'était et, la plupart du temps, ça marche très bien : on ignore le bourdonnement du réfrigérateur, la télé du voisin ou la clameur urbaine. Mais quand ça s'arrête – le frigo est froid, les voisins sont allés se coucher, il a neigé toute la nuit –, ça fait du bien. On a l'impression d'être allégé et les bruits qui restent sont plus clairs, comme s'ils flottaient dans le vide.

Et puis, on s'y habitue, on s'aperçoit que ce vide ne l'est pas tant que ça et qu'en arrière plan-sonore il y a d'autres bruits, qu'on distingue mal, dont on ne connaît pas les causes ni les contours exacts, mais qui font qu'il n'y a jamais vraiment de silence et que les bruits qu'on entend sont saillants, parce qu'ils dépassent de ce fond sonore. Et pourtant, ils y sont quand même enracinés et ce fond est aussi fonds, un substrat de matière à partir d'où ils se développent et qu'ils abondent en même temps.

C'est bien pour cela qu'il est difficile d'enregistrer des bruits de fond : parce qu'on ne sait pas bien ce que c'est, là où ça commence, là où ça finit, qu'est-ce que ça comporte. Ce n'est pas produit par une seule cause, ce n'est pas un unique « objet sonore » (qu'on pourrait circonscrire et décrire suivant une nomenclature) mais un ensemble complexe qui produit ce genre de bruit informe et (le plus souvent) instable. Ce n'est pas un type de son, avec telle ou telle caractéristique, mais des complexes de sons, produits indéfinis de l'activité sonore, quelque chose qu'on ne peut distinguer, qu'on ne peut dissocier des autres sons ou que l'on transformerait en bruits si on le mettait à part.

Le bruit de fond, c'est plutôt le résultat d'un rapport au sonore, le reste inouï de la discrimination (quand on sélectionne tel ou tel son parce qu'il nous intéresse et que nous l'écoutons, plutôt que d'autres sons qu'on pourrait également entendre). Autrement dit, pour repérer les bruits de fond, il faut écouter ce qui n'est pas les sons qu'on entend – non seulement ce qu'on ignore (les bruits gênants), mais ce qu'on ignore ignorer (ce qu'on n'entend pas). Pas facile…

 

Capter l’indiscernable

Dans ma quête de bruits de fond, j'ai été aidé par Charles Meyer, Adrien Llave, Éléonore Mallo, des étudiants de l'École nationale supérieure Louis-Lumière (ENSLL), en master spécialité son, dans le cadre des enseignements de Thierry Coduys. Après un effort de sensibilisation, ils ont défriché leur terrain d'activité quotidienne (là où ils travaillent, se restaurent, se détendent…) et repéré quelques points stratégiques où ils ont réalisé des prises de son test, puis d'autres plus fines, pour enregistrer différents bruits de fond que je décrirais ensuite comme des ambiances, souffles, buzz…

J'ai récolté mes propres sons en parallèle, et en plusieurs étapes.
La première consistait à marcher, se balader, écouter, regarder, s'arrêter, repartir, scruter, fureter, entrer, sortir, entrer, sortir, se rapprocher ou s'éloigner des murs, du sol, du mobilier ou des machines, visiter tous les recoins possibles de l'ENSLL pour écouter comment ça sonnait.

La seconde étape ressemblait en tous points à la première, mais j'avais cette fois un enregistreur numérique (standard) en main et un casque sur les oreilles, pour écouter ce que les micros (intégrés à la machine) captaient et repérer des sons ou des ambiances sonores qui me semblaient utilisables.

Après avoir écouté ces sons et ceux des étudiants, je suis revenu avec le même matériel, mais aussi avec des micros de meilleur qualité et de différentes sensibilités pour des enregistrements de plus longue duréeUn Shoeps cardioïde, de qualité professionnelle, et un bon micro dynamique, beaucoup moins sensible, mais enregistrant un son plus « chaud ».. Et j'en ai effectué encore d'autres tout au long de la préparation de l'installation, et ce jusqu'au dernier moment.

Au départ, je ne faisais rien d'autre que chercher la « source » sonore, la cause du son, ce qui produisait le bruit de fond (en continu). Mais le résultat était souvent insatisfaisant, le bruit de fond étant sans arrêt interrompu, voire masqué par des sons ponctuels (événementiels). Il fallait donc que je m'en protège et trouve des positions stratégiques où on n'entendait rien d'autre que le presque rien banal de l'arrière-plan sonore, mais à un niveau suffisamment élevé pour que d'autres sons n'interfèrent pas : je plaçais l'enregistreur et les micros derrière la machine à café ou la photocopieuse, devant une bouche d'aération, dans une cage d'escalier inutilisée, souvent tôt le matin ou tard le soir, pour minimiser le risque de perturbations. En somme, j'allais à la quête de bruits de fond purs – c'est un comble !

Pour autant, il ne s'agissait pas d'une approche fétichiste, comme lorsque, muni d'un matériel de précision onéreux (enregistreur professionnel avec pré-ampli garanti sans « bruits » parasites et des micros très sensibles, parfois plus que l'oreille humaine) un créateur « découvre » ou « révèle » un son inouï (jamais entendu) qui le fascine (craquements d'un glacier, bruits sous-marins, vibrations telluriques, etc.) Certes, il m'arrivait de me réjouir d'avoir pu enregistrer tel ou tel son qui me paraissait à la fois riche et particulier, mais ce n'était pas que la matière sonore qui m'intéressait. C'était, avant tout, ses évolutions.

C'est pour cela que je me rapprochais ainsi des « sources » sonores, que je cherchais la bonne position du micro – par exemple au contact (ou presque) des ventilations des serveurs informatiques de l'ENSLL, pour percevoir une coloration du bruit blanc, des harmoniques, ainsi que leur évolution dans le temps –, voire que j'en jouais en le déplaçant lors de l'enregistrement – notamment devant des sources de souffle, ce qui modifiait la tonalité dominante des bruits récoltés. J'essayais de grossir les micro-variations sonores, quitte à les susciter – je ne faisais ainsi que prolonger notre façon de percevoir, qui produit le son en même temps qu'elle le distingue et le reconnaît (c'est le processus de « discrimination »).

 

Penser/classer

Je me disais qu'il devait y avoir, dans les bruits de fond, comme des « figures de changement », des manières selon lesquelles ils se transforment, passant par telle ou telle étape, avec telle ou telle dynamique ou type de transition. J'espérais pouvoir, sinon trouver des explications, du moins décrire ces évolutions mais, à quelque niveau qu'on se place, elles restent imprédictibles : le mouvement, les transformations du mouvement, l'évolution de ces transformations, etc., tout cela ressemble à quelque chose sans jamais être tout à fait cela – ce sont des phénomènes chaotiques tels ceux décrits par Edward Lorenz avec ses « attracteurs étranges », des formes particulières mais indescriptibles car floues, à quelque échelle qu'on se placeN'étant pas mathématicien, je ne vais pas expliquer ces « attracteurs » dans leur langage. Mais je peux les décrire à ma manière, pour faire comprendre l'intérêt que je leur porte. Ce sont des représentations spatiales des résultats d’équations complexes, à au moins trois inconnues. Ces équations ont des comportements totalement imprévisibles, extrêmement sensibles aux conditions initiales (c'est le météorologue Edward Lorenz, un des pères de la « théorie du chaos » qui, le premier, s'en aperçut, en constatant la très grande variété de ses prévisions dès lors qu'il modifiait à peine telle ou telle variable). Il semble qu'on peut obtenir n'importe quel résultat et pourtant, lorsqu'on les projète dans un espace de représentation, on obtient une forme vaporeuse, sans limites, une sorte de nuage où les résultats semblent se concentrer – mais quelque forme qu'on dessine, certains résultats seront en dehors… La particularité de ces figures est qu'elles ressemblent à quelque chose, quand bien même on ne peut les circonscrire. Cette figuration permet de comprendre leurs comportements possibles, mais pas de les prévoir. Pour plus d'informations, lire GLEICK James (1989), La Théorie du Chaos : Vers une nouvelle science, Paris : Albin Michel.. Il a donc fallu que je compose avec cette déception et que, malgré tout, à partir de ces recherches et collectes, je développe un « processus créatif » – car telle était la règle du jeu, puisque je m'étais engagé à réaliser une installation pour le colloque qui se déroulerait quelques semaines plus tard, et qu'une salle m'avait été attribuée pour cela. Certes cela interrompait mon travail d'investigation, mais j'aurais pu le continuer pendant longtemps. Désormais, je n'avais plus le choix, il fallait que je fasse avec ce que j'avais. Ce n'était plus mal…

J'ai procédé de manière totalement empirique, en me demandant, régulièrement, ce que je pourrais faire avec cette matière sonore. Le problème est que j'en avais beaucoup, et de plus en plus. Alors, autant pour m'y retrouver que pour initier des pistes de travail, j'ai essayé de les organiser (penser, classer, comme dirait l'autreJe fais ici référence au livre éponyme de Georges Perec (1985), que je n'ai pas lu, mais dont le titre est inspirant !!).

Je me suis appuyé sur mon expérience des bruits de fond et j'en ai distingué quatre types dans la Cité du Cinéma :

  • des bruits de fond d' « ambiance », produits complexes d'une multitude de sons du quotidien, de la vie du lieu (travailleurs, visiteurs…) et de son environnement (circulation automobile, survol des avions, rumeur urbaine…), réverbérés et filtrés par l'acoustique propre à tel ou tel lieu de la Cité du cinéma (j'en parlerai plus tard) ;

  • des bruits de souffle des systèmes de climatisation et de ventilation, que ce soit pour réguler la température, chasser les mauvaises odeurs ou refroidir les machines, etc., tous bruits continus aux larges spectres sonores, entre le cluster [lien] et le bruit blanc ;

  • des vibrations d'appareils électroniques ou mécaniques (buzz), notamment ceux des machines à café, frigos et tapis roulant du restaurant d'entreprise, des bruits lancinants, entêtants, souvent assez aigus, se déclenchant en général épisodiquement ;

  • et, enfin, une marque sonore de la nef centrale de la Cité du Cinéma, des claquements secs, plus ou moins forts, à différents endroits, peut-être causés par des déformations de la structure métallique de la verrière, elles-mêmes produites par la chute des températures de cette fin d'automne.

 

J'ai également opéré une distinction par « lieu », quatre zones particulières de la Cité du Cinéma me semblant avoir, chacune, une unité (ou une relative homogénéité) d'espace(s) ou d'acoustique et, surtout, des usages spécifiques :

  • la nef, gigantesque hall de circulation ;

  • le patio, espace découvert où les étudiants font des pauses, fument, discutent, jouent, etc. ;

  • l'école en elle-même, lieu de travail (des étudiants, enseignants, personnels administratifs…) ;

  • et, tout au bout de la nef, le « R. I. E. » (restaurant inter-entreprises).

 

Classer/penser

J'ai appliqué mes classements aux bruits de fond de chacun des lieux, renforçant en cela leur signature sonore (les claquements de la nef, l'ambiance neutre du patio, les souffles de l'école et les buzz du R. I. E.), quoique celles-ci, fluctuantes, incertaines, complexes, se composent souvent de plusieurs types de bruits de fond (également des souffles dans la nef et dans le R. I. E. et des buzz dans l'école) et s'inscrivent toujours sur ou dans une ambiance.

À ce travail de classification s'est ajouté une description (schématique, à défaut de pouvoir aller plus loin) des comportements des bruits de fond : comment ils émergent (ou pas), s'établissent, évoluent, se renforcent ou s'étiolent et, parfois, comment ils disparaissent.

  • Les ambiances sont continues, plus ou moins fortes, évoluant à la fois lentement (réverbérations, rumeurs de fond) et par à-coups (par une multitude de micro-événements).

  • Les claquements sont soudains, imprévisibles, seuls ou par grappes, localisés ou répartis dans toute la nef. Les sons sont brefs, avec une attaque nette et puissante et une extinction courte, rallongée toutefois par la réverbération de la nef.

  • Les souffles sont également continus, mais ils fluctuent plus en volume et, parfois, en tonalité, lorsqu'on se déplace près de leur « source ».

  • Quant aux buzz, ils ont des attaques et des extinctions particulières, propres à chacun d'entre eux et, en général, un déroulement assez régulier, que ce soit dans la vibration d'une note granuleuse ou dans un complexe rythmique.

 

Composer avec les bruits de fond

Arriva alors la phase pour moi la plus délicate, celle où l'on prépare quelque chose de particulier avec ce que produit le processus de recherche. Pourquoi présenter ceci plutôt que cela ? Y a t-il quelque chose qui s'impose ? Allez savoir. On fait des choix et, parfois, on regrette certains partis pris qui limitent notre liberté d'action. Mais il est difficile de laisser les choses totalement ouvertes jusqu'au bout et certaines orientations, bien que restrictives (on va quelque part et pas ailleurs) ouvrent de nouveaux horizons, plus loin.

Comme je l'ai évoqué plus haut, mon parti pris était simple : faire le lieu dans le lieu. Mais, après ce processus de recherche, ça ne pouvait plus être exactement ça. Non seulement ça n'avait pas grand intérêt de refaire le lieu dans lui-même (qu'allais-je exprimer ou signifier avec une telle démarcheMa préoccupation n'était liée ni à la question de la reproduction, ni à celle de l'originalité, ce pourquoi je ne me plaçais pas dans la perspective de Borgès dans son recueil de nouvelles Fictions (1951) : je n'étais pas intéressé par les fantasmes de Robert Ménard (réécrire le Quichotte à l'identique, mais sans le recopier, en le refaisant totalement en développant à nouveau son processus de création) ou par les questions cartographiques (faire une carte à l'échelle du territoire pour coïncider avec lui et être juste). ?), mais encore, c'était impossible techniquement, parce qu'il y avait plusieurs lieux (nef, patio, école, R. I. E.) et, parmi ceux-ci, seul le patio était un espace unique, d'un seul tenant, les autres étant scindés en plusieurs parties, recoins, voire salles différentes. Ainsi, ils ne pouvaient être chacun considérés comme un unique lieu que par une opération de conceptualisation et d'homogénéisation, en l'occurrence une synthèse sonore.

Contrairement à l'usage électro-acoustique courant, je n'ai pas élaboré cette synthèse à partir de vibrations sonores « pures », ni avec du bruit, blanc ou complexe, ni en utilisant des « objets sonores » circonscrits (avec un début et une fin). Je n'ai coupé ni les attaques, ni les extinctions, pas plus que je n'ai entretenu les corps des sons. Certes, j'ai fait des boucles, mais sans les expurger des éléments saillants et en essayant, autant que possible, de rester fidèle à mes enregistrements y compris, et surtout, dans leurs imperfections (sans ignorer que, quelqu'effort que je fasse, les sons fabriqués seraient les résultats de mon intervention). Pour la résumer, je dirais que ma démarche s'éloignait de l'approche électro-acoustique conventionnelle en ce que je considérais les sons tels qu'ils étaient enregistrés, sans leur appliquer de filtres (équalisation, effets…) et, surtout, sans les fixer dans une organisation préétablie et figée (ce qui aurait produit une musique, dont je cherchais à éviter ou à restreindre la dimension autoritaire à certains aspects pour moi essentiels).

Puisque je ne voulais pas faire de musique mais un environnement sonore évolutif, pourquoi réaliserai-je telle composition plutôt que telle autre ? Ne serait-ce pas alors figer les mouvements sonores dans une configuration qui risquait de devenir significative, comme si j'affirmais que les bruits de fond de la Cité du Cinéma étaient ainsi ? Ce n'était pas ce que je cherchais à faire.Je n'avais aucune ambition de pureté ni même d'exactitude ou d'authenticité sonore. Je ne voulais pas rejouer les sons « en eux-mêmes », ni même les relations qu'ils entretiendraient, qui ne me semblaient pas pouvoir être objectivées. Je m'intéressais plutôt aux manières avec lesquelles les sons apparaissaient et se développaient – et partant, aux relations sonores qu'on pourrait ensuite repérer.

Je ne voulais pas organiser le son mais les conditions de son émergence, donc orienter l'auto-organisation de ce processus complexe que je lançais mais qui, ensuite, se développerait malgré moi. Tel était mon parti pris d'artiste : préparer le terrain pour qu'apparaissent des bruits de fond intéressants et particuliers (dans des figures similaires que ceux que j'avais repéré dans les lieux étudiés). Mais c'est là où mon approche se rapprochait de celle de Robert Ménard : je ne voulais pas les représenter, mais les simuler.

La différence entre ces deux actions peut être questionnée. Disons, de manière schématique, que si la représentation s'attache à reproduire l'apparence des choses, la simulation, elle, vise à reconstituer leur fonctionnement, ce qui correspond à les reproduire de l'intérieur. Bien sûr, cette démarche trouve rapidement ses limites (à un moment donné, on ne peut que reproduire ce qu'on perçoit), de même que la représentation implique aussi de savoir comment fonctionne ce qu'on représente (c'est bien pour cela que les cours de modèle vivant sont souvent accompagnés de cours d'anatomie). Mais, dans le cas particulier, c'était de la démarche de simulation que je me sentais le plus proche : je ne voulais pas faire quelque chose qui ressemble à du bruit de fond (comment en être sûr ?), mais qui fonctionne comme du bruit de fond.

 

Scénariser l'œuvre

Cependant, il m'est rapidement apparu que je devais composer la simulation. Je voulais élaborer une œuvre qui ne soit pas seulement une expérimentation, mais qui propose aussi des situations sonores qui se prêtent à l'interprétation du public. D'une manière ou d'une autre, je devais scénariser mon œuvre.

Le cadre général découlait des différents lieux : il s'agissait de suivre leur disposition spatiale et de passer de la nef, au patio, à l'école, à nouveau par le patio, la nef, pour finalement se trouver au R. I. E. En conséquence de mes recherches, chaque lieu disposerait de son propre réservoir de sons (récoltés sur place), répartis en catégories, selon leur spécificités. Cela devait faire ressortir des « couleurs » des lieux. Et, pour que les visiteurs aient plus de chance d'en entendre plusieurs, chaque scène devait durer une dizaine de minutes au maximum, le temps de jeu d'une des ambiances sonores de fond, choisie au hasard.

Mon idée était de procéder par « couches » sonores : l'ambiance sonore de fond, des bruits de fond s'accumulant par dessus, et enfin des « bruits » saillants, émergeant du fond sonore, ainsi que cela me semble se produire dans la vie quotidienne, notamment à travers le processus de discrimination. Et puis, au bout d'un certain temps, par lassitude, ces bruits devaient à nouveau se fondre dans le décor.

Il était convenu que Charles Meyer et Adrien Llave élaboreraient le programme de l'œuvre (avec le logiciel libre Pure Data). Je leur écrivis donc une description précise des comportements sonores que j'imaginais. Je ne vais pas les expliquer ici en détail, car ce serait fastidieux et complexe. Vous pouvez toutefois vous en faire une idée en consultant le document ci-dessous. Vous comprendrez alors la difficulté de réaliser un tel programme, non seulement de décrypter mes intentions, mais encore de le mettre en œuvre de manière efficace et probante, c'est-à-dire de faire ce qui était nécessaire pour que « ça marche », y compris en ajustant, transformant, voire ignorant certaines des idées que j'avais en tête.

 

 

Je vais essayer d'en expliquer les grandes lignes.

Tout d'abord, on n'entend rien, ou presque rien. Il n'y a que l'ambiance, en sourdine. Puis le son s'enrichit, doucement, et on perçoit d'autres bruits de fond, plus particuliers. Le son continue à enfler et, à partir d'un certain niveau, il est ponctué de bruits qu'on peut distinguer. Il y en a de plus en plus, jusqu'à aboutir à un trop-plein, une saturation, et alors ils s'éteignent, de même que les bruits de fond. On retrouve l'ambiance initiale qui, progressivement, se mélange avec une ambiance d'un autre lieu, et le cycle recommence.

Ces mouvements dépendent d'un hasard dirigé, influencé par l'évolution d'un potentiel. Celui-ci augmente pendant les deux premiers tiers du cycle, puis diminue dans le dernier, favorisant d'abord l'apparition de sons (de plus en plus), puis leur disparition (de plus en plus), après une espèce de plateau. Le potentiel est lui-même influencé par les sons : au début, moins il y a d'apparitions, plus il y a de chances d'en avoir, et plus il y a de sons joués, plus d'autres peuvent émerger ; puis, arrivé à un certain seuil, le potentiel se retourne et tend à diminuer, plus il y a de sons, plus ils disparaissent. Le potentiel influence ainsi l'évolution générale de l'œuvre, les apparitions et comportements des sons (volume, spatialisation).

 

Fabriquer la bête

Évidemment, tout ne se passa pas comme prévu. J'avais eu beau préparer des descriptions les plus claires possibles, et même élaborer des équations compliquées, la transcription dans Pure Data n'était pas si facile que ça. Il fallait s'adapter au système particulier de « boites » de ce logiciel, utiliser des [bang], [metro], [spigot], [sel], etc., et repenser la manière de produire les processus que j'imaginais. Il fallait élaborer les scènes, gérer les répertoires de sons, imaginer des enchaînements de boites pour orienter les évolutions du potentiel, déterminer des interactions avec les sons, construire des fonctions, organiser des liens entre les « patchs » (sous-programmes) et, surtout, gérer les bugs. Et les bugs, il y en avait beaucoup.

Développer ce genre d'outils c'est, le plus souvent, fabriquer une machine à bugs. Ça ne se passe jamais comme on l'a prévu et on doit, sans arrêt, réparer la bête et, si ce n'est pas possible, repenser l'œuvre en fonction des possibilités de la machine. Alors, plutôt que de s'arrêter aux déceptions et de s'en lamenter, il est plus intéressant d'exploiter les accidents pour les conduire à renforcer la dynamique propre de l'œuvre. Une fois qu'on a fait nos choix et commencé à développer l'œuvre, déjà, elle ne nous appartient plus. Elle commence à prendre forme, une forme que nous ne maîtrisons pas, dont de nombreux aspects, imprévus, nous apparaissent comme fondamentaux.

L'un d'entre eux était la scénographie de l'œuvre. Il nous a fallu récupérer différents fauteuils et canapés, les disposer dans l'espace (en cercle, donc), placer les haut-parleurs (sous les fauteuils), trouver une place pour les caissons de basse (au centre, sous un tissu noir), faire passer les câbles, éloigner les amplis autant que possible (car leur ventilateur générait trop de… bruits de fond), élaborer l'éclairage idoine (dans la quasi-pénombre, afin de concentrer l'attention sur le son et de limiter autant que possible les risques de rapprochement visuels).

En fait, ces décisions de dernière minute s'avérèrent déterminantes quant à l'appréhension générale de l'œuvre, autant que les comportements erratiques du programme que nous ne parvenions pas à mater, comme l'énorme fréquence grave, amplifiée par le caisson de basses, qui envahissait fréquemment l'installation.

La bête se réveillait par moments, comme si elle refusait de cantonner ses activités à la production de bruits de fond, mais voulait se manifester comme une création sonore. Et puisqu'on lui avait donné vie, on n'avait pas d'autre choix que d'accepter ses comportements intempestifs…