IODE
extrait
VERS UNE APPROCHE ÉCOLOGIQUE DES BRUITS

Ma peau est une surface qui entre en contact avec d’autres surfaces. Je reçois et transmets des vibrations.

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Dans son essai La Mer, la Terre, le compositeur Leoš Janáček se tient debout au bord de la mer et tente de transcrire le bruit des vagues. Il n’enregistre pas mécaniquement, il accomplit une écoute en action, qui lui permet de donner forme, par des esquisses, aux différents mouvements sonores des vagues. Tout au long de sa vie, il collecte et gribouille des sons multiples : bruit des vagues, gloussement des poules, tintement de la cloche rouillée, vieil homme grommelant, etc. Janáček ne réduit pas les notes aux seules voix humaines, mais demeure attentif aux nuances et aux intensités sonoresVoir le chapitre 1 du livre de Tim Ingold, Marcher avec les dragons (2013)..

Extrait de l’essai La Mer, la Terre, Leoš Janáček..

 

De la même façon, je suis sensible aux interactions qui s’offrent à moi, provenant de surfaces, d’objets, d’animaux ou d’individus. À l’échelle écologique, mon attention se concentre notamment sur les surfaces qui, pour reprendre la pensée de Gibson (2014), sont des interfaces où se produisent des phénomènes lumineux, sonores, vibratoires, etc. Ma peau est une surface qui entre en contact avec d’autres surfaces. Mon processus de création poétique s’inscrit dans une relation à un environnement. Ne définissant pas au préalable un modèle d’écriture ou un schéma de représentation, je me tiens au plus près d’une perception directe du monde. Je reçois et transmets des vibrations. A l’instar de Janáček, il s’agit alors de développer une écoute active et attentive de ces phénomènes vibratoires qui vont innerver mon écriture poétique.

Pour écrire IodeL’écriture a commencé en juin 2012 et s’est achevée en septembre 2013., j’ai traversé des environnements différents (bord de mer, ville, campagne, etc.). Par de longs trajets, en marchant, je tente d’accroître mon contact avec les surfaces du monde, en particulier avec le sol, principale surface de soutien pour les êtres humains. Ce contact permanent et durable me permet de ressentir les changements de rythme, dus aux événements écologiques qui se produisent dans le monde : en me déplaçant, je perçois les changements de dispositions, de textures, de couleurs, les modifications de surfaces (Gibson, 2014« Les événements écologiques, par différence avec les évènements micro-physiques et astronomiques, se produisent au niveau des substances et des surfaces qui les séparent du milieu », p. 168.). Je vis alors des situations de perturbations écologiques, soit d’interférences qui sont constitutives de notre perception du monde.

Ce sont ces déplacements qui ont déterminé l’architecture rythmique de Iode. Dans mon écriture, j’ai conservé les effets de perturbations : la fragmentation en différents paragraphes de longueur variable, les variations du blanc typographique entre les signes écrits, les jeux de ponctuation (du flux des mots non ponctués à l’arrêt du mouvement par le signe, en passant par les pauses avec les points de suspension), etc. J’ai cherché à rendre visible l’instabilité du flux de la perception.

Pour se rendre compte de l’architecture, le texte intégral est visible en ligne, sur la revue Remue.net.

En me situant à une échelle écologique, je me considère comme un « poète-parasite » qui évolue au plus près des surfaces du monde. Je dépends alors d’autres organismes, et en même temps, je détecte les signaux imprévisibles du monde. En cela, je reste influencée par la démarche de Sophie Ristelhueber, que je considère comme une « artiste-parasite ». Pour réaliser sa série Faits, elle s’est placée au plus près de la surface du désert : « J’ai donc beaucoup marché… Il est essentiel pour moi d’affronter physiquement la réalité. Au Koweït, j’ai voulu faire corps avec le territoire. Le terrain était aussi miné que l’imageFaits est une série photographique réalisée en 1991, six mois après le début des opérations militaires en Irak.. » (Ristelhueber, 2009) Photographiant les excavations, les tranchées, les couvertures militaires, etc., Sophie Ristelhueber capte les signes des perturbations dues aux actions humaines et terrestres.

 

Ses photographies de désert, vu comme une peau trouée, font écho au geste du poète. Ce dernier accomplit également des excavations sur la surface de la page. En effet, pour le philosophe Vilem Flusser (2014), l’écriture est un acte de destruction, qui remonte historiquement au geste du graveur, et consiste à trouer et à in-former une surface. Acte parasitaire au sens où il s’agit de créer en retirant de la matière.

Sans doute est-ce aussi cette transformation des surfaces que certains poètes sonores, tel Bernard Heidsieck, ont cherché à montrer en lisant leurs textes sur scène : « Lecture éclatée, éclaboussée. Son mode, sa force d’attaque de l’instant rejoignant le vif-argent du geste aux prises avec l’espace. Fouettée, dynamitée. Sa projection, puis désagrégation dans le temps dans les traces mêmes du signe. Des signes. » (Heidsiek, 2001)

La lecture se réalise dans un champ de force centrifuge : il y a dispersion des signes poétiques dans l’air. Le poète est en prise avec les flux qui se propagent et les déplacements d’énergie. Sur scène, quand je lis Iode, je cherche à produire une émotion poétique qui s’inscrive dans cette dynamique. Je lance le poème comme si je cherchais à fendre l’atmosphère et à y ouvrir des trajectoires multiples. Je me figure alors les tranchées, les routes, les boucles, etc., que l’on voit dans la photographie de Sophie Ristelhueber. La lecture doit montrer que le poème entre en résistance physique avec des forces.

 

Iode - Performance Electro-Poetico - Enregistrée aux Carafés, Nantes/ 2014.
Voix et texte : Florence JOU. Musique : Simon Nicolas.

 

Enfin, l’écriture de Iode porte des effets de brouillage, notamment parce que le texte est ponctué de nombreuses initiales. Celles-ci ont pour objet de confondre les références et de condenser des interprétations multiples pour le lecteur. Elles fonctionnent à l’instar des surfaces du monde qui absorbent et transmettent les vibrations sonores de manière complexe. Par l’usage d’initiales qui se répètent, tels F. et R., je cherche à produire de la réverbération acoustique : effets d’échos intensifiés ou affaiblis en fonction de la fréquence des initiales et de leur situation dans le texte.

La poète Anne-Marie Albiach joue de cette dynamique dans son écriture. Si elle dit travailler une « écriture référencée », c’est au travers de pronoms qui n’officient pas en tant que représentants assignés ou lieux de représentations déterminés. Ils réverbèrent. Ils irradient vers des origines et des références multiples. Réceptacles ou réservoirs de la mémoire des lectures intimes de la poétesse, ils se diffusent et jouent de leurs éclatements dans les cercles infinis tracés par les mots, en perpétuels décentrements au fil des pages :

 

On écrit d’après des lectures et aussi des pulsions. Par exemple, dans « H II » linéaires, il y a le Chœur qui est une référence au théâtre grec et à Shakespeare. Dans État il y avait « elles », ces références femelles qui me rappellent, je ne sais trop pourquoi, les sorcières de Macbeth… Ensuite en filigrane se dessine insidieusement le personnage de Igitur de Mallarmé… (Albiach, 1979)


 

Pris dans le jeu de leurs alternatives, les pronoms changent d’intensité et de gravité. Suivre « elle » dans Figurations de l’image, c’est suivre ces intensités lumineuses (« elle s’éblouit face aux données », « blanche, elle s’éblouit et s’atténue ») et ses relations aux forces de gravité (« elle abstrait l’objet » ; « elle dévie l’objet »). Suivre encore « elle » dans « H II » linéaires, c’est assister aux modalisations d’une voix (« se dit », « dit-elle », « dira-t-elle ») qui, dans la tension de sa présence et de son absence, se perd en écholalie.


 

Extraits de Iode.

Page 6

le couronnement tu connais ? Enguerrand Q. les fresques de Fra A. Et toi ? Non les versions du Christ Jaune tu connais ? Non dans ta bibliothèque, t’as une histoire de l’art, G., je connais par coeur peux te dire où sont placés les tableaux au L. Quand tu rentres, tu as... sous les sabots du cheval de R., les palmiers, tu as vu ? Non Attends, on va ouvrir G. Comment tu l’as classée ta bibliothèque T’as foutu tes livres par terre Remarque, tu n’ouvres que les dix premières pages de chaque livre, n’est-ce pas C..... ?

Page 7

G. construit une cabane dans son jardin S et I. tiennent une galerie isba F. aime une photographe incarcérée

Page 8

Je pars à F. vérifier mon existence m’éprouver R. dans mes oreilles les bébés-cloches hurlent