BRUIT SUR SIGNAL / SIGNAL SUR BRUIT
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SATURATION ET DÉTÉRIORATION DE L’INNOVATION TECHNOLOGIQUE DANS LES MUSIQUES EXPÉRIMENTALES COMME CONSCIENCE DE L’EFFACEMENT, DE L’OBSOLESCENCE ET DU « BRUIT » DES DONNÉES PRODUITES PAR LE RÉGIME NUMÉRIQUE

Nous proposons ici une étude des « bruits » et détériorations dans l'évolutions des musiques expérimentales (allant de la création électronique à la harsh noise wall). Ces pratiques de détournement, l'utilisation d'artefacts et d'erreurs questionnent les technologies contemporaines alors que l’émergence de ces « découvertes » sert alors de contexte de réflexion sur les usages actuels liés au régime numérique. 

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Le lien entre « nouvelles technologies » et musiques « expérimentales » n’est plus à démontrer. Ici, par musiques expérimentales, nous parlerons de toutes les approches musicales ayant recourt à des expérimentations sonores, techniques ou technologiques. Venant du champ de la création musicale qui aurait tendance à être dénommée « musique savante » ou « musique contemporaine », ces expérimentations n'en sortent pas moins de toute forme de catégorisation d'un point de vue esthétique, ou encore de la dichotomie entre « savant » et « populaire ». Il est évident aujourd'hui que l'expérimentation et l'innovation, que nous étudierons plus bas, restent des développements permettant l'évolution de la musique en général. C'est en cela qu'aujourd'hui, les musiques reconnues comme « expérimentales » sont issues des croisements et allers-retours entre la création électroacoustique, les musiques improvisées électroniques, le minimalisme d'un côté et les courants issus du rock progressif, du kraut-rock, du post-punk, de la no wave, des musiques électroniques et ultérieurement de la noise et du glitch, de l'autre. Tous ces genres et sous-genres se sont nourris les uns des autres. Ces affiliations autour du recourt à des technologies et techniques sonores innovantes semblent être relativement « osées » d'un point de vue esthétique, mais nous sont pertinentes d'un point de vue des pratiques musicales cherchant à proposer une situation ou une expérience singulière. C'est en cela que nous élaborerons un bref rappel historique de ce que nous appelons « musiques expérimentales » , avant de nous intéresser plus particulièrement à certaines expérimentations en lien avec la dégradation du signal et la manière dont le « bruit » s'est inscrit dans la musique pour finalement devenir « musique ».

Mais le bruit est considéré en électronique (et en théorie de l'information) comme une perturbation du signal, détériorant la transmission d'informations en rendant son message altéré ou endommagé. D'un point de vue musical et dans le contexte qui nous intéresse, ce « bruit », dont nous évoquerons diverses assertions en fonction des contextes de création, altère-t-il le message que la musique pourrait produire, ou en porte-t-il un nouveau en lui-même ?

À l’aide d’exemples tirés de différentes esthétiques et périodes, nous tenterons de voir à travers cette approche de la « dégradation du signal » ou l’utilisation d’artefacts, comme dans le glitch ou micromusic jusqu’à une autonomisation du bruit dans la noise, comment ces expérimentations peuvent amener à une réflexion sur nos usages actuels de la technologie et de l’innovation.

Alors que Pierre Schaeffer inventait la musique concrète (en opposition à la « musique abstraite ») par le recours au sillon fermé de disques vinyle en créant ainsi des sons bouclés vers 1950, il développa le terme « musique expérimentale » comme processus de recherche. En 1953 lors d’une rencontre organisée à l’Unesco, il la définissait en ces termes :

S’il n’y a pas actuellement, une expérience en cours, il faut bien appeler celle d’une “musique expérimentale” (d’aucun disent : nouvelle musique, mais tenons-nous-en à l’expérience sans préjuger des résultats) (Schaeffer, 2001, p. 75)

Cette recherche empirique du son privilégie le geste et l’expérimentation, hors des querelles teintant de la fin de la tonalité et l'avènement du sérialisme. John Cage, parallèlement à Schaeffer, révolutionne la musique avec ses concepts insolites à l’époque. Son apport pour les musiques expérimentales et leur descendance est indéniable comme en témoigne l’introduction à l’ouvrage Silence qui reprenait son article de 1955 « Experimental Music ». Il y expose les bases de sa démarche de recherche, dans des mots semblables à ceux de Schaeffer : « le mot “expérimental” est adéquat, pourvu qu’il soit compris non pas comme décrivant un acte qu’il faudra juger ultérieurement en termes de succès ou d’échec, mais simplement comme un acte dont le résultat est inconnu » (Cage, 2012, p. 15).

Les bases d’une possibilité d’expérimenter de nouvelles pratiques et d’utiliser des instruments insolites étaient donc posées. Soulignons également que, paradoxalement, c’est en créant 4’33’’ en 1952, pièce faussement silencieuse car renvoyant aux bruits ambiants de la situation d’écoute (et des sons que nos corps produisent par la force des choses) et à la relativité du silence, que John Cage dans l’un des gestes créatifs les plus puissants du xxe siècle, a ouvert l’écoute des sons sans hiérarchie. Et, par conséquent, à l’introduction des bruits et événements non fixés ou déterminés dans la musique expérimentale, puis dans la musique en général.


 

Mais avant même que ce terme n’existe, vers 1913 les futuristes italiens, par le biais de Luigi Russolo, créèrent les intonarumori, des instruments générant des « bruits ». Ces bruits, ou rumori en italien renvoyaient à des sons produits par des machines, dans le contexte de l'après-révolution industrielle, lors duquel les futuristes prévoyaient l'intégration des sons produits par les usines et les outils de production, dans une réforme totale des habitudes d'écoute produites du système musical de l'époque. Peu de temps après, Edgar Varèse créait en 1918 son œuvre symphonique Amériques qui ouvrait l’orchestre à des instruments plus étonnants, tels qu’une sirène.

La musique intégrait l’usage de ces différentes formes de bruits, ouvrant le musical au sonore, avant la possibilité d’une musique uniquement bruitiste qui aboutira par la suite à la noise. Le « bruit » est ici reconnu comme tout son non « musical », non mélodique.


 


 

Revenons aux premières évolutions des musiques expérimentales. Cette période riche des années quarante aux années soixante a été étroitement liée à l’avancée de l’électronique. L’utilisation de l’électricité dans la musique se fit dès 1939 avec la première œuvre électronique de Cage, Imaginary Landscape 1, qui utilisait des vinyles dont la vitesse de rotation et la superposition de sons étaient indiquées sur partition. Cela reste un exemple-clé dans ce lien entre musique et technologie contemporaine.

La manipulation de bande magnétique de la Tape Music (Alvin Lucier, Morton Subotnick, Steve Reich, Pauline Oliveiros, Vladimir Ussachevski…), l'emploi de nouveaux synthétiseurs analogiques développés en laboratoires de recherche (on pense aux compositeurs tels que Bernard Parmegiani, Louis et Bebe Baron, John Cage, Karlheinz Stockhausen, Iannis Xenakis…) ou encore l’utilisation de systèmes proches des interfaces de jeu instrumental (ondes Martenot, Theremin…), ont aussi permis de faire évoluer à la fois les différents modes de jeu, la création musicale en elle-même et le rapport à ce « bruit » synthétique, autre formesonore insolite, souvent agressive pour les oreilles vierges de ces expérimentations électriques.

Ces différentes utilisations se sont ensuite retrouvées dans des courants plus « populaires » par des pionniers défricheurs, comme dans le rock progressif avec Pink Floyd ou Emerson Lake and Palmer, le krautrock (Kraftwerk, Neu !) où les expérimentations étaient liées au montage/collage de bandes et l’utilisation de synthétiseurs modulaires onéreux et difficiles d’accès. Cette approche démontre qu’il n’y a pas eu qu’expérimentation, mais également « innovation ». Ces nouveautés amenaient de pratiques pouvant alors se déployer : « La nouveauté devient innovation par l’entremise d’usages » (Gaglio, 2011, p. 16). De fait, l'usage de cette expérimentation isolée deviendra une innovation, dans le sens où les pratiques liées aux techniques de la musique sur bande magnétique vont se démocratiser pour atteindre les sphères des musiques rock.


 

Ce rapport au bruit, en tant que « son normalement non désiré », a aussi pu évoluer grâce à des expérimentations liés au « larsen ». Parmi quelques exemples, notons Jimi Hendrix ou les Who, jouant à tel volume sonore qu'une boucle était générée volontairement entre les micros des guitares et les sons sortant de leurs amplis, encore plus exacerbés par des effets de distorsion, saturation et fuzz. Ce rapport au bruit et à la détérioration volontaire du signal électrique (par un effet de bouclage dans le cadre du larsen), ajouté aux extrapolations des signaux amplifiés par saturation ou distorsion, provoqua une nouvelle recherche esthétique dans le rock, qu’on retrouve dans divers styles ultérieurs.

Mais un exemple de musique pop, quoiqu’avant-gardiste, le Metal Machine Music de Lou Reed en 1975, marque à son tour l’histoire des musiques expérimentales, complémentaire aux approches de compositeurs comme David Tudor, autour de la mise en résonance de larsens. Ce disque de Lou Reed défricha une esthétique de sons stridents, dissonants et saturés, uniquement produits à l’aide de sa guitare. Hormis l’aspect revendicatif et contestataire de ce geste artistique (lié à la production obligée d’un album par sa maison de disques RCA records), il reste néanmoins assez symbolique de ce qui se passera par la suite dans la scène noise, avec une esthétisation du bruit pour et par lui-même, en tant que phénomène non-mélodique, indésirable dans d'autres contextes (mais ici désiré en tant que tel), et autonome. On peut aussi évoquer la porosité entre les scènes issues du rock avec les milieux musicaux des compositeurs contemporains, notamment dans le contexte artistique général new-yorkais. On sait que John Cage, Tony Conrad et La Monte Young pouvaient côtoyer Andy Warhol ou le Velvet Underground, dont Lou Reed faisait partie, puis ces croisements continuèrent avec Glenn Branca, Rhys Chatham, Lydia Lunch ou Sonic Youth par la suite.


 

Tout cela a été permis par l’évolution des techniques d’enregistrement, d’amplification et de diffusion, ainsi que par les possibilités offertes par l’essor de l’électronique puis de l’informatique. L’appropriation de ces innovations dans diverses formes de musiques expérimentales met en évidence a posteriori un rapport symbolique en fonction des limites de ces technologies.

À l’époque actuelle, la démocratisation des outils informatiques en général jusqu’aux objets connectés et les logiques émancipatrices du DIY (« Do It Yourself ») ont amené à faire également évoluer les esthétiques musicales, ainsi que les modes de distribution et de fabrication de la musique.

 

Détériorations de l’intelligibilité du message et dégradations temporelles

Les deux exemples suivants ne traitent pas tout à fait du même procédé technique bien que les « résultats » sonores produits semblent relativement similaires. Dans le premier exemple, I Am Sitting In A Room (1969), Alvin Lucier lit un texte (« Je suis assis dans une pièce… ») directement influencé par la situation dans laquelle il se trouve (en train de lire un texte, assis dans une pièce donc). Il y explique le mode opératoire de cette œuvre et ses intentions sous-jacente. Effectivement, ce texte est enregistré sur un magnétophone Nagra qui le rediffuse dans la pièce ensuite, alors qu’un deuxième magnétophone enregistre le son sortant du premier. Ce nouvel enregistrement captant également la réverbération de la pièce est ensuite diffusé à son tour, cette fois capté par l’autre magnétophone : la réverbération y est alors plus présente, et ce quinze fois de suite.

À la fin, nous n’entendons que les fréquences résultantes, en ayant perdu toute forme d’intelligibilité du texte. La situation hic et nunc en elle-même prévaut ici, et conduit à l’écoute du son pour lui-même. Le texte lu illustre bien cette intention :

Je suis assis dans une pièce, différente de celle dans laquelle vous vous trouvez maintenant. J’enregistre le son de ma voix et je vais la diffuser dans cette pièce encore et encore, jusqu’à ce que les fréquences de résonance de la pièce se renforcent et que tout semblant de discours, peut-être à l’exception du rythme, soit détruit. Ce que vous entendrez alors seront les fréquences naturelles de la pièce mises en résonances par le discours lu. Je ne considère pas cette activité comme la démonstration d’un fait physique mais plutôt comme une manière de lisser toute irrégularité que mon discours pourrait avoir.

Mettant en évidence et en scène de manière détournée son propre bégaiement (on l'entend buter plus ou moins volontairement sur certains mots), Lucier se concentre sur le son produit et les résonances, n’ayant aucun message à délivrer dans son texte et par son texte. L’écoute des sons et la démarche purement cagienne restent les deux buts principaux de cette œuvre plutôt que de produire une œuvre conceptuelle et chargée de signification, dans la lignée des œuvres du courant identifié comme « minimaliste ». Ainsi, ce phénomène de réinjection du signal enregistré – ici la voix de Lucier – (offrant un procédé proche de celui du larsen) démontre que cette expérimentation annule toute forme de message porté par le texte, se concentrant sur la situation d'enregistrement et la réinjection du son. Le propos de Lucier est de se concentrer sur la forme elle-même, minimiser le contenu du message textuel.

Un parallèle avec la notion du bruit en théorie de l'information peut être alors réalisé. Ici le « bruit » est provoqué par le processus « d'effacement » du message lu par Lucier, pour ne finalement devenir que résidu sonore et musical, en détériorant toute intelligibilité.

Ces « reproductions techniques » de la lecture du texte amenant jusqu’à la disparition de l’intelligibilité, rendent un contenu musical au moins aussi intéressant que le texte en lui-même (l’œuvre réside dans ce processus de réenregistrement modifiant le signal précédent, pas seulement dans la finalité de la réalisation). En ceci, cette œuvre de Lucier questionne et complexifie le rapport à la technique qui était mis en avant par l’École de Francfort, notamment par Walter Benjamin :

À la plus parfaite reproduction, il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve. C’est cette existence unique pourtant, et elle seule, qui, aussi longtemps qu’elle dure, subit le travail de l’histoire. Nous entendons par là aussi bien les altérations subies par sa structure matérielle que ses possesseurs successifs. (Benjamin, 2000, p. 273)

Le texte de I’m Sitting In a Room fait écho – si l'on peut dire – de manière surprenante à cette citation de Benjamin, comme cherchant à démontrer le contraire. Ici, le hic et nunc réside dans le fait que l’œuvre elle-même (enregistrée donc) se situe « dans une pièce différente de celle où on se trouve » et les « altérations subies par la structure matérielle », mettant justement en évidence cette situation singulière.

Dans Disintegration Loops cette fois, une dégradation involontaire du signal est mise en évidence et exploitée par William Basinsky. Ayant expérimenté différentes techniques dans des œuvres mixtes pour bande et divers instruments en tant que compositeur, Basinsky retrouve dans les années 2001-2002 d’anciennes bandes magnétiques de boucles qu’il avait réalisées aux alentours de 1982. Voulant les numériser, il se rend compte lors de leur passage dans le magnétophone qu’elles étaient oxydées et ont tendance à se dégrader, déposant à chaque passage de la même boucle l’oxyde de fer de la bande qui se désintègre dans le magnétophone, laissant de plus en plus place au silence au lieu du signal enregistré. Il décida tout de même d’enregistrer ces boucles sur des durées différentes en fonction de la bande et la vitesse à laquelle elle se dégrade. Chaque boucle reçut un traitement spécifique, et entre 2002 et 2003 sont sorties les quatre pièces Disintegration Loops I-IV qui en résultèrent. D’après Basinsky, l’effacement du message magnétique enregistré traite de « la vie et la mort de chaque mélodieWilliam Basinski, « on The Disintegration Loops », wqxr radio, 7 septembre 2011 (consulté le 23 août 2015). » et cela renvoie également à la difficulté de l’archivage des données. Cette dégradation du signal analogique (électromagnétique) le rend tout de même lisible, contrairement à une dégradation du signal numérique, plus difficile à restaurer ou même à exploiter.


 

Lors de sa démocratisation, dès le milieu des années quatre-vingt (bien que les premiers « ordinateurs » datent des années quarante), le signal numérique a été présenté comme sûr et fiable, notamment pour les supports musicaux. Cette nouveauté liée au numérique permettait a priori de nombreuses lectures, contrairement au disque vinyle qui avait tendance à se voiler, se rayer ou prendre la poussière et donc dégrader le signal analogique. Le disque compact était vanté pour sa quasi éternité et la non-dégradation du signal au fil du temps. Plus de trente ans après les premiers disques compacts commercialisésLa Symphonie alpestre de Richard Strauss dirigée par Karajan et The Visitors d’Abba en aout 1982., nous savons qu’un CD, un CD-ROM ou un DVD rayé rend la lecture extrêmement laborieuse et la restauration quasiment impossible. Il a même été démontré que ce support a dans la pratique une espérance de vie limitée et, dans le cadre des CD-R, leur lisibilité garantie serait d’environ deux à cinq ansJohn Blau, « Storage expert warns of short life span for burned Cds, and don't cound on hard disk drives for long-term storage, either », Computer World, 10 janvier 2006, (consulté le 23 août 2015).. Ainsi, la dégradation des données numériques (on peut aussi s’interroger sur la durée de vie d’un disque dur…), tout comme l’obsolescence, posent le problème d'une hypothétique « archéologie numérique » des sessions de travail d’œuvres : on pense aux œuvres électroacoustiques, qui pourraient devenir illisibles par l’impossibilité de faire tourner certains programmes qui existaient à l’époque, ou même par des mises à jour successifs rendant obsolètes certains fichiers (sauf si l’on a gardé l’ordinateur initial et en état de marche).

 

Exploitation des artefacts et détournement d’instruments électroniques

Les exemples précédents autour des dégradations liées à l’archivage et autres phénomènes d’altération du signal jusqu’à en perdre l’intelligibilité première, relevaient ici des technologies analogiques. Nous avons également abordé la question plus actuelle du numérique, et des difficultés de lecture induites par un signal numérique détérioré.

Des musiciens électroniques se sont intéressés aux altérations et erreurs liées la dégradation du signal informatique. Le glitch ou micromusic naît des erreurs provoquées ou arrivées par hasard lorsque la machine est dépassée par les demandes envoyées, ou quand le musicien décèle des failles et bugs dans le programme ou l’instrument qu’il utilise, ainsi que dans la modification des échantillons du signal numérique (time stretch, pitch, delay, changement de la fréquence d’échantillonnage ou de la quantification, avec la musique 8 bits par exemple). De nombreux représentants actuels, tels que Ryoji Ikeda ou Alva Noto, se sont spécialisés dans cette « esthétique de l’échec » (Cascone, 2009). Similairement, le duo Oval rayait volontairement leurs CD pour en dénaturer la lecture et créer des boucles et autres détériorations numériques.

La fabrication d’outils électroniques spécifiques pour produire des sonorités semblables aux bugs ou le détournement d’instruments (ou encore de jouets, de gadgets…) ont été développés dès les années quatre-vingt, entre autres par la pratique du circuit bending. De nos jours, une approche liée à la connaissance des logiciels d’informatique musicale et la construction de patchs spécifiques de transformation sonore (notamment avec Pure Data ou MaxMSP) cohabite avec le détournement du circuit bending. Que ce soit de la musique sur laptop ou à l’aide de modules trafiqués ou fabriqués (instruments détournés, synthétiseurs modulaires, pédales d’effet…), ces deux aspects du lien à la technologie coexistent, d’un côté à travers un recours de l’innovation technologique appliquée à la musique, et de l’autre une forme de résistance à l'égard de la nouveauté en utilisant d’anciens dispositifs électroniques.

L’utilisation du glitch en tant que phénomène sonore évoque une ramification des musiques électroniques où la démarche expérimentale s’est finalement transformée en pratique et en esthétique (on identifie assez aisément la production du glitch qui s’est autonomisée en tant que sous-genre tout en s’immisçant dans d’autres genres musicaux). Le musicien exploite les erreurs produites par les limites des outils informatiques à effectuer des tâches demandées et donc produire un signal, produisant un bruit non désiré. Cela peut alors renvoyer à une forme de critique ou mise en garde d’un rapport aveugle à l’innovation, tout comme le montraient les deux exemples précédents face à l’effacement et l’obsolescence amenant à une perte du « signal » original. Ces altérations, détériorations, exploitations d’erreurs volontaires ou aléatoires amènent donc à des formes esthétiques autonomes.


 

L’exemple de la musique noise prolonge l’extrapolation du langage musical et du rapport au bruit avec cette fois, une difficulté à en identifier une esthétique particulière. Elle a effectivement du mal à se définir : « La noise est une négativité (ce ne peut jamais être positivement, définitivement et intemporellement défini), une résistance, mais est aussi définie par les résistance de la société. Cela marche comme une déconstruction » (Hegarty, 2007, p. IX). Cette déconstruction est multiple, que ce soit en regard à une distinction d’éléments mélodiques, rythmiques et harmoniques qu’on retrouve dans d’autres genres musicaux, mais également une déconstruction du genre en lui-même.

On peut même déclarer que le genre lui-même est indéfini en français (comme pour le/la folk), certains parlent de la noise tandis que d’autres du noise (j’utilise quant à moi le féminin). Même si une « scène noise » existe bel et bien, elle recouvre différentes approches :

« Noise » ne désigne pas seulement le no man’s land entre l’investigation électro-acoustique, l’improvisation libre, l’expérimentation avant-garde et les arts sonores ; de manière plus intéressante, elle se réfère aux anomalies des zones d’interférences entre les genres : entre le post-punk et le free jazz ; entre la musique concrète et la folk ; entre la composition stochastique et l’art brut. (Brassier, 2009, p. 62)

La noise brouille les pistes et s’insinue à son tour dans les autres styles, jusque dans la pop des années quatre-vingts dix avec la « noisy pop » et la scène shoegaze de My Bloody Valentine ou The Jesus and Mary Chain, ou dans les travaux de compositeurs comme la « musique concrète instrumentale » d'Helmut Lachenmann, les dernières œuvres d’Alvin Lucier, le travail d’Iancu Dumitrescu ou de Jean-Claude Eloy… Ici le « signal » envoyé par la noise laisse place au bruit métaphorique de l’impossibilité d’en définir « positivement » son esthétique pour reprendre l’assertion d’Hegarty.

La musique noise sort du rapport à l’innovation que nous avions évoqué plus haut. Elle est le plus souvent produite avec des instruments issus du circuit bending, des pédales d’effets et autres synthétiseurs analogiques, détournés ou non, branchés sur une table de mixage directement utilisée par le musicien, ou des instruments électriques hautement distordus et modifiés.

La scène noise japonaise, ou japanoise, a été l’une des plus présentes et émergentes dès la fin des années soixante-dix avec des groupes comme Hijokaidan, Boredoms, Hanatarash et plus tard avec Keiji Haino, Otomo Yoshihide ou Merzbow. Cet aspect a ensuite évolué vers la harsh noise, jouée à des volumes extrêmement puissants, toujours avec des dispositifs électroniques assez rudimentaires, hors des dernières avancées technologiques. Le harsh noise wall est une catégorie encore plus radicale et statique que la harsh noise. Le son est lui-même envoyé de façon « granitique » avec le moins et d’événements musicaux et de modifications en direct. Avec son projet Vomir, Romain Perrot en est l’un des défenseurs les plus réputés et en parle en ces termes :

Aucune construction, aucune évolution, aucune modification pendant l’enregistrement. Une fois que le son est “fixé”, je ne touche plus à rien, je contrôle juste le bon déroulement de la session. En live, l’écoute, l’oreille interne, les variations électriques, l’ambiance, font que pendant le set, le son semble muer ou changer, mais ce n’est pas le cas objectivementTiré d’un entretien avec Romain Perrot datant de février 2015, non publié à l’heure actuelle..


 

Bien que des messages peuvent être portés par la noise (par exemple les revendications de Merzbow pour la protection des animaux, en utilisant et le détournement de certains sons enregistrés dans sa ferme mais peu reconnaissables, ou les « meta-textes » des titres de morceaux ou d’albums donnant ainsi un « programme »), elle ne véhicule pas de message en elle-même, hormis l’écoute des sons et des bruits de manière non-hiérarchique (écouter le bruit pour lui-même et par lui-même), ou même l’expérience physique liée à l’écoute d’un son continu.


 

La noise peut être considérée comme la critique de la société, de l’innovation, de la consommation et du capitalisme. Des études, articles ou ouvrages ont été écrits sur ces sujets, que ce soit par des artistes ou des chercheurs. Mais ce style musical continue de se dérober à tout sens particulier, ou à tout message commun. Il génère des contradictions et complexifie le rapport au « son » et à sa portée symbolique par des propos de musiciens noise parfois engagés, parfois totalement nihilistes, ou même se focalisant sur uniquement la production radicale d'un son, sans signification première. La noise rend inintelligible l’intelligible et réciproquement. Tout comme dans les musiques expérimentales en général ou dans les exemples précédents en particulier, l’ouverture de la musique vers les sons puis les bruits (pour enfin aboutir à une musique de bruits), nous nous retrouvons ici face à un questionnement sur la portée d’un message, la transmission d’un signal. L’effacement, la détérioration et l’utilisation d’artefacts qui normalement rendent le signal intransmissible servent de conscientisation même de cette impossibilité de transmission, si l'on revient aux théories de l'information. Un autre « message » est donc véhiculé, pouvant être mis en perspective sur les modes actuels de transmission et de stockage d’informations et de données.

Que nous transmettrait la noise à ce sujet ? Sa résistance nihiliste face au fait de porter un message en elle-même peut renvoyer à la surproduction d’informations numériques, créant ainsi un flux incontrôlé et inconscient de données produites par les utilisateurs/consommateurs du régime numérique (« Big Data ») : d’un côté ils ne cherchent pas à maitriser ce flux, et de l’autre le cynisme des sociétés qui exploitent, monétisent et revendent ces données à des tiers fait qu’il n’y a pas de message, la production de données se génère par elle-même et pour elle-même de la même façon.

Dans ce contexte, nous avons établi quelques similitudes entre les musiques expérimentales, émergeant à des moments où les avancées technologiques ont pu également voir le jour dans des laboratoires dans un premier temps. Dès les années quatre-vingt puis de manière plus générale à partir des années quatre-vingt dix, le coût du matériel électronique et informatique participe à une démocratisation de leur utilisation musicale par un plus grand nombre de musiciens, vérifiant les principes de « La Loi de MoorePrincipe établissant que le nombre de processeurs et composants double plus ou moins tous les deux ans, tout comme leur taille diminue. On peut ajouter que ces nouveaux produits eurent tendance à réduire le coût des précédents. Ce principe était d'actualité jusqu'aux années deux mille, avant l'arrivée de nouveaux processeurs ne répondant plus à ce principe et que la « Loi de Moore » ne commence à se stabiliser. Aujourd'hui la réduction de l'énergie consommée fait partie des nouvelles recherches relatives aux micro-processeurs.  ».

Bien entendu, nous savons bien entendu, que cela a aussi amené à rendre plus abordable le matériel informatique de manière générale, et que l’accès au réseau internet, le stockage des données et l’archivage sont devenus des gestes quotidiens pour de nombreux utilisateurs, produisant et partageant des données.

Ces services ont transformé les pratiques liées à l’écoute et la distribution de la musique. Bien qu’en règle générale moins de disques physiques soient vendus au profit d’une écoute en constante progression en streaming. Toutefois, les artistes ont maintenant la possibilité de gérer eux-mêmes la chaine de production de leur musique, de l’enregistrement jusqu’à la distribution, en passant par le graphisme, le pressage et la promotion.

Ces modifications des usages ont ainsi permis de mettre en avant des concepts tel que la « longue traine » développé par Chris Anderson : effectivement, ce ne sont plus les « gros vendeurs » d’albums qui rapportent le plus, mais les multiples musiciens qui « vendent moins », du moment que l’offre et le choix est important. Ce qu’ont compris des sites de vente en ligne permettant aux utilisateurs de vendre eux-mêmes leur musique. Nous ne sommes pas sans savoir non plus que ce genre d’initiatives globalisées dessert le commerce de proximité qui ont des coûts de fonctionnements plus élevés. Souvent, les labels ne veulent pas utiliser ces plateformes pour ne pas les entretenir et rester indépendants, ou encore les sites spécialisés et autres distributeurs fonctionnent de manière plus « artisanale » (sous forme de mailing de sorties et de disponibilités par exemple), mais n’ont pas les mêmes capacités de stockage (physique ou dématérialisé).

On en revient à ces paradoxes impliqués par le numérique, de manière similaire au rapport complexe entre les technologies innovantes et les musiciens expérimentaux (entre appropriation et rejet). Les messages se court-circuitent, se contredisent, pour au final coexister. Ce qui crée encore une fois du bruit. Le bruit, même s’il ne véhicule rien en lui-même (ou tout à la fois, selon les points de vue, et si on se réfère au « bruit blanc »), peut être le message en lui-même et à la fois son propre mode de transmission. Les avancées liées aux réseaux sociaux ont à la fois transformé les utilisateurs en producteurs de données monétisables à leur insu.

Ce mode de transmission s'est autonomisé hors des usagers, au profit de tierces personnes exploitant ces données. Au delà de cette production de données personnelles, ces réseaux restent des moyens de communication permettant le relai d'information. Dans le meilleur des cas, ils ont permis de générer des modes d’organisation lors de manifestations dans des pays totalitaires (par exemple au Printemps Arabe, les manifestations en Chine ou encore lors des précédentes élections en Iran), ou de relayer des informations autour d'abus de pouvoirs, corruptions et organisations souterraines par les whislerblower (donneurs d'alerte). Le « bruit » généré par le flux d’informations permet aux utilisateurs de s’organiser et donc charge cette transmission d’une portée politique et de résistance.

Toutefois, ce bruit reste complexe et contradictoire, car ces mêmes réseaux sont également des outils de propagande pour des pouvoirs en place ou toute forme de radicalisme ou extrémisme et le relai d'information prend souvent le pas sur la vérification et le bon sens, mettant au même niveau une information relatant un fait réel qu'une théorie du complot fantaisiste...

Le bruit, tout comme la noise l’était pour la musique, reste une forme de résistance face à l’ordre établi, se dérobe sous toute forme de signification intrinsèque. Pour conclure, et revenir au parallèle que nous avions fait jusqu’alors entre les démarches expérimentales appliquées en musique et les technologies contemporaines (trouvant résonance dans les technologies actuelles), toute une partie du Net Art utilise des procédés liés au réseau internet, aux flux d’information et à la production de Big Data entre autres, comme c’est le cas des installations audio-visuelles d’Art Of Failure (projet de Nicolas Maigret et Nicolas Montgermont). Il nous resterait à savoir ce que le bruit généré (visuel et sonore) évoquera comme « bruit » métaphorique, ou alors quel questionnement de telles œuvres induiront dans dix ou cinquante ans, en fonction des technologies qui seront d’usage le moment venu.

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