BRUIT ET LIBERTÉ
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L’EXPÉRIENCE INCARNÉE DU SON DANS SES DIMENSIONS ÉCOSÉMIOTIQUE ET POLITIQUE.

Presque tout discours à propos de bruit semble reporter à une (riche, mais parfois étouffante) ambivalence à base d’oppositions binaires (positif/négatif, libérant/opprimant, rebelle/suffocante, etc.). Mais la question du rapport entre bruit et liberté peut nous amener plutôt à considérer les interstices dynamiques entre ces deux pôles, là où se dégagent les événements auditifs vécus dans leur complexité.

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1. Prémisses et orientations

1.1 Ambiguïtés de « bruit »

Toute tentative de parler de bruit – et de bruits – entre systématiquement en collision avec le fait que le concept lui-même peut évoquer beaucoup de connotations différentes et contradictoires. On peut bien dire que le bruit présente une surcharge polysémique à partir de laquelle toute discussion court le risque de mélanger des perspectives très hétérogènes et de confondre leur pertinence. Il peut être pensé comme un sujet de discours un peu spécial qui mène tout effort d’en parler à faire des confusions, en raison d’une certaine inflation sémiotique (hypertrophie de signes et de signaux) ou d’une forme de saturation conceptuelle (remplissage complet de l’espace discursif, jusqu’aux extrémités, au-delà desquelles il y a débordement et déflation). Pour éviter la confusion, il est normal d’adopter des filtres méthodologiques ou idéologiques. Autrement dit, il faut canaliser une matière conceptuelle qui peut se présenter excessivement dense en significations. (Cela semble reproduire très précisément, à un niveau de méthodologie critique, le schéma proposé par Jacques Attali, sur lequel je vais revenir plus en avant : « la musique comme mise en forme, domestication, du bruit », comme « canalisateur » et « opérateur d’un compromis sonore » (Attali, 2001 [1977], p. 28 et 55).)

Cependant, la confusion est souvent fructueuse : la rencontre et l’entrecroisement de perspectives, habituellement pensées comme rigidement séparées et sans rapport, peuvent clarifier beaucoup plus qu’ils obscurcissent. Tout bruit se transforme en défi et se présente comme opportunité précieuse. Bien qu’il puisse évoquer souvent images de menace, d’agressivité, de destruction (Attali, 2001 [1977], p. 50), de manque d’efficacité et d’imperfection (Schwartz, 2011, p. 678Ici et ailleurs, la traduction est la mienne.), le bruit évoque aussi des images de transcendance et de dépassement (Attali, 2001 [1977], p. 15) et se manifeste souvent comme « ce qui rend toute signification possible » (Schwartz, 2011, p. 21). À la fois, destructeur de sens et réservoir de sens. « À la fois, instrument de pouvoir et source de révoltes. » (Attali, 2001 [1977], p. 16) Signe de « résistance et de dérangement des normes sociales, [mais aussi geste] promptement exploité par l’industrie des loisirs pour ses intérêts et au bénéfice de styles de vie qui sont loin d’être socialement dérangeants » (Thompson, 2014, p. 40).

Il faut considérer cette ambiguïté comme fondamentale : le bruit peut toujours se donner, au même temps, en positif et en négatif. Nous allons commencer exactement à partir de là, à savoir, de l’observation que, à travers l’incroyable variété et variabilité de connotations et de champs discursifs, même très distants entre eux, tout bruit présente cette ambivalence intrinsèque, ou « bipolarité » sémantique : il sera destructif et constructif, libérateur et oppressif, rebelle et suffocant, unifiant et divisant. Nous le considérerons en tant qu’événement d’expérience en équilibre instable, quelque chose qui fonctionne plus en tant que signifiant de l’expérience vivante et moins comme signe ou descripteur de faits et d’équilibres déjà atteints. D’autre part, le bruit souvent nous dit plus sur l’auditeur que sur ce qui est écouté (de la même façon que tout propos sur le bruit dit probablement plus sur le locuteur que sur le sujet du discours). En général, « le bruit est ce qui ne réussit pas à se définirLa difficulté de définir le « bruit » se pose en fait comme question transdisciplinaire très vaste. On peut se tourner vers des champs complètement différents, tel que la géophysique et la modélisation sismique, pour la retrouver exprimée en termes assez similaires : voir Scales (1998, p. 1122) . » (Hegarty, 2002, p. 193). On peut douter qu’il puisse être défini tout simplement en tant que « son indésirable ». Il peut être voulu, il peut résulter de projets particuliers. On peut faire du bruit de manière tactique ou stratégique.

L’ambivalence du bruit semble structurelle et constitutive de la pluralité des démarches esthético-musicales et d’art sonore. Les points de vue sont profondément divergents, naturellement, ils vont de l’idée que le bruit est l’opposé ou le négatif de la musique (dans les positions plus traditionnelles et conservatrices) jusqu’à l’idée que, à l’inverse, il est essentiel ou même s’identifie à la musique (c’est le cas extrême de ce qu’on appelle noise music (Hegarty, 2007)). C’est justement parce qu’il « ne peut pas être défini absolument et catégoriquement » que le bruit a été « au cœur des taxinomies historiques et esthétiques de la musique d’avant-garde du xxe siècle » (Bjørnsten, 2012). L’opposition traditionnelle entre bruits et sons musicaux est devenue de plus en plus inacceptable, ou même inutile à des fins musicologique (Solomos, 2013, p. 168). Parfois les compositeurs et les artistes sonores se perçoivent comme « générateurs de bruit » (Di Scipio, 1999 ; dans un sens qu’on devra examiner ici, plus avant). Tout cela, justement, vient du fait que le manque de clarté et même la faillibilité des communications humaines se donnent souvent comme conditions et facteurs productifs pour la création – que soit selon des tactiques intentionnellement « anti-communicatives » (pour reprendre les mots du compositeur Herbert Brün), ou selon des techniques d’ « irritation » (comme dans le travail du compositeur Roland Pfrengle), ou même à travers des positions plus provocantes, du type « eulogie du désordre » (en reprenant le titre d’un essai de l’économiste Marc Guillaume). Bref, grâce à son ambiguïté fondamentale, le bruit est productif de significations, pas seulement destructif.

Dans cette dernière observation, je soulignerais productif, pour indiquer aussi que le bruit n’est jamais reproductif ni reproductible. Tout bruit est pour une fois seule : dans l’expérience vécue, il ne peut pas se répéter, car, à la rigueur, la répétition en annule le statut effectivement bruyant. Dans cet article, nous le considérerons principalement en tant que créé et vécu en conditions d’expérience directe et située, dans l’unité de temps et de lieu – hic-et-nunc. Ce qui implique toujours, dans nos observations, des « conditions de performance » effectives (à savoir, production et écoute en temps réel et en espace réelSe référer à un critère de « performance » et aux conditions hic et nunc de l’expérience « située », comme nous le ferons ici, ne veut dire pas que notre perspective ignorera les hétérogénéités temporelles et spatiales, la « profondeur » et la pluralité des champs d’expérience vécue : on verra effectivement que le « nunc » s’inscrit toujours dans des continuités et des ruptures historiques, le « hic » est toujours couplé à des lieux et des espaces plus larges…).

En effet, l’ambivalence fondamentale du bruit n’est pas intéressante en soi et pour soi, mais pour l’espace d’expérience qu’elle mobilise. Nous nous adresserons moins aux deux pôles de cette ambivalence, à savoir le positif et le négatif du bruit, et plus à l’espace dynamique entre eux, là où se dégagent les événements auditifs vécus. En présence du bruit, c’est le seuil entre champs connotatifs opposés qui est en question. Comme on verra plus en avant, le bruit nous amène à composer les éléments d’expérience et à négocier des limites de seuil, à moduler la profondeur de seuil entre champs diversAvec « nous » je veux dire, dans cet article, soit auditeurs, soit musiciens et artistes sonores, soit encore théoriciens… Toute division sociale et technique des compétences (et du travail) vient après l’ « être à l’écoute ».. Cela a lieu dans des processus qui sont cognitifs, c’est-à-dire, à la fois corporels et mentaux, sensoriels et perceptifs. Alors, s’il s’agit de « logique de seuil », elle sera effectivement du type continu, pas numérique – une logique de nuances, de degrés, pas de choix binaires.

 

1.2 Bruit et « information »

On retrouve l’ambivalence ou bipolarité fondamentale du bruit dans les contextes culturels et historiques les plus différentsPar exemple, lire Charles-Dominique (2008, p. 33-55)., sauf probablement dans l’écologie acoustique et dans le design urbain, où les connotations négatives sont naturellement prévalentes. « Le rôle du bruit est ambivalent [même] dans la théorie de l’information » (Schwartz, 2011, p. 21), qui effectivement généralise le concept de bruit « à toute forme de message » (Attali, 2001 [1977], p. 52). Il y a bruit partout où il y a de l’information, partout où il y a de la communication.

Pour l’ingénieur Claude Shannon, un des pères fondateurs de la théorie de l’information, on appelle « bruit » un signal indésirable, de nature statistique et imprévisible, qui s’ajoute (à savoir, s’additionne) au message codé : il déforme l’information et en empêche le transfert. Il s’agit de formaliser des champs de probabilité, des ensembles d’éléments aléatoires porteurs d’une mesure d’incertitude statistique – ou randomness, qui n’est pas nécessairement la même chose que le bruitVoir, par exemple, Edmond (2009, p. 169-182). et qui est attribuée aux choix binaires disponibles à la source d’informations. Dans ce cadre, on considère un système de transmission à partir d’une source, à travers un canal, jusqu’à un récepteur : pour ce dernier, est du « bruit » tout signal « qui gêne la réception d’un message – comme le dit Attali (1977, p. 52) – même s’il peut avoir lui-même un sens pour ce même récepteur ou pour un autre ». En tant que manque d’information ou anomalie de communication, le bruit devient alors l’objet de pratiques prophylactiques, le cible de procédures de prévention et de filtrage.

Par contre, selon Henri Atlan, pionnier de la biocybernétique, le bruit est plutôt un agent de production d’information et joue « un rôle positif dans toute transmission de signification » (1972, p. 21-36). Pour lui, « l’information de Shannon [est une] mesure du manque d’information avec signification » (2011, p. 72, c'est moi qui souligne). Nous nous tenons ici avec Atlan, naturellement. Le bruit ne se pose en contraste avec la communication et la signification que dans le cas théorique d’un système abstrait, privé de tout contexte (un monde de codes absolus, un monde de monades, de significations sans environnement, comme pour les épistémologies à caractère réductionniste). Faire du bruit, alors, n’est pas brouiller un flux d’information, mais créer les conditions pour l’émergence (ou la suffocation) des relations sémiotiques que ce flux est passible d’établir. Ainsi, dire qu’ « au sens de la théorie de l’information, la musique est le contraire du bruit » (Attali, 2001 [1977], p. 52) semble inexact, sauf bien sûr en suivant une perspective strictement shannonianne.

1.3 Marges de liberté d’action. Cognition « incarnée » et « située ».

Une des idées que l’on rencontre souvent dans les études sur le bruit, c’est que, directement ou indirectement, le bruit est question de liberté, plus précisément, du pouvoir de donner ou de nier une marge de liberté d’action (donc de pensée et d’expression). Pour prêter l’oreille au bruit en tant que « la plus forte garantie de liberté » (Schwartz, 2011, p. 846), je crois qu’il faut concentrer notre attention sur la liberté et sur le manque de liberté auditivement expérimentés dans l’écoute ainsi que dans la production de bruit. Ce qui m’intéresse c’est que (a) l’ambivalence du bruit arrive à être entendue en tant que liberté dans l’expérience de participation auditive au monde, et que (b) cette expérience à son tour arrive à être vécue comme milieu d’engagement musical dans le monde.

Nous allons examiner ces questions sous une perspective particulière, empruntée aux sciences cognitives contemporaines, à savoir, sous la perspective de l’enaction ou de la cognition incarnée [embodied cognition]. L’idée générale est que les facultés cognitives humaines ne peuvent pas être pensées comme abstraites de l’organisme vivant dans sa situation d’expérience particulière, c’est-à-dire inséré dans des conditions écologiquement situéesVoir, par exemple, Varela (1989).. Nous allons traiter du bruit – dans ses résonances ambiguës d’oppression et de libération, de négation et d’affirmation – dans le cadre d’une approche écologique de l’organisme vivant (donc bruyant) et écoutant en tant que système structurellement couplé à un environnement sonore (ce dernier aussi – à son tour – devrait être considéré en tant que vivant et écoutant). Il s’agit de mettre en valeur l’expérience du son en tant qu’expérience de relations qui sont, pour l’être humain, productives de significations, qu’elles soient physiologiques ou culturelles, corporelles ou mentales.

Je suis d’accord avec Hillel Schwarz quand il écrit que, dans le bruit, il est question « d’intensité de relations » (Schwartz, 2011, p. 20). Nous reprendrons plus loin le sujet de l’intensité sonore (loudness). Entre temps, notons ici qu’une telle « intensité de relations » peut devenir parfois oppressive, au point de détruire les connexions et les liens. En d’autres termes, tandis que, normalement, il met en évidence et mobilise les relations courantes dans un contexte, le bruit peut travailler aussi comme « videur (emptier) de liens [et] de relations » (Hegarty, 2001, s.p.). Sa liaison avec une dimension relationnelle restera effectivement dialectique, ou au moins dialogique. Toutefois, il me semble que s’intéresser au bruit dans une perspective écologique de l’expérience du son pourrait se révéler de quelque utilité – à condition, justement, de penser le son comme médium de relation, comme nous le faisons ici (Di Scipio, 2014Voir aussi Di Scipio (2012, p. 63-70).).

 

1.4 Le bruit du vivant

Depuis longtemps, les écologistes et les biologistes ont observé que « les organismes vivants ont réellement besoin de facteurs aléatoires dans l’environnement, sans lesquelles ils ne peuvent pas vivre » (Hutchinson, 1952, p. 644). Ils ont observé que toute turbulence dans l’environnement fournit aux organes de perception un niveau minimum d’activité qui suffit à les maintenir en fonction. Ainsi, afin de se maintenir en fonction, le système auditif (pars pro toto pour désigner le système vivant) a constamment besoin de perturbations acoustiques, même minimales, c’est-à-dire, de « bruit de fond » (c’est pourquoi il faudrait considérer le rôle du bruit dans l’environnement comme pertinent à toute pratique performative live, soit littéralement vivanteCette idée influence mes travaux de compositeur et d’artiste sonore, dans lesquels j’utilise des dispositifs électroacoustiques « en direct » (live electronics, en anglais ; elettronica dal vivo, en italien). Plus en général, la thématique du « bruit de fond » est, en un certain sens… fondamentale. Même sans pouvoir s’y étendre ici, on peut souligner qu’elle exprime une inquiétude radicale où il s’agit moins de savoir « pourquoi » il y a du bruit ou du son plutôt que rien, et plus de savoir « si » il y a quelque chose d’audible et de bruissant plutôt que rien… Pour une discussion très intéressante sur le concept de bruit de fond, je me permets de renvoyer à la discussion de mon œuvre intitulée Background Noise Study (2005), in Meric (2008, p. 197-213)). Henri Atlan a décrit ce phénomène « comme un bruit de fond moléculaire, dû notamment à l’agitation thermique irréductible » au niveau chimique, « comme facteur de diversité intégré à […] l’organisation cellulaire » (2011, p. 80). Le bruit nourrit le vivant à travers les échanges incessants de ce dernier avec l’environnement plus proche, sa niche d’existence. Alors, bien qu’il puisse être utilisé comme arme (Attali, 2001 [1977], p. 51), le bruit n’est pas uniquement une source de douleur et de destruction pour l’organisation vivante. D’autre part, un peu de bruit vient de l’organisme même ! Les organes sensoriels – y compris l’oreille – sont des récepteurs, des capteurs, mais ils auto-produisent un petit peu du bruissement minimal nécessaire, ils sont « self-noisyOn peut ajouter que les fibres du nerf auditif de l’oreille interne, « même au repos, présente[nt] une activité spontanée […] dont le rythme est aléatoire » (Chouard, 2001, p. 178). Le philosophe Molzino va plus loin, en écrivant : « le bruissement interne de l’organisme […] contient déjà […] toute une musique » (Molzino, 2013). » (Schwartz, 2011, p. 706). Bien qu’ils fonctionnent en réception, ils sont aussi des effecteurs, des actuateurs. Ils sont effectivement des boucles de « détection » (sensing) et d’ « action » (acting). Chaque organe produit la boucle plus générale « action-perception » qui est au cœur de toute épistémologie constructiviste depuis Jean Piaget.

On peut voir là encore une ambivalence importante : pour tout système vivant, lorsqu’un minimum de perturbation est simplement nécessaire, du bruit trop puissant et des perturbations trop agressives peuvent être mortelles ! Tout est question de variation à l’intérieur d’un champ de variations optimal, avec des valeurs de seuil inférieures et supérieures. C’est là, dans un mouvement entre les extrêmes, que les interactions organisme-environnement ont lieu.

La définition de ces limites est précisément ce qu’un système vivant, en tant que système cognitif, s’engage sans cesse à obtenir. Les systèmes vivants qui développent une gamme dynamique d’interactions environnementales très riche et variée, apprennent à modifier ces limites et à intégrer les événements bruyants virtuellement mortels, en les transformant en facteurs actifs et favorables à leur organisation interne. « Le bruit peut finir par structurer l’organisation » (Attali, 1976, p. 93) au lieu de la déstructurer, ainsi que tout « effet désorganisateur du bruit à un niveau », devient « effet organisateur au niveau supérieur » (Atlan, 2011, p. 71). C’est le « principe de l’ordre par le bruit » (order-from-noise principle). Henri Atlan suggère que le cybernéticien Heinz von Foerster a été le premier à utiliser ce principe « pour rendre compte des propriétés les plus singulières des organismes vivants, en tant que systèmes auto-organisateurs » (Atlan, 1972, p. 23). Par la suite, Atlan a préféré parler de « complexité par le bruit » – « complexité au sens […] de variété, diversité, richesse en possibilité […] » mais, d’autre part, aussi au sens de « contraintes intérieures », de connectivité interne au vivant (Atlan, 2011, p. 70). « Il faut – comme le suggère Edgar Morin – qu’il y ait erreur, bruit, perturbation […] pour qu’il y ait […] évolution, création » : tout apprentissage consiste à faire signifier le bruit, « à transformer l’événement-bruit en événement-signal, voire en événement-signe » (1972, p. 188 et 183).

Notons que, dans le cadre du principe de l’ordre par le bruit, le vivant est dépendant de l’environnement seulement pour s’en rendre au même temps indépendant. On parle de « couplage structurel » – notion développée par la biocybernétique, ou « deuxième cybernétiqueVoir aussi Varela (1989). Des auteurs plus récents préfèrent parler de neocybernétique – voir divers écrits dans Emergence and embodiment (B. Clarke et M. Hanse dir., 2009, Durham : Duke University Press). » (Maturana Varela, 1980) – pour indiquer que l’organisme-système fonctionne comme une boucle fermée à travers l’environnement. On devra mettre en valeur le fait que, dans une telle éco-logique, il n’y a pas d’autonomie sans hétéronomie. C’est exactement en ce jeu d’autonomie et hétéronomie, je crois, que consiste le domaine d’ambivalence à partir duquel on peut interroger le bruit. Ou bien lui répondre.

 

1.5 (Petite clarification épistémologique)

Une clarification est nécessaire, à ce point, en ce qui concerne les idées scientifiques particulières évoquées dans cet article. Si je me permets d’en faire une large utilisation, ce n’est pas pour gagner en objectivité et en fiabilité, mais parce qu’ils renvoient à des positions épistémologiques du type constructiviste, qui sont, a mon avis, bien pertinents quand il s’agit d’expérience du son et de création : ils ancrent tout système cognitif dans une histoire d’interactions environnementales qui sont à la fois individuelles et sociales, naturelles et culturelles. Particulièrement en parlant d’organisme et d’environnement, et du bruit qui arrive dans leur interrelation, je ne suppose aucun point de vue naturaliste. L’organisme et l’environnement (et leur couplage) sont pensés ici en tant que définis et construits en large mesure par le contexte des conditions sociales et culturelles « historiquement déterminées » (pour reprendre les termes qu’Adorno utilisait pour la catégorie des matériaux musicaux) ; à son tour, le contexte, des conditions sociales et culturelles est défini, construit, développé, détruit, par les interactions organisme-environnement.

Comme l’a dit Francisco Varela, « la connaissance [cognition] n’est pas la représentation d’un monde donné a priori par un esprit donné a priori, mais plutôt l’établissement [enactment] d’un monde et d’un esprit sur la base de l’histoire d’une variété d’actions qu’un être au monde effectue » (Varela et al., 2006). En d’autres mots, l’existence cognitive consiste dans « l’historique du couplage structurel [entre un système vivant et son environnement] qui enacte (ou fait émerger) un monde » (Varela, 1989, p. 112). Pour sa réalité biologique et cognitive, l’être humain est tiré depuis toujours dans une vaste écologie d’agents, de forces, de pouvoirs et de faiblesses, où il n’est pas possible d’imaginer de séparation entre phénomènes de nature et de culture.

 

1.6 L’événement sonore et la liaison écosémiotique avec l’environnement

Selon l’anthropologue Tim Ingold, « nous n’entendons pas le son, nous entendons dans le son » (Ingold, 2011, p. 138). Le son n’est pas un objet de l’ouïe, mais le médium par le lequel nous entendons (de même que la lumière est le médium par lequel nous voyons, pas un objet de la vue). Alors, la question se pose : on entend quoi dans le son ? Je suggérerais qu’on entend les processus de causationSubst. fém. Action de causer ; rapport de cause à effet. (def. TLF), à savoir les forces et les actions qui génèrent l’événement sonore et, par extension, le réseau de relations et de médiations qui se matérialisent dans ces actionsSur ces thèmes, je me permets de renvoyer à deux de mes publications récentes, notamment en 2014 et 2015 (voir bilbiographie).. L’événement sonore nous demande différents niveaux d’engagement, à travers lesquels le système auditif – c’est-à-dire, le système auditivement cognitif – expérimente toute une écologie de forces et de processus mutuellement imbriqués, un réseau entier d’agents physiques et culturels situés dans l’espace et le temps.

On peut rattacher cette notion à la perspective selon laquelle, soit comme producteurs d’événements sonores, soit comme auditeurs, les êtres humains ont une liaison écosemiotique avec l’environnement. Évidemment, le concept d’écosémiose renvoie, d’un côté, à l’écologie en tant que science des relations entre les organismes et leurs environnements (selon la définition d’un des fondateurs, Ernst Haeckel, qui remonte à 1866) ; et, de l’autre, à l’observation que tous les systèmes vivants, et particulièrement l’être humain, ont des « interrelations sémiotiques avec leur environnementWinfried Nöth, « Ecosemiotics », Sign systems studies, 26, 1998, cité par Reybrouck (2015, p. 1-26). » qui agissent « du niveau sensoriel aux niveaux supérieurs d’élaboration cognitive » (Reybrouck, 2005, p. 249). Puisque la sémiose consiste dans l’activation de l’ensemble « signe-contexte-signification », on peut parler d’écosémiose dans le sens qu’il faut considérer comme « contexte », non seulement le milieu linguistique mais aussi l’environnement physique et culturel en sens plus large, y compris notamment le corps : « ce ne sera que dans […] l’interaction, ou, mieux, dans le contexte comme interaction [entre un système et son environnement] que la signification pourra prendre forme » (Francoeur, 1994, p. 126). La construction du sens est l’activité principale des systèmes vivants, répandue à travers le corps en tant que système de cognition incarnée (embodied), engagée de façon continuelle et incessante dans des échanges énergétiques et informationnels avec le contexte-environnement qui est pour lui sa propre niche d’existenceVoir Maturana et Varela (1980) et Varela (1989)..

Dans l’expérience auditive, il est alors question d’événements significatifs pour la structure cognitive du corps, en rapport soit aux causes, soit aux effets d’actions et d’interactions génératrices de son appartenant à une situation concrète d’existence humaine. En restant « en contact épistémique avec l’environnement sonore » (Reybrouck, 2005, p. 234) et en développant plus en général « des relations cognitives avec les agents qu’on rencontre dans un monde partagé » (Roden, 2007, p. 186), nous nous comprenons (nous comprenons notre Soi, individuellement et en interaction les autres sois) à partir des traces que nous-mêmes laissons dans l’environnement grâce au système moteur et à ses terminaux effecteurs. Corrélativement, nous comprenons notre environnement (nous développons le sens de pas-Soi et le sens de la limite du Soi) à travers les traces laissées par d’autres agents actifs dans l’environnement, dont la présence interfère dans le champ d’action de nos organes sensoriels (c’est-à-dire, avec nos terminaux cognitifs, les « capteurs »). L’éco-sémiose a lieu dans ce processus de perception énactive élaboré sur la base du système sensori-moteur.

On peut voir celles que j’ai appelées « traces » comme des signaux, « indices » ou « signes » (on pensera, respectivement, à l’écoute « indicielle » et à l’écoute « sémantique », pour le dire avec Pierre Schaeffer). Cependant, il ne s’agit pas pour nous de faire la taxinomie des stratégies d’auditionIl est bien connu que, dans le cadre théorique schaefferienne, seule l’écoute dite « réduite » – basée sur la réduction de toute conduite d’écoute sur le « son en-soi » – est définie comme musicalement pertinente. La musique, dans une telle perspective théorique, est conçue comme une construction à base d’objets sonores par définition vidés de toute valeur sémantique ou indicielle attribuée aux événements sonores (voir Schaeffer (1966)).. Il s’agit plutôt d’essayer de comprendre le son comme « médium cognitif » (Di Scipio, 2014b, p. 87-102), comme milieu dans lequel nous entrons en relation sémiotique et épistémique avec l’environnement. Dans ce milieu, nous faisons l’expérience des relations pertinentes à notre existence (corporelle, intellectuelle, et affective) qui sont rendues audibles par l’événement sonore, quoique temporairement et de manière fugace. L’événement sonore n’appartient pas à une dimension objective, mais à l’ensemble des relations subjectives que nous entretenons avec d’autres agents humains et non humains, y compris les relations changeantes que ceux-ci ont avec nous. L’idée constructiviste impliquée dans ce discours, est que nous agissons dans l’environnement sonore pour y déterminer quelques changements, en sorte que nous pouvons alors définir et développer notre « Soi auditif » – nos oreilles, notre orientation dans l’espace, nos compétences langagières, notre capacité d’écoute et d’accueil – tandis que, en même temps, d’autres agents agissent de façon similaire à travers le même environnement, donc aussi à travers nous qui sommes composantes actives de l’environnement. Chaque force et chaque agent s’active sur et à travers d’autres agents et d’autres forces, en boucle de feedback. Tous sont des composantes partielles dans une écologie plus large (qui, à son tour, est en contact avec des contextes écologiques encore plus larges). L’événement du bruit a lieu là : il émerge du réseau de relations qui concède ou refuse à chaque composante la liberté d’agir ainsi qu’elle veut et nécessite afin de se percevoir et se connaître en fonction d’autres composantes, et de se construire et se développer.

On devra demander, alors : quelle liberté nous concède l’environnement dans le déroulement de l’expérience auditive ? Quelle liberté nous refuse-t-il ? Mais aussi, quelle liberté sommes-nous capables de prendre, pendant que nous sommes là, en agissent sur l’environnement par le milieu du son ? Quelle marge de manœuvre, quel espace d’action sommes-nous capables d’ouvrir dans la boucle de feedback par laquelle nous pouvons percevoir et connaître le monde et nous-mêmes à travers lui ?

L’arrivée du bruit dans ce contexte d’expérience peut agir soit en négatif – en appauvrissant ou en bloquant la dimension relationnelle et écologique du son –, soit en positif – en fournissant des circonstances inouïes favorables à un engagement plus fort dans le monde sur la base de nouvelles perceptions et de nouvelles possibilités d’action. Voilà encore l’ambiguïté fondamentale qu’il faut interroger (Paul Feyerabend, historien de la science plutôt iconoclaste, avait coutume de dire : « sans ambiguïté, aucun changement, jamaisVoir la préface au livre de Feyerabend (1999, p. viii) »). Toutefois, il faut préciser qu’il ne s’agit pas d’une opposition binaire simplificatrice, d’une dualité manichéiste. Dans toute expérience incarnée, il n’est pas question de codes binaires : tout se déplace par degrés, tout se fait à travers un effort toujours renouvelé – que j’appellerais ici « négociation des limites » – pour déterminer des zones intermédiaires, pour interpréter l’événement du bruit et en établir les « seuils d’acceptabilitéL’expression « seuils d’acceptabilité » est empruntée à Cheyronnaud (2009, p. 11). En ligne ici.. ». C’est là que le bruit peut mobiliser ou vider l’expérience, dans l’espace d’une négociation dynamique ou dialectique qui se déroule en tant que processus auditif-ecosémiotique. C’est de ce processus dont je voudrais parler dans les prochaines pages. Qu’est-ce que veut dire, que le bruit est vécu comme liberté autorisée et conquise, ou niée et refusée ? Qu’est-ce qui devient (ou ne devient pas) libre dans le bruit ?

Pour approfondir ces questions, je propose de suivre deux directions. En prenant le point d’observation de l’environnement, pour ainsi dire, nous nous penchons sur les forces génératrices de son qui agissent autour de nous (nous-mêmes étant des forces génératrices de son). Donc, par là, nous nous penchons sur la liberté exprimée par le processus duquel surgit l’événement sonore, y compris, bien sûr, les actions d’agents humains (en d’autres termes, y compris les actions faites par des systèmes cognitifs afin de produire du bruit). Par contre, en prenant le point d’observation de l’auditeur (en d’autres termes, du système cognitif en réception), nous nous penchons sur la liberté énactée dans l’expérience d’écoute en tant qu’expérience incarnée. Naturellement, les deux perspectives sont interdépendantes : on pourrait bien dire que, dans toute action située – temps réel et espace réel, sans préalable découplage idéologique de l’environnement – et incarnée – sans préalable découpage idéologique du corps –, organisme et environnement sont deux aspects d’une seule phénoménologie regardée par deux points de fuites divergentes, celui de l’ « action réceptive » (écoute) et celui de l’action « productive » (performance), qui toutefois ne sont pas vraiment séparées. Successivement, je vais examiner quelques unes des dimensions descriptives du bruit, pour terminer avec certaines observations en marge du livre de Jacques Attali, Bruits, qui se prêteront bien à résumer mon discours.

 

2. Écologie du bruit

2.1 Timbre, degrés de libertés et contraintes

Plusieurs approches écologiques décrivent la perception auditive comme processus adressé aux « actions requises afin de générer l’événement [du son] » (Handel, 1995, p. 426). Plus généralement, « la cognition auditive […] se rapporte aux actions productives de sons » (Reybrouck, 2005, p. 253). « Ce que l’on appellera “son” […] sera posé comme un “rendu” d’ordre acoustique, produit à partir d’un certain agir. » (Cheyronnaud, 2009, p. 1, c'est moi qui souligne) Tout « rendu acoustique » particulier vient évidemment d’une manière particulière d’activer des forces et de faire interagir des corps. On peut utiliser le concept de « timbre » pour parler de la façon de faire interagir des forces et des résistances, en produisant du son.

Bien qu’elle puisse apparaître très proche d'une définition commune, mais souvent considérée désormais insatisfaisante (« les timbres instrumentaux »), cette notion de « timbre » implique des connotations plutôt différentes et plus générales. Il a été observé, par exemple, que « les sons environnementaux sont perçus en termes des types d’interactions qui sont impliqués dans la production » (Caramiaux, 2011, p. 35). On peut appeler « timbre » l’ensemble des corrélations perceptives reliées à « une interaction entre des matériaux, chaque matériau ayant sa propre position dans l’espace environnant » (Gaver, 1993, p. 4, c'est moi qui souligne). Dans une telle perspective, l’expérience auditive se déroule alors moins comme processus de détection et analyse des propriétés du son « en tant que tel » (c’est-à-dire, en tant que décrit par sa morphologie spectrale ou par d’autres formes d’analyse des vibrations acoustiques) et plus comme processus d’appropriation et imagination « des mécanismes de génération du son » (Roden, 2007, p. 172). Il faut rattacher le processus d’audition au « processus dynamique sous-jacent des événements », aux « processus physiquesLe rôle de l’imagerie sonore dans l’expérience auditive – c’est-à-dire, la production d’images crédibles d’actions écologiquement cohérentes – est mise en relief dans plusieurs études ; voir Reybrouck (2005) et Godøy (2001, p. 237-250). » (Balzano, 1986, p. 310 et 312). Cela suggère que les qualités de timbre sont expérimentées comme « invariants de mécanisme de génération » (plutôt que comme « invariants de spectre », dans les perspectives théoriques plus largement acceptées). Reybrouk (2005, p. 254) parle, d’un côté, d’invariants « structurels » (en référence au dispositif ou au corps qui disperse l’énergie introduite en lui par des dispositifs ou corps extérieurs) et, de l’autre côté, d’invariants « transformationnels » (en référence au dispositif ou corps qui introduit l’énergie). Bref, on pourra considérer les attributs qualitatifs du timbre en tant que traces « de la manière particulière d’émission du son » et l’expérience auditive, plus en général, en tant qu’activité imaginative ou exploratoire des conditions matérielles de naissance et d’existence du sonLes mots du psycho-acousticien Gerald Balzano (on perçoit comme « timbre » « la manière particulière d’émission du son » (1986, p. 301)) me font penser au titre d’un livre plus récent, Manières de faire des sons (sous la direction de A. Soulez et H. Vaggione, L’Harmattan, Paris, 2010) dédié au thème « composer le son » chez certains compositeurs contemporains de musique électroacoustique. D’autre part, on peut penser aussi au travail en musique instrumentale du compositeur allemand Helmut Lachenmann, où les sons sont exposés souvent « comme le protocole acoustique d’une certaine qualité d’énergie employée sous certaines conditions » (Lachenmann cité par Solomos (2013, p. 159))..

Par extension, on pourra considérer l’expérience musicale – je veux dire : soit l’écoute, soit la pratique musicale – en tant qu’expressive d’une certaine conscience de l’écologie, plus large, dans laquelle toutes les actions génératrices de son sont situées. Plusieurs auteurs, de divers points de vue, ont souligné que la musique constitue un domaine d’expérience très particulier, dans lequel l’être humain explore son couplage cognitif avec l’environnement et les conditions qu’il offre (par exemple David Dunn, dans une démarche d’écologie sonore, ou François-Bernard Mâche, dans une perspective philosophique-naturaliste du musicale, ou encore Seth Kim-Cohen, dans une direction plus conceptuelle de l’art sonore). Le point le plus important, pour le discours qui nous intéresse, est que les événements sonores sont vécus comme événements de relation – à savoir, des événements qui appartiennent à un système comprenant différentes composantes en interaction entre elles, ce qui comprend les interactions avec le contexte environnant, soit physique, soit culturel.

Un système consiste dans un ensemble de composantes, fonctionnellement ou énergétiquement entrelacées. Comme tout système, les systèmes utilisés pour faire du son et de la musique sont composés par des « matériaux qui peuvent être agencés en différentes parties qui se donnent mutuellement appui » (Cheyronnaud, 2009, p. 5). En tant que tels, ils présentent divers degrés de liberté, de même que divers contraintes entre les parties composantes. Indépendamment du type de technologie – mais en utilisant ici la terminologie de la mécanique pour simplifier – on parle de « degrés de liberté » pour indiquer les mouvements relatifs d’une composante matérielle du système par rapport aux autres composantes, auxquelles elle est liée. Par contre, les « contraintes » sont des relations qui s’opposent à ces mouvements et qui en limitent la profondeur de déplacement. Entre les deux, on peut avoir une interdépendance assez stricte : les liaisons peuvent être pensées comme degrés de liberté bloqués ou supprimés (on pourrait parler de « degrés de liaison » pour dire degrés de liberté supprimés). Une liaison nulle entre les composantes (système à liberté infinie) est évidemment sans intérêt (cependant, son étude mathématique mène à la situation idéale et irréelle du « bruit blanc » ; on reviendra sur cela plus avant). Une liaison complète (liberté nulle) est de même sans intérêt (les mouvements sont bloqués : silence par suffocation mutuelle entre les composantes). Dans tous les autres cas, il y a un jeu entre les composantes, qui peut être soit simple et linéaire, soit complexe et non-linéaire (cela définit la complexité effective des mouvements vibratoires dans l’espace, donc la complexité effective du son ; on reviendra sur cela aussi, plus avant).

Je voudrais suggérer que les qualités connotatives du son (« timbre ») sont les traces audibles des degrés de liberté dans le processus générateur de l’événement sonore. Autrement dit, elles rendent audibles les degrés de liberté dont le système de forces sous-jacent est capable – y compris les degrés de liberté propres aux agents humains impliqués, à savoir des instrumentistes ou, plus génériquement, des performers. Par exemple, à l’écoute d’un instrumentiste qui joue de la musique, on peut bien séparer les propriétés sonores dues à son contrôle de l’instrument des propriétés dues à l’instrument lui-même (en tant qu’objet technique, donc en tant que dispositif culturelCe discours peut valoir aussi pour les systèmes électroacoustiques et numériques, pas seulement pour des systèmes mécaniques comme les instruments musicaux traditionnels.), et aussi des propriétés de résonance de l’espace environnant (en tant que endroit, édifié ou pas) ; à la limite, on pourra entendre, dans le son, pas seulement les traces de choix faits par le compositeur et/ou l’interprète, mais aussi de choix faites par les constructeurs de l’instrument, par les organisateurs du concert, etc. Par extension, les forces, les résistances, les dépendances perçues dans l’événement sonore, peuvent être expérimentées et ressenties à un autre niveau d’implication subjective et collective dans le monde, en tant que libertés prises ou perdues, concédées ou niées – c’est-à-dire, elles peuvent être expérimentées comme degrés de liberté relatifs aux conditions d’existence du son et de la musique. Bref, l’écologie de relation saisie dans les processus physiques et matériels, peut se transformer, à l’écoute, en écologie des actions et relations humaines dans le contexte culturel plus large.

 

2.2 Écologie des événements d’écoute

En faisant écho à un passage de Roland Barthes très bien connu (Barthes, 1982, p. 211), mais en le personnalisant un peu, on peut dire : entendre implique une perception imaginative des interactions et des forces dans des événements physiques qui se révèlent audibles, et signifie expérimenter, à travers le milieu du son, les agents présents dans l’environnement, dans leur interdépendance et leur liberté d’action ; par contre, écouter implique un effort imaginatif des relations entretenues par ces agents entre eux, et signifie expérimenter toute une écologie des actions génératrices des sons faite d’efforts individuels et partagés ; donc il signifie aussi saisir une « volonté de faire » (ou de ne pas faire), éprouver auditivement une effective liberté de faire (ou de ne pas faire).

Bien sûr, on parle ici de liberté dans le sens de la possibilité d’agir selon volonté et compétence, grâce à un répertoire d’habiletés subjectives et collectives développées par rapport à un cadre de connaissances et de conditionnements culturels. En quelque mesure variable, écouter c’est toujours percevoir les conditions de production et d’existence des événements sonores qui ont lieu et les comprendre en tant que dues aux forces et aux pouvoirs qui les déterminent. En dernière analyse, ce sont les qualités audibles de telles relations de pouvoir qui effectivement structurent la musique (on peut se demander : s’agit-il du pouvoir des puissants ou des pas encore puissants ? Ou s’agit-il du pouvoir de ceux qui ne seront jamais puissants ?).

Or, qu’est-ce que ce discours nous dit sur le bruit ? Et sur le bruit dans des contextes communicatifs tels que la musique ? D’abord, que le bruit peut fonctionner en tant que « videur de relations » précisément en s’introduisant dans le processus cognitif et en suspendant l’exploration des relations organisme-environnement qui sont à la base de l’écoute. Il mène donc à une régression, il nous oblige à entendre « seulement » (et non plus écouter), pour ainsi dire. Mais, du côté positif, il nous oblige à recommencer à écouter, à refaire chaque fois l’effort de passer du niveau de l’entendre (attention) au niveau de l’écouter (intention) – et à écouter avec nouvelles oreilles, comme on a coutume de dire.

 

2.3 Filtres d’écoute

Tout cela ressemble au schéma « attalien » où le bruit arrive comme « un point singulier, une catastrophe qui [fait] naître une nouvelle langue » (Attali, 2001 [1977], p. 53), où le bruit est « une intervention au niveau de la signification […] qui met en question (et en relief aussi) la signification et […] permet d’assimiler le bruit dans un nouveau système » (Hegarty, 2002, p. 193). L’événement-bruit alors devient propédeutique à un dépassement.

On peut noter que ce geste de dépassement représente une sorte d’inversion d’une approche plus traditionnelle, exemplifiée par certaines annotations du père de l’acoustique musicale moderne, Hermann von Helmoltz. Celui-ci observa que les bruissements, les frémissements et d’autres petites sonorités résiduelles et faibles qui, normalement, accompagnent les sons des instruments musicaux, sont « très utiles [à l’écoute] pour l’identification de chaque timbre ». Mais il observa aussi (1895, p. 67) que « ceux qui écoutent la musique [sont capables de] se rendre sourds à ces bruits », de se rendre insensibles à ces résidus (mouvements non périodiques) en prêtant attention seulement au son « en soi » (mouvements périodiques). Pour Helmholtz, ces bruits sont probablement nécessaires, mais restent des sous-produits marginaux, sans importance pour l’écoute musicale. Naturellement, en considérant le contexte historique et la position d’Helmholtz dans la société du temps, il semble normal qu’il ait choisi de ne pas s’en occuper et de rester bien concentré sur la beauté rationnelle des vibrations périodiques et des spectres harmoniques (rétrospectivement, un tel choix, évidemment, renforça sa place dans le contexte académique et social du temps). Mais surtout, je voudrais souligner cette capacité de l’auditeur de faire intervenir un niveau de jugement supérieur dans l’activité perceptive, cette faculté de filtrer, soit d’activer des « détecteurs de seuil » du type culturel, comme un dénoiseur cognitif très efficace.

Il s’agit, d’autre part, d’un phénomène assez commun, même de nos jours. Pour revenir à des exemples historiques, on peut le retrouver dans le cadre de l’âge pionnier des techniques d’enregistrement sonore. En effet, le développement de la qualité sonore (high fidelity) d’appareils tels que le phonographe d’Edison, ou le gramophone de Berliner et des frères Pathé, souvent n’était pas seulement une question de meilleure conception technique et de matériaux plus raffinés, mais plutôt une question de faire apprendre aux auditeurs à ne pas écouter le bruit assez fort dû aux dispositifs (très rudimentaires, à l’époque) de reprise et de reproductionVoir Sterne (2003, p. 255-261). Il s’agit d’un phénomène auditif de grand intérêt à niveau de l’analyse générale des relations entre l’homme et ses technologies : apprendre à ne pas écouter le bruissement incessante de nos machines, même si contenu, signifie se concentrer sur les bénéfices qu’ils nous donnent et, en même temps, apprendre à oublier leur contradictions, leur finitude – leur condition étant, au fond, humaine (trop humaine)..

Dans ces deux exemples se matérialise une même attitude cognitive : en effet, les auditeurs se rendaient sourds aux conditions d’existence du son (ou, au moins, de certains types de son). Il s’agit d’une négociation des limites très tranchante. Pour Helmoltz et ses auditeurs, ainsi que pour les auditeurs « gramophoniques », le bruit est effectivement saisi en tant que signe d’une dimension d’audition perçue comme autre de la musique. Ils apprennent à sélectionner les composantes sonores pertinentes et, en même temps, à ne pas écouter leurs conditions d’existence. Cela signifie, en un sens, déraciner le son – et plus précisément ce que l’on considère « son musical » – du contexte environnant « des pouvoirs, des forces, et des intensités » (Cox, 2011, p. 157) auxquelles nous le connecterions volontiers aujourd’hui. C’est de tels contextes dont le bruit témoigne de la présence, dans l’expérience située et incarnée du sonore.

 

2.4 L’arrivée du bruit dans la boucle perception-action

J’ai suggéré auparavant qu’ « entendre » consiste en une activité imaginative et exploratoire des interactions entre forces matérielles impliquées dans le mécanisme ou processus générateur de son, y compris les interactions avec l’environnement ; tandis qu’ « écouter » peut élargir l’expérience jusqu’à interroger les relations audibles entre les agents de production sonore. On pourra ajouter, sans peur de forcer le sens du discours, que l’expérience d’écoute peut se donner en tant qu’imaginative et exploratoire de la politique derrière l’événement du son, c’est-à-dire, des relations humaines et des dispositifs culturels impliqués dans les pratiques musicales et les « assemblages de médiations » (Born, 2005, p. 8) en quoi ils consistent – leurs technologies, leurs appareils, leurs codes sociaux, leurs théories, etc.

Or, la fonction écosémiotique au cœur de cette dimension activement exploratoire, se réalise effectivement sur la base d’interactions organisme-environnement qui « mettent ensemble le monde du sentir […] et le monde de l’agir » (Reybrouck, 2005, p. 238). Comme l’ont dit Maturana et Varela, « toute activité qui se déroule sur la surface sensorielle d’un organisme, implique une activité corrélative sur la surface efférenteN. D. E. : ANAT., PSYCHOL. [Surtout en parlant d'un vaisseau, d'un nerf] : qui conduit hors d'un organe, qui va du centre à la périphérie. (Cnrtl.fr), ainsi que toute activité efférente détermine des changements d’activité sensorielleHumberto Maturana et Francisco Varela sont cités dans l’introduction de Capuccio (2009, p. 60). ». D’autre part, le neurologiste et psychiatre Erwin Walter Strauss avait déjà soutenu, en 1935, dans sa « critique du sujet transcendantal », que, pour l’être vivant, sentir et se mouvoir, percevoir et agir, reviennent phénoménologiquement au même« Seul un être dont la structure lui offre la possibilité du mouvement peut être un être sentant. » (Straus 1935, p.279). C’est là, dans ce monde « mixte », que l’arrivée du bruit mobilise les échanges entre action et perception ; ou mieux, c’est là que le bruit mobilise toute perception en tant qu’action, en perturbant dialogiquement la cognition en tant qu’énaction. On pourra dire, vraisemblablement, que le bruit présente un relief biopolitique pour la musique : il crée les conditions pour vivre et concevoir le sonore en tant que source vivante et chaotique de laquelle la musique émerge.

Pour interroger la boucle de feedback perception-action, afin de voir comme le bruit y travaille, il faut d’abord se demander sur quelle base nous pouvons penser l’écoute comme élaboration de « relations sémiotiques entre organisme et environnement » (Reybrouck, 2005, p. 231) – en d’autre termes, sur quelle base pouvons-nous décrire les processus d’audition comme imaginatifs ou exploratoires d’actions et de relations dans le monde environnant ?

À ce propos, il conviendra de faire un petit détour pour évoquer, même brièvement, ce qu’a été appelée la « théorie motrice de la perception », qui représente à mon avis le meilleur appui pour « l’approche d’une cognition incarnée de la musique » (Caramiaux, 2011, p. 37). Il s’agit de considérer le corps humain en tant que l’environnement plus proche et le plus immédiat du cerveau et des fonctions neurologiques, et de voir la boucle sentir-agir, et tous les échanges étroits entre activités sensorielles et motrices du corps, comme un processus moteur-mimétique. Cela veut dire qu’à partir des événements au niveau de la surface sensorielle, le corps gère ses fonctions motrices de manière à faire les mêmes actions qui, hypothétiquement, sont impliquées dans les événements, mais en inhibant leur effectuation par les muscles. Pour un auditeur, il est alors question de trouver le « geste » qui permet d’imaginer et de « refaire », dans son propre corps, les actions dont il entend le son, voire « d’imiter les actions productrices de son » (Godøy, 2001, p. 246-247). On pourrait parler de « synthèse simulée » (Leman, 2007, p. 47), en évoquant le concept de « simulation » utilisé par Alain Berthoz (1997) pour nommer cette composante motrice-mimétique dans la perception du mouvement. D’autres parlent de « perception échoïque », de « simulation idéo-motrice », de « résonance comportementale ». Varela parla d’ « images corporelles », dans son approche sur le lien entre « corps propre et son monde » (Varela cité par Cappuccio, 2009, p. 82 ; noter la terminologie merleau-pontienne, reprise aussi par Berthoz).

La démarche de la théorie motrice remonte à des travaux de recherche sur la perception de la parole, selon lesquels les sons de la voix humaine sont entendus par l’auditeur en simulant la posture des organes de phonation nécessaire à les produire (Liberman Mattingly, 1985, p. 1-36). Comme on le voit, il est encore une fois question d’expérimenter les événements en termes de processus ou de systèmes de production, mais cette fois il s’agit de saisir des systèmes presque identiques à l’organe de phonation. Les sons de la voix humaine présentent effectivement quelque chose de très spécial pour l’auditeur, qui peut les entendre en prenant les postures corporelles de celui qui parle. Il est alors question de sentir l’effort et de comprendre les intentions qu’on peut associer à l’effort, à partir de son propre organe de phonation, de son propre corps. Il s’agit de refaire dans son corps l’effort d’autrui, de percevoir l’autre en partageant avec lui des conditions d’émission vocale presque identiques, c’est-à-dire, en partageant l’expérience de la voix et du corpsJe reprends ici les suggestions que l’on trouve chez Sundberg (1987, p. 157)..

Il faut certainement assigner une valeur paradigmatique à la perception de la parole et, plus généralement, de la voix : il s’agit de l’expérience d’avoir (ou d’être) un système de phonation structurellement couplé avec un système auditif, et de l’expérience d’entendre la voix d’autrui qui résonne dans l’environnement de manière à l’intérioriser et à la simuler dans le corps. Il s’agit de ce qui dévoile le sens comme incarné. D’autre part, c’est surtout à partir du couplage voix-oreille, et de sa valeur intersubjective, qu’il a été possible de tracer des liaisons importantes entre neuroscience et phénoménologie de la perception – voir, par exemple, les développements de ce qu’a été appelé « neuro-phénoménologieVoir les articles de différents auteurs dans Neurofenomenologia. Le scienze della mente e la sfida dell’esperienza cosciente (sous la direction de M.Cappuccio), Milano : Mondandori, 2009. ». Pour les neurosciences contemporaines, il semble désormais acquis que la capacité d’imaginer les mouvements du corps et la capacité d’activation de ces mouvements « impliquent des structures cérébrales très similaires » (Reybrouck, 2005, p. 230). On parle de « neurones miroirs » (mirror neurons), qui s’activent (s’allument, résonnent) à l’écoute des sons verbaux et qui comportent « une activation des centres moteurs liés à la parole » (Caramiaux, 2011, p. 34). En d’autres termes, on entend la parole en la répétant de façon muette, ou par simulation intérieure. De façon assez similaire, dans son commentaire à l’ouvrage de Roland Barthes et de Jean-Luc Nancy, Katherine Jerkovic parle d’intersubjectivité sémiotique en terme de « résonance », qu’elle considère en tant que « condition de possibilité de la significance […], espace dans lequel le sensoriel semble prêter sa matière […] à ce qui fait sens » (Jerkovic, 2005, p. 2).

Bien que le couplage incarné action-perception fasse justement remonter à l’expérience de la voix et de la parole, Berthoz soutient (en faisant écho à Varela) que le mouvement et l’action sont très probablement à la base des phénomènes cognitifs en général (Godøy, 2001, p. 240), à condition naturellement de penser toute expérience cognitive en tant qu’incarnée. La théorie motrice de la perception, établie à partir du rapport paradigmatique entre voix et corps, pourra bien s’appliquer à l’expérience auditive tout court. Le neuro-phénoménologues parlent parfois d’ « empathie », pour indiquer le phénomène par lequel nous percevons les actions, les efforts et les postures physiques d’une autre personne, comme les nôtres (Cappuccio, 2009, p. 40). Pour Vittorio Gallese, pionnier de la recherche en « neurones miroirs », « saisir une action – en en comprenant le sens – est égal à la simuler intérieurement » (Gallese, 2009, p. 304). Dans le cas particulier de la musique et d’autres communications sonores, on peut suggérer – comme fait Leman – qu’on perçoit « la trace du mouvement [du musicien], comme une empreinte corporelle » qui prépare un geste correspondantVoir Leman (2007), particulièrement le chapitre 4, intitulé « Articulations corporelles et intentionalité ». (Caramiaux, 2011, p. 33). Godøy (2001, p. 241) parle de « trajectoires d’action », pour indiquer des schémas de perception moteur-mimétiques qui amènent l’auditeur à « sentir l’effort, la vélocité, la force » du mouvement effectué par les agents qui sont à l’origine de l’événement sonore. Leman suggère aussi qu’il faut alors parler de la « source » de la perception, non pas en référence à des processus physiques qui ont lieu dans l’environnement, mais effectivement en référence à leur image incarnée, intérieurement simulée (Leman, 2007, p. 48).

La notion de simulation incarnée se raccorde parfaitement aux positions épistémologiques qui considèrent les fonctions cognitives humaines comme des processus en feedback entre sentir et agir – autrement dit, des processus d’énaction permanente. Si le bruit arrive à menacer et même à suspendre la dimension auditive de cette boucle action-perception, c’est parce qu’il gêne la possibilité de simuler par le corps les événements audibles dans l’environnement (« entendre ») et qu’il bloque les efforts nécessaires pour comprendre ces événements dans un réseau de relations plus large (« écouter »). En même temps, du côté positif, le bruit mobilise et nourrit cette boucle. Par des feedback qui sont constructifs et destructifs à la fois, il permet de régler et d’affiner la coordination entre sentir et agir.

Pour résumer ce point, nous faisons dans le son l’expérience des réseaux de relations et d’interactions physiques présentes dans l’environnement et, à partir de là, nous pouvons saisir les interactions entre les agents humains et non humains qui, effectivement, agissent par ces réseaux. On peut dire que, dans le son, nous percevons les degrés de liberté dans les efforts physiques (forces, résistances) et dans les échanges informationnels (contrôles, relations de pouvoir) à l’origine de l’événement sonore. Le bruit s’introduit dans le – ou émerge du – flux d’interactions dynamiques en quoi consiste la boucle entre fonctions motrices et fonctions sensorielles, en tant que boucle fermée à travers l’environnement : la possibilité de distinguer entre sujet et objet, ou entre le rumeur de la vie et les bruissements du corps, est brouillée, la tâche de simulation incarnée peut devenir excessive pour le système cognitif ; elle peut gêner l’élément moteur mimétique de la perception et le conduire à fonctionner en conditions extrêmes, effectivement insaisissables, hors de toute possibilité d’incarnation, pour ainsi dire. C’est notre propre conscience qui est mise en doute, et qui est alors réveillée.

 

3. Dimensions descriptives

3.1 Complexité spectrale

Malgré leur nature apparemment surtout technique, certaines dimensions descriptives du bruit présentent des aspects intéressants pour notre discours. Considérons d’abord des descripteurs tels que la « richesse spectrale » ou le « contour spectral » – on parlera ici, plus synthétiquement, de complexité spectrale. Ils montrent le contenu variable de fréquence dans le déroulement d’un signal qui, à son tour, est une réduction dimensionnelle des mouvements vibratoires de la source sonore (ou des particules d’air, ou de la surface du tympan de l’oreille). Un signal pourra être défini « comme signal de bruit » s’il est caractérisé par un profil de spectre très variable et typiquement irréductible à des fréquences en série harmonique ou à d’autres critères simples et rationnels. Plus les énergies composantes sont dispersées au hasard dans le spectre de fréquence, et plus le signal correspondant est irrégulier et apériodique ; cela signifie que les vibrations de la source sont de plus en plus aléatoires, ou de moins en moins coordonnées entre elles. Les comportements vibratoires les plus complexes sont typiquement ceux dont la source consiste en un système ayant un grand nombre d’éléments en interaction entre eux. Les systèmes qui ont plusieurs degrés de liberté et d’interdépendance entre leurs composants, présentent une plus grande variété de mouvements possibles, donc une plus grande complexité sonore.

On a dit auparavant que les propriétés de timbre proviennent du jeu d’interaction entre les composantes d’un système, y compris les contrôles déterminés par des agents humains et les échanges avec d’autres forces dans l’environnement. L’équivalent de la complexité spectrale, à savoir la complexité du signal, exprime en effet jusqu’à quel point les composantes d’un système sont libres dans leurs mouvements vibratoires, c'est-à-dire, jusqu’à quel point ils sont libres de se déplacer loin de la position de repos. Bref, elle exprime jusqu’à quel point le système entier est libre de vibrer. Normalement, il est possible d’analyser les vibrations en termes de lois ou critères rationnels qui décrivent la succession temporelle des déplacements vibratoires de la source dans l’espace, quoique ces déplacements d’abord soient réduits, d’habitude, à une seule dimension (amplitude instantanée du signal). Par contre, dans le cas des signaux de bruit, les critères possibles deviennent moins clairs et il faut souvent les réduire à des lois probabilistes. En tant que signal, le bruit ne se répète pas, les seules corrélations de phase dans son déroulement dans le temps seront strictement statistiques. Les liens entre déplacements vibratoires successifs deviennent perceptivement peu éloquents, voire insaisissables. Auditivement, tout bruit paraît venir d’un nombre de degrés de liberté très grand ou excessif. L’oreille s’aperçoit que les composantes ou les actions du processus générateur sont mutuellement déconnectées et résistent à un principe de mouvement bien coordonné. À la limite, toute corrélation se volatilise : c’est du white noise.

 

3.2 Bruit blanc

On comprend bien pourquoi on décrit normalement le « bruit blanc » comme une abstraction, un cas-limite idéal d’intérêt purement théorique et spéculatif. En théorie, il s’agit de l’addition de toutes les fréquences audibles, ce qui correspondrait à un système composé d’éléments totalement indépendants dont les mouvements présentent n’importe quel nombre de degrés de liberté. Dans des conditions écologiquement cohérentes, aucun système de ce type n’est possible. Le bruit blanc serait un manque total de corrélation entre les actions ou les mouvements d’un processus, une absence complète de conditionnements alentour et de contraintes internes. Dans l’expérience vécue, cela n’a aucun signifié, il n’y a aucune correspondance possible.

Il y a deux notions de bruit blanc. Une notion « faible », pour laquelle il n’y a pas de relation entre le déplacement courant d’un corps vibrant et le déplacement immédiatement précédent (le présent ne dépend pas du passé récent, pour ainsi dire). Une notion « forte », pour laquelle il n’y a pas de relation entre le déplacement courant et tous les déplacements précédents (le présent ne dépende pas de l’histoire). La première est équivalente à une discontinuité locale et momentanée, la seconde est équivalente à une succession faite uniquement de discontinuités. Les deux expriment une indépendance totale, une liberté infinie, un pouvoir d’agir en complète indifférence à toute condition d’action, à un niveau soit « local », soit « global ». Cependant, la possibilité d’un pouvoir infiniment indifférent et d’une liberté indifféremment infinie n’appartient pas à ce monde (les scénarios de guerre et de terreur sont probablement les seuls où il est possible d’étudier les tentatives humaines les plus proches de ces polarités théoriques). On peut penser le bruit blanc soit en tant qu’excès absolu d’événements soit, au contraire, en tant que « non-événement » absolu – un objet métaphysique sans équivalence dans l’expérience vécue (à l’exception, probablement, de certaines formes de mort violente).

Le statut idéal(iste) du bruit blanc est confirmé par le fait que, dans la somme d’un nombre infini de fréquences, l’intensité de chaque fréquence est totalement indéterminée, et ceci correspond théoriquement à un système dont les modes de vibration ont n’importe quelle profondeur de déplacement dans l’espace. Un tel système consisterait en d’innombrables composantes juxtaposées l’une à côté de l’autre de manière complètement transparente, sans aucune interaction. L’oreille humaine (en position de synecdoque pour le corps et la perception incarnée) sait bien qu’un tel système est impossible et littéralement incroyable. Même s’il était possible, l’événement sonore ne serait naturellement pas du bruit blanc en tant que tel, il serait modifié par les conditions écologiques d’écoute (c’est justement la raison pour laquelle on utilise d’habitude un signal approximant le bruit blanc pour tester les systèmes électroacoustiques, en mettant ainsi en relief leurs limites de comportement linéaire, dues aux liens et conditionnements inévitables dans tout système réel et concret, pas idéal).

Dans l’histoire, l’être humain a rencontré des « processus blancs » (forts et faibles) dans le contexte des applications de l’électricité et des radiocommunications, il y a cent ans environ. Il faut alors se diriger vers la physique subatomique pour les observerCependant, il est bien connu que, à un niveau quantique, l’observation d’un système ou d’un processus modifie le système ou le processus observé. On peut signaler que, même à échelles temps/espace différentes, tout couplage d’un corps (observateur ou observé) avec son environnement (observé ou observateur) fonctionne de façon similaire. Je tiens beaucoup, dans mes installations sonores, à mettre en valeur le fait que le son est un milieu d’expérience très efficace où il est possible de vérifier cette sorte de généralisation du principe d’indétermination d’Heisenberg.. On retrouve là le phénomène connu comme bruit thermique, qui consiste en l’agitation des porteurs de charges électriques à travers une résistance (on parle aussi de « bruit de résistance »…). Autrement dit, il s’agit des mouvements aléatoires « d’un flux d’ions chauffés dans un circuit d’amplification électrique » (Schwartz, 2011, p. 648 ; le mot allemand Wärmeffekt renvoie plus clairement à la chaleur). Ce phénomène, dont le spectre apparaît complètement plat, est identique pour toutes les résistances de la même valeur, donc il se présente comme un phénomène physique fondamental, non imputable à une fabrication médiocre des circuits électriques. On parle aussi d’effet shot, défini comme « la variation spontanée de magnitude dans un flux d’électrons produit par un amplificateur […], où chaque électron arrive indépendamment du précédent, en succession de chocs décorrélés (sans relations) » (Schwartz, 2011, p. 648, c’est moi qui souligne). On parle d’effet flicker en référence à un conducteur actif qui devient « une nuage chaotique d’ions » et se comporte comme une « source inévitable de résistance électrique ».

Autour de 1930, dans le contexte des techniques radiophoniques, de tels phénomènes d’agitation thermique furent finalement acceptés comme inévitables : on commença à en faire expérience en tant que l’hiss inhérent à toute technologie audio-électroniques – Schwartz le décrit comme « le son des électrons qui se pressent […], le son des incertitudes des quanta » (Schwartz, 2011, p. 649). Depuis, la qualité de transmission électronique des signaux a été toujours exprimée en termes de meilleur ou de pire « rapport signal-bruit » (signal-to-noise ratio). Cela se rattache à l’observation de Ralph Hartley (collègue de Shannon) selon laquelle « le bruit est une condition limitative de toute communication » (Schwartz, 2011, p. 703) – une sorte de principe général qu’on retrouve dans plusieurs champs de recherche, y compris dans la chimie et la génétique (rappelons la citation auparavant empruntée au livre d’Atlan, Le vivant post-génomique). Il n’est pas du tout paradoxal de dire, comme le fait Schwartz : « Pas de bruit, pas de message ! » (Schwartz, 2011, p. 706)

Pour en rester au bruit blanc, notons qu’on pourrait entendre la définition de somme d’un nombre infini de fréquences un peu comme « le rêve de Fourier » (ou le rêve d’Ohm) : en principe, il s’agit d’un ensemble infini de rapports purement linéaires et transparents, dont les membres sont simplement superposées entre eux, sans aucun rapport de causalité ou d’interdépendance. Un univers de « solitudes juxtaposées » (en utilisant une expression d’Attali (2001, p. 18)). Un monde de monades absolues qui se rattache à la définition additive du bruit donnée par Jean-Jacques RousseauLa définition donnée par Rousseau remonte à 1767. en son temps : « la somme d’une multitude confuse de sons » (Solomos, 2013, p. 96).

En passant de la théorie analytique à la recherche empirique, on pourrait penser le bruit blanc un peu comme « le cauchemar d’Helmholtz » : irréductible à tout principe de réalité et à toute mise en œuvre technologiquement faisable (sauf, évidemment, par des approximations assez grossières).

Que soit rêve ou cauchemar, la question concerne le caractère théorique qu’il faut attribuer au bruit blanc, comme nous l’avons rappelé. À cause de l’élasticité limitée de tout matériau utilisé dans n’importe quel processus producteur de son écologiquement crédible, la seule chance que des vibrations acoustiques puissent dissiper leur énergie de façon uniforme et quasi-linéaire, dans un champ de fréquence très large, est que l’intensité des vibrations soit égal – ou presque égal – à zéro : plus le spectre est large et plus les énergies disponibles aux différentes fréquences deviennent petites. Bien qu’il puisse apparaître paradoxal, le bruit blanc semble alors se connecter à l’expérience d’intensités sonores très contenues, presque inaudibles – un sifflement, un hiss à peine audible, la meilleure approximation du cas limite. C’est là que l’idée platonique du « bruit blanc » se rattache au « silence », devenu lui-même (après John Cage) un objet de la pensée, une limite théorique.

 

3.3 Intensité, effort, contexte, excès

Cette dernière circonstance nous amène à une autre question, souvent soulevée en parlant du bruit : celle de l’intensité sonore. Bien qu’elle puisse apparaître intuitivement connectée avec l’amplitude ou la magnitude absolue du signal, il est bien connu que la perception d’intensité sonore (loudness) se corrèle plutôt à la largeur du spectre. Il s’agit d’une observation de psychoacoustique qui implique une profonde signification écologique. Pour un auditeur, la voix de quelqu’un qui hurle de loin a une sonorité très forte, même si, là où l’auditeur se trouve, l’amplitude est objectivement très contenueVoir Chowning (1992, p. 99-105).. En général, on peut dire que la complexité spectrale rend audible l’effort de la source. Le spectre d’un son de clarinette joué ppp est assez simple, il consiste presque en une seule partielle sinusoïdale : lorsque l’auditeur est très proche au pavillon de l’instrument, l’amplitude peut être très forte, mais le son reste d’intensité réduite pour lui, puisque l’effort d’émission perçu est extrêmement contenu. L’intensité est corrélée perceptivement à l’effort physique, pas simplement à la magnitude. En effet, la notion d’effort est capitale en thème d’expérience située et incorporée (sauf dans le cas d’amplification électronique du signal, à savoir, l’agrandissement artificiel de l’amplitude – comme l’on verra plus avant).

Dans l’expérience incarnée de la voix, il est normal que des efforts plus importants et des énergies plus fortes produisent des sons plus denses et complexes. En outre, au-delà d’un certain seuil, l’intensité ne grandit plus tandis que la densité spectrale peut grandir encore, en résultant de plusieurs types de comportements de spectre, y compris des phénomènes dynamiques très caractéristiques. Pour revenir à l’exemple de la clarinette, pensons aux « sons multiphoniques » et autres effets sonores qui surgissent à partir du comportement non linéaire, « chaotique », de l’instrument (tel est le cas pour beaucoup d’instruments musicaux ; voir Bernardi et al. (1997, 187-220Voir aussi Fletcher (1993, p. 106-117).)). On parlera de divers types de distorsion du système de génération du son. Dans des situations de ce type, les modes de vibration du système ne se renforcent pas réciproquement (sauf par des alignements de phase rares et aléatoires). L’effort physique sera excessif par rapport aux degrés de liberté du système et en rendra audibles les limitations : l’intensité sonore ne grandit plus, tandis que le spectre devient plus dense et complexe (en utilisant la terminologie technicienne de l’électroacoustique, il est bien connu que tout processus de distorsion agit justement comme un effet limiteur).

Plus généralement, intensité sonore et bruit ne vont pas de pair. Leur assimilation peut être mise en question. « L’intensité sonore peut paraître non bruyante, ainsi qu’un bruit peut paraître faible. » (Schwartz, 2011, p. 678Voir aussi Thompson (2014, p. 43).) Plusieurs facteurs culturels sont impliqués. La musique la plus douce et agréable peut devenir le plus ennuyeux des bruits. Un ton pur sinusoïdal (parfois décrit comme l’opposé du bruit blanc, en raison de la différence très profonde de spectre) peut devenir terriblement assourdissant lorsqu’il est très fortement amplifié. Le bourdonnement à peine audible des casques portables, sur le bus ou sur le train, peut irriter les autres voyageurs, bien qu’il ne soit pas réellement fort. On pourrait évoquer plusieurs métaphores de manque d’opportunité ou d’intempestivité. On pourrait dire d’un bruit qu’il est « importun » (Cheyronnaud, 2009, p. 5) ou « intempérant » (Schwartz 2011, 327). Même si en mesure variable, les vibrations acoustiques surmontent les obstacles, donc arrivent loin de leur contexte d’origine. Hors contexte. N’importe quel son peut devenir déchet, saleté hors d’endroit (Schwartz, 2011, p. 680), salissure (Attali, 2001, p. 51).

Vous êtes dans votre lit, tôt le matin, et soudainement se manifeste une explosion sonore insupportable… Il s’agit d’un motet de Machaut (ou du Varèse, ou du Merzbow) provenant certainement de la pièce voisine. Immédiatement, le son envahit votre pièce au mauvais moment. Son statut de bruit et de nuisance n’a rien à voir avec la structure musicale et la couleur sonore, ce qui semble inacceptable est plutôt le niveau de l’amplification : un manque de contrôle, c’est-à-dire effectivement un manque de médiation, une conduite erronée ou volontairement irrespectueuse. Dans l’événement, vous séparez facilement deux agents différents : l’enregistrement musical d’un côté, le (manque de) contrôle de l’autre. L’intensité excessive est attribuée au second (c’est le voisin, il ne sait pas, ou ne veut pas, régler le volume). La condition de possibilité d’une intensité pareille est facilement attribuée à un artifice technologique : il n’y a aucune possibilité d’imaginer, voire de simuler à partir de l’expérience du corps propre, une source physique écologiquement crédible. En un certain sens, il y a une sorte de sagesse écologique du système auditif en tant que système auditivement cognitif : dans ses fonctions, il semble suivre une sorte d’ « économie cognitive [et] un principe de réalité » (Reybrouck, 2005, p. 256) qui lui permet de saisir adroitement si les événements sonores se présentent dans leur « grandeur nature » ou pas (Cheyronnaud, 2009, p. 6).

Normalement, face à des sonorités brutalement intenses et dangereuses, l’oreille humaine est capable de bien se protéger. Par contre, les intensités obtenues par amplification électronique et celles dues à des outils de travail particuliers ou à des machines industrielles, représentent pour l’oreille un grand problème, surtout en cas de niveaux puissants, constants et prolongés. C’est là que l’oreille reste sans autodéfense physiologique et perceptive, ce qui nous demande des précautions d’un autre type. Il y a une dimension ancestrale du bruit par intensité excessive, dans laquelle l’oreille nous alarme et nous exhorte à l’action face à l’inconnu et à l’absurde (dans l’origine latine du mot « absurde » on entrevoit une liaison subtile avec la surdité). Le défi est probablement dû à un manque d’expérience : quel agent inconnu naturel ou extraordinaire est capable d’une telle dépense prolongée d’énergie, d’un tel effort qui nous dérange et nous perturbe de manière inimaginable à partir de ce que nous sommes, à partir du corps que nous sommes ? Des intensités sonores d’une telle puissance sont perçues sans possibilités de les attribuer raisonnablement à aucune entité qui ait un corps (ou qui soit un corps). Il y a longtemps, on aurait pensé à des agents surhumains, à des forces surnaturelles (comme dans la naissance des mythes : on écoute le tonnerre en tant que voix de Théus). De nos jours, après de nombreux siècles de sécularisation de plus en plus accélérée, nous pensons plus facilement à des dispositifs artificiels conçus par les hommes pour les hommes – bref, à des machines (effectivement c’est encore de la mythologie, mais de type différent…).

En présence de bruits trop puissants, nous apercevons la finitude des oreilles et les situations limites dans lesquelles le tympan et les osselets sont poussés. Il n’est plus question uniquement de perception, mais aussi de proprioception. Il est vrai que tout expérience perceptive implique la perception du propre corps et des organes de sens tandis qu’ils perçoivent les changements dans l’environnement, mais, dans le cas en question, la proprioception devient centrale : l’effort est énorme, comme la source sonore n’est pas à la mesure d’organes sensoriels tels que les oreilles humaines, ou elle est indifférente à la douleur (propre et) d’autrui. On pourrait entrevoir là une dimension de violence gratuite, ou même d’auto-punition, de nihilisme et de masochisme – questions en effet (an)esthétisées dans certaines formes de noise-music, de punk hard-core, de metal-grind, etc.

Sans doute, la question du bruit par intensité sonore excessive se rattache au fait que tout bruit est relatif au contexte. Comme l’a dit Attali (2001, 52), « le bruit n’existe pas […] en lui-même, mais par rapport au système dans lequel il s’inscrit ». Mais alors, il faut éclaircir de quel type de rapport il s’agit. Je dirais que la façon du bruit de se rapporter au contexte, c’est d’essayer à l’excéder. Qu’il vienne du dehors, ou qu’il naisse dedans le contexte et y croisse jusqu’au point de devenir étranger à lui, le bruit donne une présence audible à quelque chose qui arrive comme singularité excessive dans le contexte. Ou, inversement, il dévoile que le contexte n’est plus celui que l’on pensait.

Or, qu’est-ce qu’est le contexte, ici, et que veut dire l’excéder ? Nous avons parlé d’environnement (physique et culturel). On parlera dorénavant de l’espace des échanges écosémiotiques entre organisme et environnement : par « contexte » on peut entendre alors le va-et-vient interrompu entre ces deux, ou mieux l’espace circonscrit et délimité par cet entre. Nous l’avons vu, le couplage structurel entre l’organisme et l’environnement constitue un processus fondamental (du point de vue de l’organisme) : tout organisme se maintient et se développe à travers l’environnement, qu’il contribue à modifier. Mais, nous l’avons déjà souligné, cette boucle « externe » organisme-environnement s’entrecroise avec la boucle « interne » du système sensori-moteur. Les deux boucles, ensemble, définissent le contexte qui nous intéresse ici. Tout bruit est une force qui s’introduit dans cette double boucle. On peut alors finalement dire que, pour un système vivant, il y a du bruit – dans le sens d’un événement excessif par rapport au contexte – quand (a) l’organisme n’entend plus lui-même à travers l’environnement (boucle externe) ou quand (b) l’organisme n’entend plus l’environnement à travers le corps (boucle interne).

D’abord, en tant que « force d’occupation », ce bruit est vide de tout signifié, libre de ne signifier rien d’autre que la suspension ou l’annulation des échanges et des interactions courants. Il semble être absolument libre du réseau d’interactions du système par rapport auquel il se pose en tant que bruit, libre de supprimer les degrés de liberté du système, d’agir à l’intérieur de lui mais indépendamment de lui. « Haut sonore guerrier et militaire, ou apocalyptique », ce bruit est « image acoustiquement haute de pouvoirs » (Charles-Dominique, 2008, p. 46). Dans l’expérience vécue, alors, le système cognitif est confronté à des événements qui bloquent la perception incarnée de la source, c’est-à-dire : il ne peut plus se reconfigurer de manière interne afin de sentir, dans propre corps, comme elle sent – le source, la force d’occupation. On peut parler de saturation.

 

3.4 Saturation (espace)

La saturation est en rapport à un espace ou à des « canaux », à savoir des espaces de transition (il faut ne pas la confondre avec la distorsion, laquelle, ainsi qu’on a dit, est en rapport avec les signaux ou les mouvements vibratoires d’une source). En saturant l’espace environnant, le bruit nous rend sourds aux événements sonores qui arrivent là. Cela veut dire qu’il nous déconnecte de notre niche d’existence et de nous-mêmes en tant que systèmes cognitifs constitutivement couplés à l’environnement. On peut bien affirmer, avec Barthes, que le bruit « attente à l’intelligence même de l’être vivant, qui, stricto sensu, n’est rien d’autre que son pouvoir de bien communiquer avec son UmweltNaturellement, le mot allemand Umwelt renvoie aux études bio-sémiotiques de Jacob von Uexküll (dans les années 1930). En plusieurs contextes scientifiques et philosophiques, le terme est normalement utilisé de manière spécifique pour désigner la « niche d’existence » sélectionnée par un système vivant dans l’ « environnement » en sens plus large. [niche d’existence] » (Barthes 1982, p. 211). Comme toute inflation, l’excès d’événements se traduit en l’absence d’événements significatifs, de signes. Il détermine, à la longue, une réduction de sensibilité aux différences. Étourdissement, anesthésie. Nous pouvons tenter d’effectuer des changements audibles autour de nous, mais nous n’auront pas de possibilité de saisir les conséquences de nos actions. Au niveau cognitif plus général, on ne peut plus compter sur l’audition pour continuer à élaborer le Soi en tant que système à la fois différent et dépendant du pas-Soi. Le bruit représente alors un troisième facteur face au système bipolaire de Soi et non-Soi : il introduit une autre altérité, un excès d’altérité.

Normalement « l’oreille nous permet d’entendre notre voix-même et notre Soi » (Hegarty, 2001, s.p.), mais dans des conditions de saturation de l’espace, cette possibilité sera bloquée. « Saturer » devient un moyen de faire taire. Dans les cas plus extrêmes, le bruit bloque la proprioception elle-même : c’est alors l’espace interne qu’il occupe, au point de le remplir complètement, de le saturer. Éventuellement, nous n’entendons pas notre propre voix, même par les os. En raison du fait que « le corps agissant ne cesse de rétroagir sur [le] corps sensoriellement éprouvé » (Petit, 2003, p. 161), le bloc des fonctions sensorielles implique l’interruption des fonctions motrices. Pour l’expérience auditive, il s’agit de l’interruption des processus d’énaction et de simulation incarnée, et cela gêne ou bloque l’empathie et l’écosémiose. Toute possibilité d’action est paralysée, on se retrouve totalement à la merci des forces d’une altérité excessive et inconnue.

Or, aux frontières de l’hallucination et de l’épuisement – parfois fréquentées de façon intentionnelle, par exemple dans les raves de la noise-music et de la techno (Fitzgerald, 1998, p. 41-60) – il est possible que les altérations de la perception soient bénéfiques. La transe, la possession, l’hébétement, l’aliénation – tout cela peut bien conduire au dépassement du Soi et à l’activation de potentialités qui, d’habitude, sont bloquées. On entrevoit un passage du négatif et mortel, au positif et vital : pour diverses cultures, la menace de mort que le bruit peut signifier (Attali, 2001 [1977], p. 55) devient l’objet de rituels vitalistes et peut-être l’expression du désir d’existence.

Tout comme les danses, les musiques, les rites païens ou religieux, les drogues, l’exposition volontaire aux intensités sonores excessives peut devenir instrument d’exaltation et d’extase. Toutefois, sauf dans une perspective d’auto-annihilation, elles ont besoin d’une « estimation de risques et de seuils », ainsi que d’un surplus de compétence, de contrôle, de responsabilité. Pensons aux pratiques chamaniques, où des cris forts et des percussions obsessives favorisent l’entrée dans un état de conscience altérée. En tant que « technologie du Soi » (comme l’aurait probablement définie Foucault), ce type de pratique prend le sens d’un élargissement de l’expérience cognitive, pas celui d’un appauvrissement ou d’une réduction : elle implique le développement de formes de réceptivité et de sensibilité particulièrement aiguës, une plus vaste gamme de perceptions. Il s’agit d’apprendre à ressentir notre propre corps et les événements alentour à partir d’un système de sensibilités qui, d’habitude, n’est pas le nôtre ; d’apprendre à tomber dans une sorte de profond décalage momentané de la subjectivité ; d’apprendre à nous vider pour élargir ou simplement pour modifier notre capacité d’accueil. C’est là une forme de dépassement de Soi, dans la possibilité d’expérimenter la saturation des sens comme une autre condition de sensibilité, pas comme sa négation. Bien qu’elles soient entourées de mystère et de magie, les pratiques chamaniques impliquent une virtuosité dans le contrôle du corps et dans la gestion de ses propres limites. Il est à nouveau question de négociation des limites, de négocier une capacité d’accueil en tant que possibilité ou disponibilité de contenir, en tant que condition d’écoute. Il est à nouveau question de la limite supérieure et de la limite inférieure d’un champ de possibilités – non, je voulais dire, un champ de sensibilités.

 

3.5 Saturation (canaux)

Un canal qui conduit n’importe quel flux d’énergie ou d’informations est saturé lorsque l’amplitude (ou quantité du flux) est excessive par rapport à la « largeur », ou « capacité », ou amplitude maximale du canal. On pourra penser à des phénomènes très différents, en fonction du type de canal considéré (un pipeline, un amplificateur ou des haut-parleurs électroacoustiques, un algorithme de codage numérique, le tuyau de la clarinette, le canal de l’oreille externe, etc.). Bien sûr, il n’y a aucun canal – corporel, acoustique, électroacoustique, numérique – qui soit neutre en rapport au signal « canalisé », mais lorsqu’un signal se présente d’amplitude excessive, le canal le déformera de façon plus ou moins profonde, en laissant des traces qualitatives et bien audibles. En effet, ce phénomène introduit une seconde source d’information sonore, qui ne renvoie pas au signal conduit par le canal, mais au canal lui-même. L’oreille s’aperçoit que le système de canalisation est en train d’être exploité jusqu’à ses limites, à savoir, à un degré insurpassable. Plus précisément, elle s’aperçoit que l’amplitude de canalisation – la capacité de charge du canal, sa possibilité de contenir – est complète, qu’il n’y a pas de marge pour une charge plus importante.

Il s’agit d’une situation tout à fait normale en rapport à d’innombrables phénomènes naturels et sociaux (pensons à l’embouteillage de voitures sur une autoroute, pensons aux immigrés sans papiers qui, de nos jours, s’amassent trop nombreux sur des embarcations trop petites et fragiles pour traverser la Méditerranée jusqu’à l’Italie du sud ou jusqu’à la Grèce). En électroacoustique, on parle de saturation à travers des canaux d’amplification ou à travers des haut-parleurs, et de tout un monde de sonorités résiduelles dues à la surcharge d’éléments conducteurs et résistants dans le système donné.

L’oreille elle-même, en conditions particulières, peut produire des effets de saturation à cause de la limitation et de la finitude de ses mécanismes physiologiques. On peut supposer que la faculté de distinguer les divers sous-produits sonores de la saturation électroacoustique (ou d’autre type), vient exactement du fait que l’expérience proprioceptive nous enseigne à distinguer entre les effets dus à la canalisation de l’oreille et les sons « originaux » qui viennent de l’environnement. Il est bien connu que les artéfacts de saturation sont utilisés à des fins expressives dans plusieurs genres de rock, ainsi que dans les arts sonores plus expérimentaux, et aussi dans plusieurs types de jazz et d’improvisations. À la limite, le signal « original » n’a aucune importance : l’important est qu’il conduit le canal à produire, par saturation, sa propre sonorité.

On peut dire que les sous-produits de saturation rendent audible le fait que les degrés de liberté du système de transport du son ou du signal, constituent un ensemble fini : les artéfacts de timbre obtenus par saturation signalent que c’en est trop pour les canaux impliqués. À l’écoute, on perçoit que l’énergie introduite dans le système de canalisation n’est pas tolérée par ceux-ci. Effectivement, il s’agit d’un échec, de l’évidence audible d’une faute. Néanmoins, dans certains styles de jeu de guitare électrique, les sonorités bruyantes obtenues par saturation sont d’habitude vécues comme icônes de révolte et de rébellion, de liberté conquise. Il faut prendre acte qu’une telle interprétation culturelle, largement partagée, et d’habitude connotée en sens positif et libertaire, contraste avec l’écologie des actions et des relations desquelles le son prend son origine : l’oreille s’aperçoit de la liberté niée au niveau des dispositifs impliqués, elle s’aperçoit de l’impossibilité de dépasser les limites données. On devra dire alors que la sonorité saturée, renforcée par la pose rhétorique du rock guitar hero, est saisie à travers une sorte d’inversion cognitive : tout se passe comme si, à partir de l’échec expérimenté, la sonorité saturée était vécue comme un excès de volonté inévitablement frustrée, une présomption de puissance. La saturation du système guitare-amplificateur devient icône de liberté parce que tel échec symbolise auditivement une volonté d’excéder les limites de certaines conditions d’action. Dans ce jeu de limitation et de libération, le bruit sature les canaux de manière à ne pas parvenir à la liberté qu’il évoqueVoir la discussion plus approfondie dans mon article « A constructivist gesture… » (Di Scipio, 2014)..

Bien qu’il soit souvent en rapport à la violence, le bruit se donne ici en tant que violence inefficace, répétée avec obstination, mais en vain. Le geste de rupture de codes sociaux, symbolisé par les effets de saturation permanente, apparaît comme une pose esthétique. Au niveau des processus de causation rendues audibles par l’événement sonore, on peut bien entendre que le geste de rupture est nié, que sa violence n’obtient rien et ne peut pas aller jusqu’au bout. Ici, interpréter le phénomène sonore comme action de rébellion effectivement réussie, ne paraît possible qu’à condition d’être sourd aux relations de pouvoir que le son rend audibles, ou de les renverser à partir de l’implication culturelle typique du contexte particulier. Je parle bien sûr d’une surdité idéologiquement construite et visant à filtrer et à réduire la dimension écologique de la sensibilité d’écoute (en manière à la fois similaire et différente – même opposée – par rapport au dénoiseur cognitif d’Helmholtz !). On pourra suggérer effectivement que toute esthétisation du bruit s’accompagne d’une forme d’anesthésie auditive due à des schémas idéologiques profondément enracinés. En tout cas, il est évident que, en dépit des images de rébellion et de libération, la volonté de puissance et de violence que le bruit de saturation rock rend audible laisse toutes les relations de pouvoir intactes. (D’autre part, elle se prête souvent assez bien à renforcer des relations de pouvoir toutes autres que libératrices.)

 

3.6 Violence, logique binaire

Plutôt qu’une question d’intensité, de saturation ou de distorsion, la violence du bruit tient probablement à l’imposition d’un choix binaire : que faire quand l’événement du bruit nous demande de l’accepter, de nous remettre à lui, de céder à ses conditions ? Renoncer, prendre la fuite ? Ou accepter le défi et s’engager dans la construction de relations nouvelles, plus ou moins convenables ? Il s’agit d’une bifurcation dans l’histoire du système considéré. « Rien ne se passe d’essentiel dans le monde sans que le bruit s’y manifeste » (Attali, 2001 [1977], p. 11), au point que « sans bruit, il n’y aurait pas de changements historiques » (Schwartz, 2011, p. 846). Les deux options – « renoncer » ou « se battre » – sont certainement différentes, mais au fond toutes les deux acceptent l’imposition ou l’imposture du choix binaire : périr ou survivre (une histoire basée seulement sur ce type de choix, serait une histoire de violence et d’abus).

Survivre permettra de développer éventuellement des nouvelles conditions d’écoute et d’expérience, peut-être meilleures qu’avant. Mais, tout d’abord, l’imposition du choix reste tranchante. Je dirais que, face à cette question, il est décisif de savoir si le bruit émerge en tant qu’événement nécessaire dans l’histoire du système et de son environnement, ou s’il est introduit par des agents externes qui entrent dans l’espace du couplage entre système et environnement, pour y rester. Dans le premier cas, le bruit est produit par l’autonomie du système et mobilise le réseau d’interactions qui appartient au couplage structurel d’où il émerge. (Ce qui agit, ici, c’est le principe de l’ « ordre par le bruit » de von Foerster et Atlan.) Dans le deuxième cas, le bruit vient de forces hétéronomes et s’impose en tant qu’ « absolu », à savoir libre de tout lien (à la rigueur, qu’il s’impose comme « absolu » veut dire que les agents producteurs du bruit ignorent le caractère bruyant et perturbant de leurs propres actions – nous l’avons déjà constaté à plus reprises : aucun bruit ne peut se donner comme absolu, tout bruit n’est que relatif à un contexte). Les systèmes de grande complexité, comme les êtres vivants, sont souvent capables de traduire l’arrivée de bruits extérieurs en facteurs de leur propre autonomie (on parle alors de « rencontre » et de « connaissance »), ce qui effectivement nous amène à les voir dans la perspective de l’ « ordre par le bruit ».

Ce discours revient alors encore sur l’ambivalence fondamentale du bruit, cette fois entendue en tant qu’opposition entre autonomie et hétéronomie. Ou plutôt, en tant que jeu dialectique entre les deux. Effectivement, nous l’avons vu, dans l’expérience située et incarnée d’un organisme vivant, il n’y a pas d’autonomie sans hétéronomie, il n’y a pas d’indépendance sans un réseau d’interdépendances. Cela soulève à nouveau la question des limites, à savoir, la nécessité de fixer des marges d’action et de liberté dans un champ continu de possibilités : plus proche à une limite, le bruit sépare, il coupe, il divise ; plus proche à l’autre, il peut ouvrir l’espace du politique…

 

4. Canalisation et libération (sur Bruits)

En vue de ma conclusion, je voudrais avancer quelques observations à propos du célèbre « essai sur l’économie politique de la musique » de Jacques Attali. Bruits, paru en 1977, est depuis justement considéré d’importance capitale par rapport aux thèmes qui nous intéressent ici. Attali expose une notion riche et profonde de « bruit », que mes observations vont examiner à la lumière des points principaux discutés plus tôt.

 

4.1 Bruits de l’histoire, bruits et musique

Tout d’abord, Attali élabore un modèle qui relie les mutations majeures dans l’histoire de la musique (en Occident) aux différentes circonstances historiques de l’économie politique. Il s’agit de sa thèse principale : les changements dans l’ordre du musical annoncent les changements dans l’ordre plus général de la société, en préfigurant chaque fois un nouveau régime à partir de certains événements-bruits encore incompréhensibles dans l’ancien régime.

On parle ici évidemment du « bruit de l’histoire », c’est-à-dire de l’événement singulier qui ouvre la transformation des conditions d’existence et des rapports sociaux. L’événement consiste en un manque d’équilibre dans un système de rapports, il cause des réactions et des processus qui conduisent à l’établissement d’un nouvel équilibre (un « nouveau code », dans la terminologie d’Attali). L’auteur assimile ce modèle au principe cybernétique d’ « ordre par le bruit », dont nous avons parlé plus tôt (je fais noter qu’Attali avait publié, en 1976, « L’ordre par le bruit », un article dédié « au concept de crise en théorie économique »). Par comparaison à l’édition originale, la révision de Bruits, publiée en 2001 et que je prends comme référence, offre une discussion un peu plus élaborée du principe d’ « ordre par le bruitÀ vrai dire, il y a aussi quelques erreurs inexplicables à propos de l’ « ordre par le bruit », au moins en ce qui concerne sa place dans le cadre de l’histoire de la cybernétique et de la théorie de l’information. En plus, Attali ne fait pas mention de la notion d’ « auto-organisation », bien qu’elle soit, pour Atlan et von Foerster, capitale pour définir l’ « ordre par le bruit ».​ ».

Par contre, au niveau des pratiques musicales, c’est-à-dire au niveau du travail et des façons particulières de faire du son et de la musique, Attali semble proposer une notion assez différente : la musique consiste dans un travail de mise en forme du bruit, elle canalise la violence que le bruit rend audible – c’est une des propositions centrales du livre (Attali, 2001 [1977], p. 50-51). C’est à travers ce travail de « domestication » ou de « ritualisation » du bruit que la musique devient « métaphore du sacrifice fondateur de tout ordre social » (p. 28). « Opérateur d’un compromis sonore » (p. 55), elle renouvelle ses techniques et ses implications esthétiques au cours de l’histoire, mais au fond elle fait toujours le même travail : « l’extraction du beau hors du chaos » (p. 24). Alors, tandis que le bruit de l’histoire se pose comme « source de destruction, de désordre » (p. 50) et peut éventuellement devenir producteur de renouvellement, le bruit dont il est question dans le travail concret du musicien est assimilable plutôt à une matière première qu’il faut « canaliser », « mettre en forme », « domestiquer ». Matériau brut, amorphe, pure énergie sans information. La musique accueille le bruit et le transforme (ou le met en forme) par filtrage ; elle « donne sens [aux bruits] » (p. 63) et ainsi inscrit la subjectivité musicienne dans un matériau objectivement indifférent aux processus transformationnels dans lesquels il est pris.

Il semble, donc, qu’Attali nous offre deux notions différentes. Le « bruit de l’histoire » se rattache au principe d’autonomie cybernétique d’« ordre par le bruit ». Le bruit dans la création musicale semble rester, lui, bien plus ancré dans le principe d’hétéronomie statistique « ordre par le désordre ». Si l’histoire des rapports économiques et politiques est une histoire de forces capables d’auto-organisation grâce au rôle créatif du bruit, l’histoire de la musique est par contre conditionnée par les changements économiques et politiques qu’elle dévoile de manière prophétique, mais seulement afin d’achever toujours une même tâche, qu’il faut à ce point considérer probablement de nature méta-historique : filtrer et domestiquer un matériau donné, défini alors comme « bruit » dans des connotations simplement négatives plutôt « classiques » (manque de structure, rupture de signification, etc.Cette notion attalienne alors semble effectivement s’apparenter au geste de « domestication du bruit » assez typique de plusieurs démarches avant-gardistes du xxe siècle, et notamment typique soit des futuristes italiens (Marinetti), soit de la tentative effectuée par Pierre Schaeffer de convertir tout son et tout bruit en objets sonores « convenables » ; voir Solomos (2008, p. 133-148).).

 

4.2 Source et filtres. Limites de linéarité

Dans un contexte de forces et d’agents physiques, toute opération de canalisation consiste effectivement en un processus de filtrage qui oriente et modifie le mouvement et la portée d’un flux, de façon plus ou moins évidente. En d’autre termes, il s’agit de transformer la corrélation entre les phases successives d’un signal (on peut penser tout signal comme « série historique » d’une grandeur variable). D’autre part, « canaliser » signifie aussi bien « faire prendre une direction », « faire prendre un sens ».

Bien que cela puisse sembler arbitraire, je voudrais rapprocher cette idée de quelques propositions avancées dans un contexte de discours très éloigné, celui de la « modélisation physique » des instruments musicaux ! Proposé en 1995 par Stephan Handel, le modèle offre un schéma à partir duquel on peut penser un instrument musical comme un système composé d’un ou plusieurs excitateurs (source) couplés à un ou plusieurs résonateurs (filtres) placés dans un environnement (auquel le système est nécessairement relié). On parle de modèle source-filter (Handel, 1995La perspective d’Handel est reprise par innombrables articles et mémoires techniques sur la synthèse numérique du son par modèles physiques.). Tout instrument musical consistera en une source de bruit (ou de son à spectre très large) dont les vibrations sont filtrées par un ou plusieurs résonateurs. La position du bruit dans le « modèle physique » d’Handel est la même position que le bruit occupe dans la « musique comme canalisation » d’Attali. Quoique la similitude soit évidemment de type purement formel, elle peut toutefois témoigner d’une analogie de la pensée de type très général et interdisciplinaire, un schéma cognitif qui peut structurer des discours différents.

Élaborée par Handel et par beaucoup d’autres chercheurs, la modélisation physique est souvent rapprochée de la perspective écologique de la perception auditive, selon laquelle, comme nous l’avons vu, l’expérience perceptive se penche sur « les actions nécessaires pour la génération de l’événement sonore » (comme Handel (1995, p. 426) le dit lui-même). C’est exactement par extension de cette notion que je voudrais entendre Attali lorsqu’il affirme, au début de son livre, que « le monde ne se regarde pas […] il s’entend [et] s’écoute » (Attali, 2001 [1977], p. 11). Quoiqu'une telle façon de parler soit vraisemblablement métaphorique, à mon avis elle peut être reconsidérée de manière plus littérale et justement plus proche de l’expérience vécue (située et incarnée) en prenant une perspective écosystémique du son et de l’expérience auditive : c’est alors qu’ « entendre » et « écouter » deviennent des pratiques d’exploration imaginative du monde, voire, du couplage structurel entre l’être humain et l’environnement dans l’ensemble de ses conditions d’existence, à la fois naturelles (processus physiques et biologiques) et culturelles (connaissances, médiations techniques et sociales, relations de pouvoir).

Il y a une différence formelle importante entre le modèle d’Handel et celui d’Attali. Pour Handel, la connexion entre excitateur et résonateur n’est pas unidirectionnelle – de la source au filtre – mais bidirectionnelle. C’est-à-dire, elle implique du feedback : il y a de l’énergie qui revient du filtre à la source ; donc la source travaille sous l’influence des résultats du filtrage (par ailleurs, par extension, on pourra considérer aussi l’énergie qui revient de l’environnement au filtre et à la source). Cette connexion bidirectionnelle est certainement plus cohérente avec la complexité d’un réseau d’actions et de relations productives de son et introduit la condition nécessaire pour l’émergence de comportements non linéaires. Par contre, la « canalisation » d’Attali demeure dans les limites d’une conception monodirectionnelle et linéaire : il n’y a pas de feedback, le bruit reste disponible pour les filtres transformateurs des musiciens, indépendamment de la musique effectivement produite à partir de lui. Devra-t-on alors l’entendre comme matériau idéal, brut et inerte, comme réserve d’énergie (« naturelle » ?) disponible à l’exploitation du musicien ? Du point de vue du principe d’ « ordre par le bruit », ici ce n’est pas de bruit dont on parle vraiment, mais seulement de désordre, de matériau (dés)ordonné, d’une matière à laquelle il faut ajouter (ou de laquelle il faut extraire) une forme.

 

4.3 Mise en ordre. Limites d’additivité

Attali ne revient pas seulement sur une conception linéaire, mais aussi sur une notion du type additif, quand il s’appuie sur la définition technique et réductionniste selon laquelle le bruit est « un ensemble de sons purs simultanément émis » (Attali, 2001 [1977], p. 52). Au cœur de cette notion, nous l’avons vu, on retrouve l’idée de la somme d’éléments différents et indépendants, sans structure d’ordre interne, sans interconnexion entre les éléments. Ici les éléments restent justement « purs », indifférents aux propriétés « bruyantes » et « impures » qui émergent au niveau du tout. Toute sonorité « musicale » sera alors obtenue par soustraction, ou justement par « extraction » de petits morceaux de l’ensemble total et en écartant d’autres (dans la théorie de la musique électronique, soit analogique soit numérique, les méthodes additives de synthèse sonore sont simplement des miroirs des méthodes soustractives – ce qui vient de la linearité des représentations  « spectrales » du sonore).

Au paradigme additif appartient aussi l’idée que tout bruit vient d’hors du système considéré, et aussi du dehors du contexte. À l’écoute de la musique, par exemple, le bruit qui provient d’agents extérieurs va s’additionner au réseau de relations qui font la musique : il s’ajoute et interfère de façon linéaire, c’est-à-dire, il peut être renversé (soustrait) afin d’obtenir à nouveau du son et de la musique sans bruit (sans salissure, sans manque d’information). On pourra nettoyer ou vider le message de tout bruit, de manière à le préserver intact. En raison des propriétés des systèmes linéaires, le bruit sera supprimé sans modifier les relations qui constituent le système.

Or, comme on disait plus haut, il faut rattacher une telle notion linéaire et additive au principe d’ « ordre par le désordre », en tant que paradigme des épistémologies probabilistes. Selon ce principe, toute structure d’ordre et tout ensemble ordonné sont obtenus par une « mise en ordre » d’éléments d’abord désordonnés. Ces forces et ces agents sont extérieurs à l’ensemble des éléments. Les relations d’ordre sont ajoutées ou imposées, elles ne surgissent pas des éléments de l’ensemble. Sans un pouvoir ordinateur extérieur, ces éléments effectivement ne composent pas un système. Bref : il n’y a pas d’auto-organisation, il n’y a pas d’autonomie. Nous sommes loin du cadre de complexité dynamique de l’ « ordre par le bruit ».

Cependant, bruit et désordre ne sont pas identiques ! Le bruit n’est pas l’absence de relations ! Au contraire, nous l’avons vu, il se définit toujours par rapport à un contexte, particulièrement dans le cas de l’expérience auditive vécue. La question se pose : peut-on partager l’idée que la musique, à travers se changements historiques, reste toujours en position d’un dispositif linéaire qui agit sur un matériau sonore idéale, soustrait à l’histoire ?

Dans un article de 1999, je suggérais que les musiciens, les compositeurs ou les artistes sonores, agissent en tant que « générateurs de bruit » (Di Scipio, 1999), particulièrement au cours de certaines transitions historiques. Leur tâche n’est pas de filtrer du bruit, mais justement de le générer, de le faire émerger, de le synthétiser. Leur autonomie n’est possible que s’ils ne laissent pas la production de bruit à d’autres forces productives. Dans ce sens, les pratiques de création musicale constituent des facteurs génératifs de leur même histoire, quoique nécessairement en interaction permanente et étroite avec d’innombrables autres facteurs dans le contexte social et culturel – en effet, c’est justement ce contexte-là qu’elles rendent audible. Loin d’une perspective de déterminisme économique et technologique, on peut considérer l’histoire de la musique comme une histoire de pratiques qui ne sont pas simplement subordonnées aux changements plus ou moins profonds de type économico-politique, mais qui à leur tour agissent en tant que facteurs de changement, au moins dans la mesure (souvent assez réduite, c’est vrai) où elles peuvent agir sur elles-mêmes – à savoir, rétroagir – à travers le réseau des dispositifs et des agents culturels qui constituent le contexte économique-politique (Di Scipio, 2014c). C’est le couplage entre plusieurs systèmes, chacun avec son histoire d’autonomie-hétéronomie, qu’il faut considérer d’une complexité à la hauteur de l’être humain. Comme nous l’avons dit auparavant, pour les systèmes vivants, il n’y a pas d’autonomie sans hétéronomie : chaque système élabore sa propre autonomie à travers les autres, l’un agit sur l’autre par modulation et est modulé par les autres à son tour, dans un mouvement d’engendrement réciproque (chacun agit sur Soi-même modulant les autres). Le bruit est l’événement qui mobilise les processus de production de la conscience et les dévoile en tant que processus d’organisation interne entrainés ou modulés par l’extérieur auquel ils sont couplés.

Au cœur de la question du bruit nous retrouvons donc le concept d’auto-organisation. Plus précisément, notre discussion suggère que parler d’ « ordre par le bruit » par rapport au son et à la musique, signifie parler des critères d’auto-organisation impliqués dans l’expérience soit à niveau de la boucle cognitive « externe » organisme-environnement, soit à niveau de la boucle « interne » sentir-agir.

 

5. Conclusion

Le principe d’ « ordre par le bruit » est regardé justement comme paradigme de la complexité : les sciences contemporaines – soit les sciences de la nature, soit les sciences de l’homme – le relient souvent aux systèmes « chaotiques », voire aux phénomènes dynamiques non linéaires. Dans un système de complexité suffisante et capable d’auto-organisation, il n’y a pas d’observateur externe, il n’y a pas de régulateur qui impose l’ordre en filtrant dans la matière une possible structure de relations – il y a plutôt des relations qui viennent hors des ruptures et singularités locales à travers un magma de possibilités dynamiques irréductibles à des lois probabilistes (« ordre par le désordre ») et déterministes (« ordre par l’ordre »). On peut penser à un état extrêmement actif de la matière dans lequel les éléments forment des dépendances réciproques (des rétro-interdepéndances) et s’organisent en structures limitées dans l’espace et le temps, à une condition justement magmatique (en effet, les terrains faits de magma volcanique froid sont les terrains les plus fertiles). Dans des telles conditions, le bruit constitue une condition d’ordre et de vie : il est toujours systémique, même quand il est perçu ou produit en tant qu’anti-système.

Or, comme j’ai souligné ailleurs (Di Scipio, 1999), ce principe d’ « ordre par le bruit » semble presque représenter une forme moderne et sécularisée du magma incohérent et dynamique qui est appelé chaos dans plusieurs mythologies archaïques, et qui précède le cosmos (le monde bien ordonné). Dans les mythes des Pélasges (ancêtres des Grecs), « au début, Eurynomé – déesse de toutes les choses – surgit nue du Chaos » (Graves, 1955, 1a). Dans les mythes olympiens, « mère terre surgit du Chaos » (Graves, 1955, 3a). Dans plusieurs fables cosmogoniques, la vie se forme par et à travers l’ « ouvert » (chez Hésiode, par exemple, χαος vient du verbe χαινω, « ouvrir »). De façon implicite, Attali (1977, p. 54) évoque cette notion mythologique de chaos, quand il appelle le bruit « source de vie ». Mais, dans ces images, l’ordre et la forme ne remplacent pas le chaos ; la forme ne se présente pas comme une qualité d’organisation ajoutée ou imposée à un système informe, elle est plutôt là où se trouve le chaos, là où émerge un système de singularités que se soutient et s’annule, se déforme et se réforme, par et dans le jeu dynamique du chaos.

L’épistémologie de la complexité contemporaine suggère que l’événement du bruit vient d’une condition de la matière qu’on peut définir de « générique », selon Edgar Morin (dans le sens de « systémiquement générative », « systémiquement génératrice »). Pour rester dans une métaphore biologique, un organisme vivant n’est pas doué de vie, il vit (il est un processus vivant). En d’autres mots, la vie n’est pas une propriété ajoutée ou imposée à une matière inerte, mais plutôt, en tant que processus producteur de lui-même, elle émerge du jeu dynamique d’une matière hyperactive potentiellement vivante grâce aux interactions des facteurs biotiques et abiotiques dans l’environnementOn peut noter que cette métaphore biologique du bruit n’est pas trop éloignée des conditions d’expérience vécue : comme on a pu le remarquer récemment, « la naissance apporte […] une modification fondamentale dans l’écoute, puisque l’appareil auditif, d’abord adapté au milieu liquidien de la vie intra-utérine, va devoir brusquement s’accommoder à un milieu aérien » (Bogoya Gonzales, 2011, p. 217). C’est donc un événement de bruit éclatant qui marque la venue au monde de l’organisme humain en tant que système vivant et écoutant. Mieux encore, il s’agit d’une naissance simultanée de l’oreille et du monde, voire d’une « naissance réciproque » (Molzino, 2001 , p. 59)..

En raison de l’auto-organisation, essentielle dans les processus cognitifs où le bruit se manifeste en tant qu’événement systémique, on pourra alors penser l’ensemble des activités dites musicales comme génératives de bruits qui à leur tour mobilisent d’autres activités dites musicales génératives de bruits… L’histoire de la musique sera alors l’histoire de l’autonomisation (qui ne peut jamais se réaliser complètement) du jeu de rétroactions auditives par lesquelles le système cognitif humain se soutient lui-même à travers (a) un environnement bruyant et (b) un corps ou organisme lui-même bruyant.

Nous avons suggéré que tout bruit appartient au contexte du couplage organisme-environnement et que, puisque chaque boucle de feedback du Soi à Soi-même est toujours entrelacée avec les boucles qui forment d’autres Soi-même (Di Scipio, 2011, p. 97-108), tout bruit est pris d’abord dans l’impossibilité de séparer une dimension « naturelle » (ou « environnementale ») d’une dimension « sociale » et culturelle. La musique émerge en rendant audibles les liaisons à la fois physiques et culturelles qui forment une telle écologie de relations et interactions, où chaque agent composant agit sur lui-même par la médiation d’autres agents, selon la liberté d’action donnée et/ou conquise. Il s’agit de regarder ces phénomènes comme des processus ni complètement aléatoires et probabilistes, ni complètement réguliers et déterministes, mais justement complexes : chaotiques (Di Scipio, 1999).

Loin d’être canalisation ou domestication du bruit, la musique devient alors la construction des conditions par lesquelles l’événement du bruit peut faire son travail à la fois destructeur et producteur de relations. On devra parler de libération du bruit plutôt que de « domestication », ainsi que de sa génération et circulation, plutôt que de sa « canalisation ». Dans l’expérience auditive située et incarnée, la génération du bruit maximise la cognition du son en tant que médium d’une entière écologie d’actions et de relations, où tout événement de relation et de signification aura une existence fragile et destinée à retourner très tôt dans le bruissement de fond plus ou moins magmatique des relations potentielles – voire dans le chaos. Ici nous glissons probablement d’une logique de sacrifice et de pouvoir (« il n’y a pas de pouvoir sans contrôle du bruit » (Attali, 2001 [1977], p. 16)) vers une logique du don et de l’échange (Di Scipio, 2013, p. 65-84), un peu plus proche de la possibilité d’expérimenter l’idée – attribuée à Confucius (et mentionnée par Attali lui-même) – selon laquelle faire de la musique signifie « agir sans violence » (Scriabine, 1962, p. 401). Lorsque la musique se donne comme libération et livraison du bruit, comme espace d’accueil de relations audibles, et pas comme domestication ou filtrage, elle témoigne de l’incarnation (ou de l’utopie ?) d’un monde sans violence.

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