AMUSIE
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ÉLÉMENTS RÉFLEXIFS POUR UNE ÉTUDE ETHNOGRAPHIQUE DANS UN LABORATOIRE DE NEUROSCIENCES ET PSYCHOACOUSTIQUE

Prémisses impertinentes d’une étude qui reste à faire sur l'amusie.

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Avant toute chose, je souhaite préciser le statut de ce texte : il s’agit là d’une mise à plat et d’un montage des notes prises lors de mes premiers pas sur le terrain fréquenté une dizaine de fois entre septembre et novembre 2014. Le statut de ce texte est donc réflexif, c’est-à-dire qu’il concerne mon rapport au terrain, ce que je projette sur lui et comment je l’organise avec mes apriori et mes outils conceptuels. Autrement dit, ce texte ne prétend aucunement décrire une réalité du laboratoire en questionLa ligne tenue est ici fragile. Ce choix comporte des risques. À l’instar de ce qu’en a pensé Jacques Oger, il est possible de supposer que j’aie inventé ce terrain de A à Z.. Cette description n’est donc pas objective, mais pas non plus purement subjective dans la mesure où il s’agit d’un rapport. Un premier rapport dans lequel le terrain commence déjà à perturber mes présupposés et m’aide à formuler ma première hypothèse (conclusion de ce texte). Voici les prémisses impertinentes d’une étude qui reste à faire.

 

Qu’est-ce que l’amusie ?

Dans amusie, j’entends « amusante », « divertissante » ou « amour de la musique ». Mais il y a ce « a » privatif qui m’évoque aussi « désamour de la musique », « sans les Muses », « libéré de la médiation des Muses », « émancipé de l’autorité légitimant la création artistique », « anti-musique », « engagé contre la musique », « engagé contre l’organisation des sons », « tendu entre relativisation et transvaluation des sons », « écoute anormale », « écoute malade ».

Je choisis de ne pas la définir d’emblée et de ne pas utiliser un langage scientifique, même vulgarisé, d’une part parce que je ne le maîtrise pas du tout, et d’autre part afin de ne pas isoler l’amusie de son contexte. C’est là l’enjeu de mon propos : décrire l’amusie dans son contexte de production, en cherchant à savoir comment elle est jouée, performée par celles et ceux qui s’y intéressent.

 

Eléments réflexifs issus du terrain

Les éléments que je vais vous présenter sont issus d’une étude ethnographique en cours. Cette recherche consiste en la fréquentation, pendant une année, de l’équipe X et de l’équipe Y du Centre Z de l’Université AN’ayant pas encore obtenu les autorisations de publier les noms qui composent ce terrain, je choisis ici de les remplacer par des lettres majuscules.. Ces deux équipes (ci-après l’équipe) collaborent et forment un pôle de compétence dans l’étude de l’amusie congénitale chez l’humain. L’équipe travaille sur deux sites : le centre hospitalier B et le laboratoire de l’Université A.

Je fréquente le terrain régulièrement depuis septembre 2014. C’est donc très frais. Il m’est encore difficile de prendre du recul, je suis en pleine plongée dans le terrain, je le découvre. Or je saisi l’occasion de cette présentation pour rendre compte de mes premiers pas, pour poser ma première hypothèse et aussi, de manière réflexive, pour verbaliser ce que je projette sur le terrain, comment je l’organise, selon mes apriori, ma formation, mes lectures, mon expérience dans les milieux noise et expérimentaux. Cette étape forme donc une condition de possibilité du processus ethnographique entrepris.

 

Réactions

La première fois que j’ai vu l’amusie, c’était sur YoutubeConsulté le 9 juillet 2013. Voir aussi Sacks (2012).. Elle était jouée par Oliver Sachs, médecin, neurologue, star de la vulgarisation en neurosciences, né en 1933L’article de Scott Wilson sur l’amusie commence aussi par les mots d’Oliver Sachs. Wilson discute de l’amusie par le biais de la théorie lacanienne. Pour lui, l’amusie pourrait être comprise comme un modèle d’inconscient auditif qui rejette continuellement la musique (Wilson, 2012, p. 26-39). Je remercie Paul Hegarty qui m’a transmis la référence de cet article dont je n’avais connaissance avant le colloque Bruits.. En voyant cette vidéo, j’ai pensé à plusieurs propositions noise et expérimentales : les Opéra noise de Testuo Furudate ! L’Opéra pour la télé Perfect Lives de Robert Ashley, ou le duo Opéra Mort. Et surtout, cette envie de crier : « Pour moi aussi l’opéra, c’est du bruit, ça me donne la nausée ! » La personne évoquée par Oliver Sachs n’a peut-être pas de problèmes, mais écoute d’une manière particulière ou aime simplement écouter d’autres choses.

John Cage était-il amusique ? Le doute s’immisce et donne une autre lecture de son problème avec la musique (Cage, 2002). Ce pourrait être une piste pour comprendre ce qu’il lit dans son journal à la caméra de Dick Fontaine : « Être musicien signifie-t-il forcément être stupide et incapable d’écouter ? » (Cage, 1967, Je traduis)

En noise, l’incompétence musicale n’est-elle pas renversée en compétence jubilatoire ? Je pense ici aux performances exutoires et jouissives de l’électronique extrême et bordélique des deux compères Fumio Kosakai et Toshiji Mikawa formant le duo tokyoïte Incapacitants. Quant au polonais Zbigniew Karkowski, figure importante des réseaux noise qui compose avec le volume, les ruptures, les algorythmes, il affirme que la musique occidentale moderne a nettoyé les saletés dans le son qui existaient encore à la période baroque. L’opéra, dit-il, n’est que tonalités pures et a mis à le reste à la poubelleVoir cette vidéo d'un workshop de Karkowski. Consulté le 10 novembre 2014.. Il rapproche explicitement la musique occidentale et la colonisation ; colonisation des écoutes et des manières de concevoir la musique. Noise serait pour lui un art de faire de la musique, sans la théorisation-signification-intellectualisation-justification de la musique occidentale. Une musique vaudou inventant son art d’asperger du sang de poulet sur et à travers ce que le colon impose, nettoie et harmonise (Karkowski, 2008, p. 55).

Ces références à l’esprit, mon cri intérieur ne cesse  de dire à cette personne traitée par Sachs : « Vous n’êtes pas malade, ni incompétente, ni spéciale. Trouvez un discours qui vous épaule ! Ne détruisez pas votre identité auditive, faites en quelque chose ! Trouvez vos armes contre ces pratiques qui vous spectacularisent et vous exorcisent ! »

 

Absences et présences des sujets

Après quelques temps sur le terrain, et jusqu’à aujourd’hui, je n’ai toujours pas rencontré un « sujet amusique ». Je dis « sujets », car c’est ainsi que sont appelées les personnes qui viennent passer des tests. Il y a des sujets amusiques et des sujets appelés « contrôles ». Ces derniers ne sont pas amusiques, mais « normaux ». Ils permettent d’effectuer des comparaisons de résultats.

Je n’ai pas rencontré de sujets, ni amusiques, ni contrôles, pour deux raisons selon moi : mes horaires, mais aussi le fait, me dit-on, que la période principale de tests s’est terminée avant que je n’arrive sur le terrain.

Ces absents sont pourtant présents, tous les jours, dans le laboratoire et dans le centre hospitalier : ils sont discutés. Discutés individuellement, nommés par leur prénom. Discutés en tant que groupe, « les amus », les « sujets ». Par rapport à une autre population : soit par rapport aux amus, soit par rapports aux contrôles. Ils sont des inscriptions manuelles sur des feuilles volantes. Ils sont des vitesses de réponse. Ils sont des hésitations de un à neuf.

Ils sont bons ou mauvais. Il y a ceux qui n’entendent pas de différences entre les deux mélodies presque identiques choisies pour le test. Il y a ceux qui ont un déficit dans la perception des hauteurs. Ils sont des chiffres, des « valeurs ». Des dysfonctionnements de connexions nerveuses dans les cortex. Ils sont des points distribués dans un cadre, un écran. Ils sont discriminants ou pas assez. Ils sont de l’équipe X, de celle de C. Ils sont de vieux amusiques, testés il y a trop longtemps, avec des tests obsolètes. Ils sont de nouveaux amusiques. Des amusiques potentiels. Ils ne sont pas assez nombreux, il en faudrait plus. Ils sont des mots sur un poster papier glacé dans un couloir. Des correspondances mail. Des mots dans des articles de revues, des articles en ligne, des communiqués de presse.

 

Qu’est-ce qu’entendent les amusiques ?

Le 7 novembre, je finis par demander à une personne de l’équipe : « Qu’est-ce qu’entendent les amusiques ? » Elle répond : « Je ne sais pas ce qu’ils entendent. » Je continue : « Avez-vous des récits d’écoute faits par des amusiques ? » Elle répond : « Non. Pas de récit d’écoute. » Je donne l’exemple du bruit des casseroles d’Oliver Sachs. Elle répond que parmi les amusiques que l’équipe a testé, aucun n’entend du bruit. Il s’agit plutôt, me dit-elle, de cas qui entendent grossièrement, pas finement, avec de mauvaises performances musicales, mais pas de manière déformée. Elle me donne alors un lien pour une BD, que lui a envoyé un amusique par e-mailBoulet. 16 mars 2014. Basse-définition. bouletcorp.com. Consulté le 15 novembre 2014.. Et elle se dit en en parlant que « cet e-mail est déjà un récit d’écoute. » Elle me montre les bulles de la BD à l’écran. On y voit un personnage blond assistant à un concert qui regarde interrogateur la personne assise à côté qui est en train de rire. Les deux bulles suivantes le montre en train de nous livrer ses réflexions, dans la première bulle sur un fond de partitions, et dans l’autre sur un fond de papier peint à fleurs : « Vous connaissez ce trouble appelé synesthésie qui fait que des gens “entendent les couleurs” ou associent des teintes aux mots ? Moi j’ai ça avec la musique. Enfin. Pas pour de vrai. C’est juste qu’au bout d’un moment mon cerveau se ferme et ça devient du papier peint. Parce que comme un papier peint ça peut être d’une finesse incroyable, et pourtant l’œil le voit comme un simple motif. » A la lecture de cette BD, la personne de l’équipe relève : « cerveau basse définition », « modèle basique ». Elle résume : « Il n’arrive pas à discriminer. » Je lis de mon côté la BD. Il n’y est pas directement question d’amusie telle quelle, mais en effet de manque de finesse par rapport aux autres individus que croisent le protagoniste, concernant l’ensemble des sens.

 

Une écoute informe

Cet échange m’a amené à penser :

- qu’il n’y a pas d’accord stabilisé en neurosciences sur cette question : Sachs parle d’une écoute qui déforme en bruit, la personne de l’équipe parle d’une écoute qui entend grossièrement ;

- que les récits d’écoute ne sont pas pertinents ou nécessaires pour l’étude de l’amusie ;

- qu’à titre d’hypothèse de travail, je propose d’envisager cette écoute amusique comme une écoute informe. Une écoute « qui ne ressemble à rien », pour citer Georges Bataille à propos de l’informe que j’adapte à l’amusie : elle est « comme une araignée et un crachat, elle n’a aucun droit et se fait écraser partout » (Bataille, 1929, p. 654). Nous aurions là une écoute si peu définie ni définissable qu’elle se trouve être un territoire à conquérir, ignorée, en friche, sans règle, un champ de bataille parfait pour le duel mécanisme neurologique génétiquement déterminé VERSUS programmation socio-culturelle, le duel objet versus société. L’amusie serait le lieu où s’unissent et à la fois se confrontent les choses et les humains, où le vainqueur hypothétique pourrait se distinguer et y instaurer sa loi, légitime de fait.

 

Problème

Mais j’ai un problème : je suis partagé entre le désir d’une description ethnographique de ce terrain comme si j’arrivais sur une autre planète et l’intérêt que je porte à l’objet des recherches du laboratoire, à savoir l’amusie. Je situe par conséquent une ligne de partage entre l’activité des humains entre eux et la chose en soi, l’amusie. Ceci me faisant percevoir les scientifiques du laboratoire et du centre hospitalier comme des personnes focalisant toute leur attention sur leur chose. Et les sujets, quant-à-eux, des personnes aliénées, absentes d’elles-mêmes, à cause de cette chose à travers le dispositif des chercheurs.

 

Qui donne une représentation?

Et si je considérais le scientifique et le sujet sans préjuger si l’un possède l’écoute de l’autre ou l’en dépossède, mais dans un rapport symétrique. Et si sujets et scientifiques jouaient ensemble ? Je passe de la bataille au jeu. Par jeu, j’entends aussi la performance, la situation où la réalité est jouée plutôt qu’observée.

Avec cette nouvelle considération du terrain, je l’interroge différemment.

Qui donne une représentation ? Qui est sur scène ? Dans le Powerpoint d’une conférence donnée à Mulhouse par une personne de l’équipe, il y a deux représentations de sujets avec des bonnets plein d’électrodes sur le crâne et le visage, électrodes reliés à des machines. L’une des deux photos de ce Powerpoint donne à voir le buste d’une jeune femme de face la tête recouverte d’une sorte de bonnet de bain rouge sur lequel est placé de nombreux fils apparemment en plastique. Deux microphones devant elle. Son regard pointe vers le bas. En arrière fond, des boites avec plein de boutons sur une table et au mur, branchées elles aussi à des multitudes de câblesLa photo du sujet câblé est comparable à la performance Music for Solo Performer (1965) d'Alvin Lucier dans laquelle l’artiste assis sur une chaise au centre de la scène portait un serre tête munis d’électrodes reliées à un attirail de captation et de transformation des ondes alpha de son cerveau, attirail relié lui à des percussions dans la salle. L’idée est que plus le compositeur se relaxe, voire s’endort, plus il compose et donne un concert.. Le sujet est mis en scène. A l’inverse, je n’ai encore jamais vu de représentation du scientifique, de mise en scène du chercheur sur les posters et Powerpoint de présentationCette remarque vaut jusqu’à la veille du 4 février 2015, où l’équipe est présentée à un conseil d’experts.. Pendre le laboratoire comme un festival où se déroule de multiple performances les unes à la suite des autres ou simultanément m’aide à interroger le terrain sans utiliser le langage que j’entends au quotidien. Le sujet vient dans le laboratoire, donne une représentation, le sujet est l’artiste : il change d’habits, est arrangé (presque maquillé lorsqu'ils mettent un enduit entre les électrodes et le crâne), il entre dans une pièce désignée, il est connecté (on le relie à l'ordinateur par fils et des électrodes sur le crâne comme on relie à la régie l'artiste sur un grande scène ou sur un plateau télé par une oreillette), il répond au test, il est enregistré, filmé et accepte parfois d’être photographié. Il est aussi payé pour faire cela. Et… Il aurait aussi pu ne pas venir. C’est le risque pour les scientifiques, car sans sujet, difficile d’avancer dans la recherche.

 

Qui met en scène ?

L’équipe a besoin de sujets, si possible amusiques. En effet, l’une des contraintes majeures à leur recherche, et cela revient hebdomadairement, c’est le manque de sujet amusique. Posters et articles donnent le chiffre de 2 à 4% de la population, mais la progression dans la connaissance du problème anatomique ou du dysfonctionnement de connections nerveuses, ne peut avancer qu’à condition, non seulement d'avoir un nombre de sujets statistiquement suffisant, mais aussi de pouvoir leur faire passer les nouveaux tests, tests adaptés aux questions contemporaines. Il y a une banque de données entre C et A qui commence à se constituer, des échanges de données se font et peuvent aider, mais cela reste peu et les données datent de 20 ans pour certaines. Trouver des amusiques et réussir à les faire venir est toute une affaire de recrutement: site internet, test en ligne, annonce accrocheuse, adresse directe à l’amusique potentiel, annonce dans les écoles et universités contre rémunération.

« Avez-vous déjà eu l’impression de ne pas avoir l’oreille musicale ? Vous a-t-on déjà dit que vous chantiez comme un pied ? […] Des chercheurs […] cherchent des personnes qui ont des difficultés avec la musique, comme, par exemple, Marco, âgé de 31 ans. Marco s’est vraiment rendu compte qu’il avait un problème avec la musique lors d’un concours de Karaoké au cours d’une soirée chez des amis. Quand il s’est mis à chanter le refrain de son morceau favori, il a été surpris de réaliser que les autres invités n’appréciaient pas du tout ce qu’il pensait être sa meilleure performanceAdresse internet du laboratoire, consultée le 15 novembre 2014 et le 11 février 2015.»

 

Si le sujet vient, un certain nombre d’attentes sont portées sur lui. De plus, l’évidence de l’amusie ne peut se révéler comme ça, ni par le sujet ni par les amis du sujets, ses amis du Karaoké, son public. Un certain nombre d’intermédiaires sont alors nécessaires : les scientifiques en neurosciences, psychologie cognitive, acousticiens, ingénieurs microtechniciens, informaticiens. Hors champ de représentation, ces organisateurs-metteurs en scène recherchent les fonds, recrutent, programment, écrivent, publient, font le travail de promotion via des conférences, construisent des souris très réactives pour les tests de rapidités, etc. Ils font la scène, plantent le décor, ils l’organisent et en construisent les récits. Il y a les récits de fondation : « Première description en 1878 par Grant-Allen, écrivain : homme de 30 ans, ayant fait des études, sans lésion neurologique incapable de discriminer deux notes proches, reconnaître un air familier, chanter. Depuis les années 2000, études systématiques en psychologie cognitive et neuroscience ». Les récits héroïques : photos du Che Guevara, de Darwin, de Freud, figures emblématiques, masculines, amusiquesLa citation est tirée de la présentation Powerpoint mentionnée ci-dessus. Les photos aussi figuraient dans cette présentation..

L’équipe participe en coulisse à la représentation de l’amusique : Marco, âgé de 31 ans, embarrassé et embarrassant ; ou l’amusique d’Oliver Sachs coupable aux yeux de la mère de ne pas savoir jouer comme le reste de sa famille. Pour se défaire de l’embarras et de la culpabilité, voire devenir un héros, le sujet amusique entre en scène intègre le langage, l’imaginaire, demande des résultats de recherches et a besoin du dispositif.

 

Quelle est la scène ?

Dans les conférences et posters, il y a d’autres photos représentant les recherches sur l’amusie. Au côté des amusiques casqués, il y a d’autres acteurs, ou plutôt des « actants » comme la sociologie des sciences les appelle, autrement dit les dispositifs matériels et machines que sont – comme à l’image ici – les appareils MEG de Magnéto-encéphalographie.

Ces appareils produisent certes des représentations visuelles du cerveau amusique. Mais ils sont aussi des producteurs du sujet amusique. Ils le désignent, même en son absence, sa place est sur le fauteuil, la forme de sa tête est moulée dans la coiffe du MEG par exemple.

La chambre « sourde » aux parois insonorisantes est un actant. Elle est faite, me dit-on, « pour mieux focaliser son attention sur la musique diffusée au casque, pour éviter toute perturbation extérieure qui pourrait modifier l’interprétation de la musique choisie, les valeurs, le temps de réponses, etc. ». Mais tout comme les sas d’entrée dans le bâtiment qui découpent un espace différent de celui de la rue, la chambre découpe un espace différent à l’intérieur du bâtiment entre les bureaux et la chambre de tests.

La chambre, fermée par une porte de coffre fort, désigne la place du sujet, mais désigne aussi celle du scientifique de l’autre côté de la porte qui, pendant la série de tests, suit sur son écran d’ordinateur, voit le sujet via un moniteur suspendu et reste attentif à l’interphone au cas où le sujet l’actionne pour demander quelque chose (sortir, faire une pause, etc.).

Sans ces actants, l’ensemble ne pourrait pas prendre. L’amusique ne serait pas relié aux scientifiques. Ces actants permettent le jeu. Ils performent tout autant.

La différence, c’est qu’ils sont pour la plupart des « boîtes noires » comme on dit en cybernétique : indispensables pour la réussite de l’expérience, du passage, mais d’une complexité telle que scientifiques et sujets ne cherchent pas à savoir exactement comment ça marche. « Peu importe les controverses qui ont jalonné son développement » comme dit Bruno Latour (2005, p. 26).

Parmi ces boîtes noires, j’identifie aussi des inscriptions, des phrases nécessaires au développement car placées en début d’articles (Ayotte et al. 2002, p. 238-251), de conférences, comme par exemple : « La musique, une caractéristique universellePoint de départ de la présentation Powerpoint évoquée ci-dessus.  ».

 

Qu’est-ce qui est joué ?

Et l’amusie dans tout cela ?

Si, dans le prolongement de ma comparaison, le sujet est l’artiste, l’équipe est l’équipe des organisateurs-metteurs en scène, le dispositif technique est la salle de spectacle-la scène, le public le public, l’amusie quant à elle est l’œuvre, la performance noise, la musique.

Elle capture un sujet lorsqu’il en entend parler, lorsqu’il se teste, lorsqu’il la joue.

Mais à la fois, elle est rendue présente à travers le sujet, le scientifique et les actants.

L’amusie est médiation, elle est l’une des médiations qui relient les sujets, scientifiques et actants, tous en situation d’interdépendance. Comme le dit Antoine Hennion (1993, p. 380) de la musique, « elle est passage entre des passages ».

Et à la fois elle en est l’effet des médiations que sont les sujets, scientifiques et actants.

 

Hypothèse : il n’est d’amusie que mise en situation.

Pendant que sujets, scientifiques et actants sont au travail pour faire de l’amusie un objet clos, un objet défini par son extraction des dispositifs sociaux et techniques, je formule ici l’hypothèse qu’il n’est d’amusie que mise en situation.

Cette hypothèse simple demande dès lors de débuter l’étude systématique et sur une longue durée afin que la complexité des situations données puisse être entendue.

Bibliographie

AYOTTE, Julie. PERETZ, Isabelle. HYDE, Krista. 2002. « Congenital amusia, A group study of adults afflicted with a music-specific disorder ». Brain, Oxford Journals, Volume 125, Issue 2.

BATAILLE, Georges. 1929 [1970]. « Informe ». Dictionnaire de Documents n°7. Œuvres Complètes, T1. Paris : Gallimard.

CAGE, John. 1967. in FONTAINE, Dick. « Sound ??? ». New Tempo, ABC TVCUK / PBS, N/B. Séquence 5 min 30 – 6 min.

CAGE, John. 2002 [1996]. Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons c’est la musique. Trad. Daniel Charles. La Souterraine : La main courante.

HENNION, Antoine. 1993. La Passion musicale, Une sociologie de la médiation. Paris : Éditions Métailé.

KARKOWSKI, Zbigniew. 2008. « Première texture ». in Physiques sonores. Paris : éd. par Christian Indermühle et Thibault Walter, Collection Rip on/off, Editions Van Dieren.

LATOUR, Bruno. 2005 [1989]. La science en action, Introduction à la sociologie des sciences. Paris : La Découverte.

SACKS, Oliver. 2012 [2007]. Musicophilia : la musique, le cerveau et nous. Paris : Seuil.

WILSON, Scott. 2012. « Amusia, noise and the drive : towards a theory of audio unconscious », in Reverberations, The philosophy, aesthetics and politics of noise. New York : Ed. par Goddard, Michael, Halligan, Benjamin, Hegarty, Paul, Continuum International Publishing Group.