ANTHROPOLOGIE DU BRUIT AU SIÈCLE DES LUMIÈRES
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Cet article montre que les penseurs et écrivains du 18e siècle, grâce au passage d’une culture rationaliste à une culture sensualiste et malgré l’héritage de toute une tradition morale, religieuse et esthétique dénigrant le bruit, intégrèrent autant qu’il leur fut possible ce son à mauvaise réputation, surmontant ainsi les préjugés poïétiques qui subissaient encore.  

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« Quoi qu'on fasse, le seul bruit ne dit rien à l'esprit ; il faut que les objets parlent pour se faire entendre […] le musicien qui veut rendre du bruit par du bruit se trompe […] Apprenez-lui qu'il doit rendre du bruit par des chants ; que s'il coassait des grenouilles, il faudrait qu’il fît chanter, car il ne suffit pas qu'il imite, il faut qu'il touche et qu'il plaise, sans quoi sa maussade imitation n'est rien, et ne donnant d'intérêt à personne, il ne fait nulle impression. » (Rousseau, 1979, p. 230)

Depuis le 20e siècle que le bruit est entré dans l’univers du son, qu’il est devenu son – pensons à François Bayle, Pierre Henry, Pierre Schaeffer ou Michel Chion et la musique concrète – il n’est plus pour des chercheurs très pertinent, sauf à se maintenir dans un préjugé culturel probablement très utile mais scientifiquement restrictif, de distinguer bruit et son. Le dictionnaire du Grand Robert n’oppose d’ailleurs aujourd’hui bruit à son que de façon prudente, sur le plan acoustique, sans se préoccuper de la perception esthétique ou morale que les individus peuvent en avoir« Bruit s’oppose à son par la complexité acoustique (non périodicité des vibrations) ». Rey, Alain. 2001. Dictionnaire Le Grand Robert. Paris : Le Robert. Entrée BRUIT.. Le mot bruit reste néanmoins dans d’autres domaines que la musique, comme celui de la théorie de l’information, marqué par sa tradition péjorative. Même si nous l’employons au sens générique de vibrations de l’espaceL’AFNOR précise que « le fait est scientifiquement avéré : le bruit naît du son, qui est un phénomène vibratoire ; un mathématicien (Jean-Joseph Fourier) a démontré, avant 1830, que le bruit peut être fragmenté en une succession de sons purs ; les autres, appelés sons composés ou sons complexes, forment un ensemble désordonné, sans relation mathématique entre eux » (cité par Arbona, 2000)., ondulations d’un corps sonore se déplaçant dans l’air, il conserve du fait de son histoire la virtualité d’une connotation négative. La langue elle-même oblige à distinguer l’expression « ça fait du bruit » qui n’a pas son équivalent avec du son. Dire d’un instrument de musique qu’il est bruyant ou sonore distingue toujours, au-delà de l’agrément, le supportable physiologiquement et l’acceptable culturellement.

Phénomène insaisissable, éphémère, intrusif et souvent pénible, le bruit fut longtemps un objet d’étude sous-estimé, malgré les travaux subtils de Michel ChionAprès avoir travaillé sur des questions d’électro-acoustique (1976), après avoir analysé les manifestations et fonctions de la voix et le son au cinéma (1982, 1985), ou étudié le poème symphonique et la musique à programme (1993), Michel Chion rédigea un essai d’acoulogie, riche de notations fines, sous le titre presque rousseauiste du Promeneur écoutant. Essais d’acoulogie. 1993. Paris : Plume.. Aussi, afin de mieux comprendre l’intégration du bruit dans la réflexion esthétique, morale et politique, et de fait la genèse du monde moderne, il s’agit de revenir vers des textes anciens de penseurs, écrivains, souvent en même temps mélomanes, musiciens, librettistes, dans une période qui héritait d’une mauvaise réputation du bruit, souvent couplée à une nostalgie flatteuse du silence. Le siècle des Lumières, marqué par le passage d’une culture rationaliste à une culture sensualiste, mena en effet une réflexion active sur l’univers des vibrations, maintenant l’opposition entre bruit et son, d’une part pour une raison intellectualiste, le bruit étant inanalysable en tant qu’il est un objet indistinct, selon Furetière, mais d’autre part et surtout pour une raison sensualiste, le bruit ne procurant pas autant de plaisir que les événements sonores appelés sons. Ce qui intéressa en effet les théoriciens et acousticiens du 18e siècle dans le son, au moment où le bonheur devenait un maître mot, c’était désormais le plaisir qui en émanait. C’est toujours d’ailleurs en terme de plaisir esthétique que certaines créations environnementales ou « installationnistes », de même que certaines performances ou concerts, thématisent la question du bruit en tant qu’il serait la face ambivalente de la musique et de tous les sons organisésPropos de Gérard Pelé, pour présenter le colloque Bruits, 4-5 décembre 2014 à l’ENS Louis-Lumière et à la Cité du cinéma.. Les pistes suivantes : bruit et silence, bruit et musique, bruit et langue, seront celles de ma démonstration pour approcher la pensée des Lumières sur ce son pour elles particulier.

 

BRUIT ET SILENCE

Le bruit est depuis longtemps perçu négativement, que l’on remonte à la Satire VI d’un Boileau héritant des Satires d’un Juvénal, notamment la Satire III sur les embarras de Rome, ou aux Pensées d’un Pascal qui reproche aux hommes d’aimer « tant le bruit et le remuement » (Pascal, 1669, p. 217). Il faut aussi avoir à l’esprit que malgré le goût du 18e siècle pour la musique, le sens de l’ouïe est à ce moment-là le petit dernier dans la hiérarchie des sens. Il pourrait donc être légitime de penser que le siècle des Lumières serait davantage le siècle de la vue par fidélité à une culture rationaliste pour laquelle les sens en général sont considérés comme des concurrents puissants et malhonnêtes de la raison. Le son, qu’elle qu’en soit la source, malgré les avancées scientifiques qui l’analysent selon une méthode mécaniste conforme aux exigences épistémologiques de l’époque, resterait encore extérieur à la conscience culturelle, du fait qu’il ne se discerne pas aussi clairement qu’un objet saisi par la vue ou le toucher. Diderot, tout en empruntant à Burke, ne déclare-t-il pas : « La nuit dérobe les formes et donne de l’horreur aux bruits, ne fût-ce que celui d’une feuille au fond d’une forêt ; il met l’imagination en jeu » (Diderot, 1990, T. 16, p. 234) ? Le cas de l’ouïe était bien incertain et problématique aux yeux d’une culture marquée par les séductions du cartésianisme et par la vérité morale du repos. Jacques Attali avait remarqué ce surprenant paradoxe qui donne à la vue la primauté : « Le savoir occidental tente, depuis vingt-cinq siècles, de voir le monde. Il n’a pas compris que le monde ne se regarde pas, il s’entend. Il ne se lit pas, il s’écoute. » (Attali, 1977, p. 7)

Le siècle des Lumières héritait par conséquent d’une tradition du repos et de la stabilité qui rendait difficile l’attention portée au bruit ; d’autant plus que celui-ci, par son caractère éphémère, échappe au langage, contrairement aux choses plus faciles à nommer - une chaise, une cloche. Ce n’est pas pour autant que le silence, excepté chez les tenants d’une morale augustinienne, fut une qualité conforme à la période culturelle d’Ancien régime où régnait magistralement la parole. Lui donner une place nouvelle, au côté du bruit, fut le résultat de l’effort des philosophes des Lumières, une vertu conquise contre le goût du verbe propre à cet âge de l’éloquence qui donnait la primauté à la voix. Mais encore fallait-il éviter à cette dernière d’être confrontée au risque du bruit et l’enfermer dans une musicalité contrôlée, pour qu’elle ne fût pas contaminée par du son indésirable. Donc, s’il y avait un intérêt certain pour la voix, celui-ci ne bénéficiait pas en retour à un univers sonore. Bien au contraire, les morales de l’honnêteté et autres traités enseignant davantage l’art de se taire, pour reprendre un titre de l’abbé Dinouart (1771), recommandaient d’apprendre à user de sa voix d’une manière accordée aux attentes du « grand monde ». Cette voix, surtout pas naturelle, devait éliminer tout bruit parasite. La courtoisie écarte en effet le bruit, lié au sans-gêne comme le notait La Bruyère et ainsi que l'évoque encore dans les années 1785 Louis-Sébastien Mercier. La vue ne se remarque pas ; la voix s’impose. Elle concerne un sens incapable de ne pas être sensible aux événements qui la concernent. On peut fermer les yeux et ainsi se retirer momentanément du monde ; « L’oreille – comme disait Pascal Quignard – n’a pas de paupière. » (Quignard, 1996, p. 118) Elle immerge l’être entendant dans l’espace des bruits qui l’assaillent malgré lui ; elle l’entoure de multiples messages qui se transforment en bruits parasitant son lien avec les seules vérités qui devraient l’intéresser ; les théologiens et moralistes chrétiens ont été attentifs à ce danger « acoustique » qui mettrait en concurrence la voix de Dieu et la voix des hommes ; ils ont préconisé des retraites silencieuses. Le bruit empêcherait, selon une idée traditionnelle de type chrétien, poétique ou moral, de s’entendre soi-même ou d’entendre Dieu.

Cet héritage, où se mêlent métaphysique idéaliste et science acoustique bornée par une idée dogmatique du goût et du code mondain des bonnes manières, a laissé des traces mais n’a pas résisté aux conséquences sensualistes du thème essentiel de la nouvelle esthétique du 18e siècle, qui n’est plus le goût mais le plaisir et l’émotion. La mouvance matérialiste ne s’est pas enfermée non plus dans les réticences au bruit. La Mettrie, par exemple, lui donne un statut positif :

« On doit croire que les hommes les mieux organisés, ceux pour qui la Nature aura épuisé les bienfaits, auront instruit les autres. Ils n’auront pu entendre un bruit nouveau par exemple, éprouver de nouvelles sensations, être frappés de tous ces beaux objets divers qui forment le ravissant spectacle de la Nature, sans se trouver dans le cas de ce sourd de Chartres dont le grand Fontenelle nous a le premier donné l’histoire, lorsqu’il entendit pour la première fois à quarante ans le bruit étonnant des cloches. » (La Mettrie, 1748, p. 36)

Pour autant, cette revalorisation du bruit n’ôte pas son intérêt au silence, qui prend toutefois une valeur nouvelle. Le silence est bien la modalité d’expression favorite des sensibilités spiritualistes ou des poètes. Au 17e siècle, seuls des bruits voluptueux se trouvent dans la poésie lyrique, marginale – Saint-Amant, Théophile de Viau. La poésie du 18e siècle s’en souviendra. Mais surtout, le silence trouve au 18e siècle, sous l’influence de Diderot, sa place dans la dramaturgie.  Réfléchissant au récitatif obligé (Rousseau, 2013, p. 706), il observe que la pantomime de l’acteur comme celle du danseur est silencieuse ; pourtant « le philosophe, transporté, s’écrie : “Je ne te vois pas seulement ; je t’entends. Tu me parles des mains.” » (Diderot, 2005, p. 100) L’auditeur, remarque Rousseau, est davantage affecté par les réticences, donc les silences auxquels se contraindra parfois l’acteur pendant que l’orchestre parlera pour lui. Au théâtre, après les tentatives de Marivaux, le silence s’introduit donc sur scène, comme un élément du jeu des personnages, récusant la pure parole rationaliste (Rykner, 1996). Pour autant, il ne s’agit pas de faire silence mais de ne plus laisser au seul langage articulé la royauté du sens, de ne plus laisser souveraine la parole qui écartait le bruit du corps.

Le silence par conséquent reste au siècle des Lumières parfois un objectif ; cependant, il n’est plus conçu comme un effacement du bruit mais comme un assagissement utopique et esthétique du bruit. Le 18e siècle, en fait, ne peut vivre dans le silence ; tout parle, tout vibre, tout frémit : « Un silence absolu porte à la tristesse. Il offre une image de la mort. », écrit Rousseau (1782, L. 1, p. 1047), important ainsi dans la morale de l’existence une méthode que le rationalisme – depuis Descartes – limitait à la raison. Les rêveries auxquelles s’abandonne souvent le philosophe ne sont plus en effet celles du solitaire à l’ancienne. Elles se font dans le parcours du monde sans privation des sens. Le sage n’est plus celui qui se retire dans le silence mais celui qui, au milieu du bruit, sait trouver, en lui-même, le silence dont il a besoin. Ce même silence permettant lors d’une pause à l’acteur, comme l’explique Diderot, de se retirer dans l’âme du personnage, mais aussi en lui-même. « Un peu de bruit lointain – dit encore Diderot par les mots du Maître des Leçons de clavecinprête un charme inconcevable au silence. » (Diderot, 1771, p. 196) Comment, dès lors, écouter, penser et dire le bruit, après les modèles baroques fastueux et les modèles austères contrôlés par les contraintes rationalistes de la vraisemblance et d’une morale augustinienne ?

 

BRUIT ET SON

Il s’agit désormais non plus de l’éliminer mais de l’associer au silence – Diderot, devant le Clair de lune de Vernet, entend des cris, du « bruit et [du] silence » (Diderot, 1767, p. 313). Le génie est l’artiste qui « peint tous les tableaux par des sons ; [qui] fait parler le silence même » (Rousseau, 1768, p. 457). Parmi les plus grands ayant réfléchi à la question, Diderot, et Rousseau bien davantageJe développe ce lien entre Diderot et Rousseau dans l’article à paraître : « Diderot/Rousseau ou les affinités de l’ouïe » in Actes du Colloque international Diderot-Théâtre-Musique. 2013. Paris 4-Sorbonne. Paris : PUF., sont séduits par l’idée d’un retour à l’âge mythique d’une langue sonore ; et de fait à un univers du son dans lequel le bruit trouverait sa légitimité. Un son n’est en fait qu’un bruit, explique Rousseau :

« Ne pourrait-on pas conjecturer que le Bruit n’est point d’une autre nature que le Son ; qu’il n’est lui-même que la somme d’une multitude confuse de Sons divers, qui se font entendre à la fois et contrarient, en quelque sorte, mutuellement leurs ondulations ? […] Pourquoi le Bruit ne serait-il pas du Son, puisqu’un Son trop fort n’est plus qu’un véritable Bruit, comme une Voix qui crie à pleine tête, et surtout comme le Son d’une grosse cloche qu’on entend dans le clocher même ? […] d’où vient ce changement d’un Son excessif en Bruit ? C’est que la violence des vibrations rend sensible la résonnance [sic] d’un si grand nombre d’aliquotes, que le mélange de tant de sons divers fait alors son effet ordinaire et n’est plus que du Bruit […] » (Rousseau, 1768, p. 148-149)

La distinction bruit/son est au 18e siècle un prélude à l’analyse du plaisir musical. Diderot ne distingue, lui, le son et le bruit que de manière secondaire. Le son ne serait-il pas seulement du bruit enrichi ? « Le bruit est un. Le son, au contraire, ne frappe jamais seul nos oreilles. On entend avec lui d’autres sons concomitants qu’on appelle ses harmoniquesRemarque au huitième Mémoire. Contrairement à Diderot qui cherche à affiner la perception acoustique et esthétique du bruit et du son, Furetière et Trévoux entendaient le bruit comme pluriel.. » (Diderot, 1748) Le bruit serait finalement un son moins complexe et moins agréable à l’oreille musicale. La distinction se ferait en raison d’une différence sensorielle forte et d’une valorisation culturelle. On parlera par exemple du bruit d’un objet si on ne parvient pas à analyser le son produit ; on dira le son du même objet si par contre on arrive à le cerner. De même, on dira d’une musique que l’on connaît mal que c’est du bruit. Rousseau, à l’entrée BRUIT de son Dictionnaire de musique – alors que l’Encyclopédie ne consacre une entrée qu’au mot SON – va même plus loin : le silence fait partie de la musique : pour quelle raison n’en serait-il pas de même pour son pendant le bruit ?

« Le sommeil, le calme de la nuit, la solitude et le silence même entrent dans les tableaux de la musique. On sait que le bruit peut produire l’effet du silence et le silence l’effet du bruit, comme quand on s’endort à une lecture égale et monotone et qu’on s’éveille à l’instant qu’elle cesse. » (Rousseau, 1781, p. 116-117)

Les dictionnaires jouent aussi à l’époque un rôle idéologique important dans l’opposition entre son et bruit en raison d’une tradition intellectualiste déjà évoquée : le bruit est pour Furetière, au 17e siècle, « un amas de plusieurs sons confus et violents qui offensent l’oreille » ; « on n’appelle point son – poursuit-il – le bruit d’un canon, d’un carrosse, d’un moulin ou d’une populace assemblée », même s’il reconnaît que le mot « bruit » est parfois employé pour des « sons agréables » : le « bruit du canon », au passage d’un prince, est un son euphorique qui « témoigne de la réjouissance » (Furetière, 1690, T. 1, p. 288). Il est patent que la sensibilité acoustique a à voir avec des critères d’ordre moral et politique. Selon la source de l’effet sonore, il y aurait des bons bruits ; ceux non entendus comme tels seraient des scories à éliminer. Ainsi s’élabore une hiérarchisation par l’effet que produisent les différents sons qui s’applique à l’univers global des bruits – supportables, nobles, dégoûtants, etc. Ce constat de l’existence des bruits à leur appréciation et à leur position sur une échelle de valeurs aura pour conséquence de faire prendre aux penseurs du 18e siècle des positions esthétiques et morales. Le son en effet n’est pas propre à la mesure telle que la concevait un Descartes ; il est mobile, changeant, instable, ce qui pousse certains théoriciens du temps à se demander à partir de quel degré un son devient un bruit désagréable.

S’intéressant alors à la voix, ils s’interrogent sur sa singularité qui fait qu’à un moment elle est perçue comme « bruyanteCe terme est ici entre guillemets pour indiquer qu’il renvoie à un concept de la théorie mathématiques de l’information et de la communication (voir les ouvrages de Shannon) désignant ces phénomènes gênants qui se superposent à un signal utile et qui en perturbent la réception, ou dans le cas d’une communication verbale, tout ce qui trouble une réception conforme à l’intention du destinataire. Voir Moles (1958). » au point de parasiter la transmission et la compréhension d’un message. Par exemple, il existe tout autant des voix rauques que des voix angéliques, les unes marquées par une corporéité malsonnante et les autres sans attache sexuée. On le sait, les hommes d’Église et les amateurs d’art lyrique appréciaient les voix réputées pures des eunuques – voix détachée, libérée du sexe masculin. La distinction culturelle dans l’appréciation sonore n’est-elle pas finalement prédominante sur la sensation auditive ? Le Dictionnaire de Trévoux, lui, distingue bruit et son en donnant au premier un caractère heurtant pour l’oreilleDictionnaire universel français et latin, dit Dictionnaire de Trévoux. 1ère éd. 1704. La dernière version du Dictionnaire de Furetière date de 1725, alors que celui de Trévoux a été complété de 1720 jusqu’à la 6e édition de 1771.. À la fin du 18e siècle, Féraud définit encore le bruit à la manière de Furetière, comme un « amas de plusieurs sons confus » (1787-1788), définition qui perdure chez Littré à la fin du 19e siècle. Aujourd’hui, on reconnaît toujours une perception négative au bruitAinsi de l’AFNOR : « Le bruit est un phénomène acoustique produisant une sensation auditive considérée comme désagréable ou gênante. ». Depuis l’Antiquité – on a fait référence aux Satires de Juvénal – l’Occident exclut le bruit, que ce soit dans la sphère sociale, morale ou musicale. Rousseau, dans un premier temps de son Dictionnaire de musique, reprend d’ailleurs l’opposition traditionnelle : « en musique, le mot bruit est opposé à son, et s’entend de toute sensation de l’ouïe qui n’est pas sonore et agréable » (1768, p. 457).

 

MUSIQUE ET BRUIT

Il ne semble pas pensable en effet que la musique, qui ne peut être que du son et non du bruit, puisse intégrer le bruit. La frontière restera longtemps solide entre musique et bruit. Un Chabanon, certes, réhabilitera le bruit de l’orchestre comme riche attribut de l’esthétique musicale française :

« Je donne à l’homme le plus versé dans la musique, le choix de l’air françois, italien, allemand, qui lui aura paru exprimer la colère et la rage avec le plus de vérité : sans savoir quel sera le morceau choisi, j’affirme d’avance qu’il perdra toute son expression lorsqu’il perdra l’accessoire des paroles et du bruit. » (1785, p. 157-158)

Mais ce qui amènera à une tout autre perception du bruit au 18e siècle est la question de la dissonance à laquelle s’intéressa particulièrement Diderot. La recherche du temps pour l’accroissement du plaisir conduira l’oreille à accepter la dissonance comme attente, retardement, promesse, suspense et production indirecte d’un plaisir accru de l’âme :

« […] ce sont les dissonances dans l’harmonie sociale qu’il faut savoir placer, préparer et sauver. Rien de si plat qu’une suite d’accords parfaits. Il faut quelque chose qui pique, qui sépare le faisceau, et qui en éparpille les rayons » (Diderot, 1762, p. 477).

La transformation de l’écoute musicale a ainsi suivi un rythme lent qui n’a trouvé sa résolution qu’au siècle des Lumières (Didier, 1987, p. 13-25). L’hypothèse d’une nature inépuisable et différente de l’idée culturelle a fini par rendre possible l’idée d’une dissonance naturelle, son rejet n’étant qu’un effet d’éducation. Rousseau pose la question :

« Le corps sonore ne nous donne pas seulement, outre le son principal, les sons qui composent avec lui l’accord parfait, mais une infinité d’autres, lesquels n’entrent point dans l’accord parfait. Pourquoi les premiers sont-ils consonants, et pourquoi les autres ne le sont-ils pas, puisqu’ils sont tous donnés également par la nature ? » (1768, p. 457)

Comment de fait introduire le bruit dans la musique sans qu’il soit perçu comme désagréable ? Toujours en passant par la notion de plaisir musical et dont l’une des conditions correspond au contraste heureux de la dissonance. Comparée à une peine ou à une fatigue et donc proche de ce que nous appellerions bruit aujourdhui, la dissonance entre dans le système esthétique du plaisir parce qu’elle prépare le retour à la satisfaction et au repos ; une théorie esthétique du contraste donne à Diderot – avant qu’elle soit mise en scène par Louis-Sébastien Mercier – l’occasion de prétendre que les peines aiguisant les plaisirs, la jouissance de la consonance s’accroît grâce à la dissonance. Le bruit sera désormais tout ce qui émettant du son n’est pas lié à cette dialectique du dissonant et du consonant. Dans ce contexte d’intégration du bruit à la définition de l’être humain, le bon bruit, ou ensemble des sons agréables, quelle que soit la définition de l’agrément sonore, devient, pour les penseurs du 18e siècle, la musique.

Celle-ci occupe effectivement une place centrale dans la culture du temps, tant artistiquement que philosophiquement (Didier, 1985). Aussi soulève-t-elle les querelles polémiques que l’on connaît, sur lesquelles on ne reviendra pas ici, dans des oppositions binaires fondamentales pour son devenir : musique française / musique italienne (querelle des Bouffons) ; harmonie/mélodie (Rameau/Rousseau) ; voix/instrument (nature/artifice). L’intégration du bruit à la définition de l’être humain fait que le plaisir auditif éprouvé reste avant tout celui de la musique, même si Rousseau (1871) est bien conscient que l’agrément n’est qu’une question de culture. Il semblerait en effet que cette relation à l’objet sensible du bruit fût encore trop imprégnée de l’idée de désordre, contrecarrant les valeurs morales et esthétiques bien ancrées dans la civilisation occidentale, ce dont on se rend compte quand on lit les récits de voyageurs qui rapportent des trésors de connaissances sur les mœurs et les arts de ceux appelés primitifs et/ou sauvages.

 

BRUIT ET MUSIQUE DE L’AUTRE

En cette période où se développent les grandes expéditions maritimes, l’Europe est tournée vers l’Autre et l’ailleurs. Si l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert exprime un grand intérêt pour la musique chinoise, qui bénéficie du goût occidental pour l’Orient, la littérature viatique sur l’Afrique des 17e et 18e siècles nous apporte quelque savoir sur la musique, tout en transmettant la perception qu’en ont les voyageurs-auteursJe développe plus longuement ce point dans « Son versus Bruit ? Circulation des savoirs et des idées sur la musique des Noirs dans des récits de voyages en Afrique occidentale au 18e siècle » in Poétique et politique de l’altérité. Colonialisme, esclavagisme, exotisme. À paraître en 2016. Paris : Classiques Garnier. Éd. par Karine Bénac-Giroux, David Diop et Martial Poirson. Publication audio de la communication sur Manioc.org. Bibliothèque numérique Caraïbe Amazonie Plateau des Guyanes. 2013.. Las ! La plupart expriment un rejet de la « musique des nègres », comme elle est souvent nommée ; le reproche majeur qu’ils lui attribuent étant d’être bruyante. Ces récits de voyages en Afrique résonnent par conséquent de « mots-bruitsLa locution est nôtre. » dont l’intensité suit une gradation vers l’intolérable : « Bruit étourdissant et tumultueux » (Goberry, 1802, p. 386) ; « bruit affreux » et « bruit épouvantable » (Loyer 1714, p. 113) ; « bruit épouvantable et peu amusant » (Smith 1751, p. 40) ; « Bruit très désagréable » (Boslan, 1705, p. 143) ou « fort désagréable » (Boslan, 1705, p. 144 et 481) ; « bruit sourd et pesant plus propre à étourdir qu’à se réjouir » (Labat, 1728, T. 2, p. 230) ; « bruit enragé » (Snelgrave, 1735, T. 1, p. 75). Tous ces prédicats dressent une topique perceptive négative de la musique africaine qui va circuler pendant des décennies. Les représentations se recoupent quelle que soit l’origine géographique des voyageurs. Et comme si l’un de ces termes n’était pas suffisant à la compréhension du degré d’intensité, il s’agit de le faire redoubler à l’oreille du lecteur : « Les Nègres du Royaume de Galam et de la rivière de Gambie », avec leurs trompettes variées « ne font qu’un bruit confus, et un tintamarre qui a plus l’air d’un charivari que de tout autre chose » (Labat, 1728, T. 2, p. 231).

Il va de soi que les voyageurs réagissaient en fonction de tout un habitus culturel, et que la mission qui était la leur en Afrique, en ces temps d’esclavage, induisait leur perception. Rousseau confirme les préjugés idéologiques dont ils étaient imprégnés : « On donne aussi, par mépris, le nom de Bruit, à une musique étourdissante et confuse, où l’on entend plus de fracas que d’harmonie, et plus de clameurs que de chant. » (1768, p. 60) Certes, l’intensité est forte, et si l’oreille des voyageurs était habituée à une autre forme musicale, c’était celle due à la rigueur mathématique et à la recherche harmonique, même s’ils étaient pourtant habitués aussi aux instruments de la musique militaire occidentale dont la forte sonorité symbolisait le pouvoir. La confrontation avec la musique africaine révèle en fait un inouï impensable à l’oreille de ces voyageurs dont la plupart ne sont pas au fait des réflexions d’un Condillac, d’un Diderot, d’un Rousseau et d’un Chabanon, même si, ici et là, au détour d’une phrase, on décèle parfois une écoute plus attentive et généreuse, faisant preuve de l’émergence d’une réflexion sur la relativité du goût. Rousseau avait bien pointé l’importance de la subjectivité dans la perception du bruit lorsqu’il conseillait d’apprendre à un enfant à maîtriser les peurs irraisonnées qu’il suscite dans certaines circonstances (1762, L. 2, p. 384).

 

BRUIT ET LANGUE

Écouter la musique de l’Autre, écouter l’expression sonore du monde, ce fut aussi, du côté des écrivains et penseurs, chercher à inscrire ce marqueur anthropologique qu’est le bruit dans la langue et ainsi faire œuvre sociologique avant la lettre. Par conséquent ce n’est pas seulement à la musique qu’ils donnent ses lettres de noblesse. Leurs textes narratifs et réflexifs accordent en effet au sonore une présence singulière. Du corps des textes commence à se dégager toute une volupté acoustique ; certains écrivains, comme Madame de Charrière (1996)Je me permets de renvoyer à mon article (Cussac, 2011)., intègrent même des scénettes instrumentales dans leurs romans. Une esthétique sonore se fait jour, dessinant une anthropologie du son. Ce ne fut pas sans difficulté. C’est en effet surtout à partir du deuxième tiers du siècle que le son entre dans la langue des écrivains. Le sensualisme issu de Locke puis de Condillac n’y fut pas étranger. La langue désormais sonne car elle est émise par un sujet sentant et non plus exclusivement pensant. En-deçà de la représentation elle-même, il est frappant en effet de voir comment la langue, dans sa strate linguistique et non pas seulement lexicale, se charge de bruit. Le sens passe par le son. C’est comme si la phrase n’était plus seulement lue, mais qu’elle était faite pour être entendue. Car le bruit, mal accepté d’abord chez les spiritualistes les plus exigeants s’associe progressivement, de manière plus ou moins acceptée, au profil de l’humain. Le « cri animal », image chère à Diderot, ne ravit pas toujours mais il parle au coeur car il est une des premières manifestations sensiblesSouvenons-nous de l’exemple de l’œuf dans l'Entretien entre Diderot et d’Alembert de 1769 : dans sa coquille « cet animal se meut, s’agite, crie ; j’entends ses cris à travers la coque ». 1965. Paris : GF. Éd. par J. Roger. 51..

A l’opposé du siècle précédent, et même d’un Voltaire pour lequel les cris des hommes sont insupportables (Cussac, 2001), Diderot se montre, lui, audacieux et rend le son bruyant positif. Le « cri animal » devient l’image qualifiée pour laisser se déployer l’expression naturelle de la passion. Le philosophe réhabilite en ce sens le son émis, qu’elle qu’en soit sa physique « C’est au cri animal de la passion, à nous dicter la ligne qui nous convient. […] Les discours simples, les voix communes de la passion, nous sont d’autant plus nécessaires que la langue sera plus monotone, aura moins d’accent. Le cri animal ou de l’homme passionné leur en donne » (Diderot, 1762, p. 470-471). Voir Chouillet (1984), Delon (1988) et Cussac (2009).. Le cri animal fait du corps une machine vibratoire, un résonateur physiologique et l’auteur se fait fin acousticien pour donner de l’ampleur au son. Représenter le corps sonore signifie alors recourir à différents constituants et figures de style. Parfois un verbe d’un champ sonore intense accompagne un mot connotant lui-même l’intensité : au moment de la mort proche d’un personnage, la pièce « retentissait de cris » (Diderot, 1796, p. 264). D’autres fois ce sont des adjectifs qui vont préciser la qualité du cri : celui-ci peut devenir « un grand cri » (Diderot, 1796, p. 303). L’adjectif peut encore apporter une nuance physique : le cri peut être « aigu » ou « des plus aigus » (Diderot, 1796, p. 370) ; ou affective : le cri devient « affreux ». D’autres fois, il s’agit d’atténuer le son : frôlant la périphrase, l’écrivain désire s’approcher au plus juste de sa représentation physique pour que celui-ci se fasse inquiétant : « c’étaient les cris interrompus et sourds d’un homme qui s’étouffe » (Diderot, 1762, p. 457) ; le verbe qui termine la proposition a pour but de renforcer l’expression d’un cri enrayé. La langue chez Diderot renforce l’intensité du son en exprimant aussi sa durée. Ce peut être par le redoublement d’un substantif : une jeune fille se met à faire « des cris, mais des cris » (Diderot, 1762, p. 141). La synonymie est aussi ce qui montre le mieux la force du son : tumulte, tintamarre, charivari, vacarme, huées, sont les substantifs choisis lorsque la scène se teinte non seulement de cris, mais aussi d’une multitude de bruits de corps et d’objets.

Dans tous ses romans, celui qui est aussi l'auteur des Éléments de physiologie représente par la langue les sons naturellement bruyants et dissonants de la nature humaine. Il interroge la voix davantage en esthète et en philosophe qu’en moraliste, même si sa représentation lui sert, à la manière de La Bruyère, à brosser quelques portraits de personnages. La satire n’est pas son objectif et son intérêt acoustique le pousse à offrir en mots sonores les sons inarticulés, comme l’expriment les personnages de son œuvre de jeunesse, Les Bijoux indiscrets, dans laquelle la représentation d’un opéra fou reflète une confusion des voix, une fête païenne et baroque où s’entremêlent les sons les plus bruyants et les discordants : « leurs bijoux s’égosillaient à force de chanter, celui-ci un pont-neuf, celui-là un vaudeville polisson, un autre une parodie fort indécente, et tous des extravagances relatives à leurs caractères » (Diderot, 1762, p. 35). Ce pot-pourri sonore atteint une dimension criarde et connote le désordre social des hommes, mais a l’avantage de mettre l’accent sur les excès de la sensibilité humaine. La cacophonie des personnages tout autant que les transes vocalisées dans le Neveu de Rameau ou que les gesticulations sonorisées dans Jacques le fataliste expriment finalement la résistance de l’individu à un ordre policé.

Les altérations vocales, quant à elles, permettent à l’écrivain d’élargir sa conception de la dissonance et du bruit « dans la direction de la linguistique et dans la représentation de la société et de ses tensions » (Didier, 1987, p. 13), soulignant ainsi que celles-ci viennent de l’âme et non d’un problème mécanique, comme l’aurait pensé un Mersenne au 17e siècle. Le bruit, trouble de la civilisation, reflète une dynamique qui participe d’une harmonie globale. Passer d’un son de faible intensité au bruit le plus extrême est une attitude naturelle qu’il s’agit d’inclure dans le discursif. Même l’espace le plus voué au silence comme celui d'un couvent – thème cher au roman du temps – est en permanence troublé de bruits. Dans l’univers de La Religieuse, « Les passions ne dorment pas dans le silence de la retraite ; elles s’éveillent, et jettent un cri plus long et plus perçant » (Mercier, 1783-1788, T. 2, p. 78). Les bruits les plus doux comme les plus menaçants retentissent et font que le lecteur a inévitablement l’oreille happée par l’ambiance sonore du texte, du plus léger son inarticulé, comme le soupir, au degré le plus élevé de la voix : le hurlement.

 

ESPACE ET BRUIT

On ne peut omettre encore les bruits de l’espace extérieur, urbain et rural, qui deviennent aussi un objet d’étude des écrivains. Si nombre de romans débutent par le topos de l’entrée dans une capitale bruyante, le dernier tiers du 18e siècle est marqué par des récits, comme ceux notamment de Louis-Sébastien Mercier et Rétif de La Bretonne, qui offrent une véritable mémoire sonore des lieux, au point que c’est en utilisant leurs descriptions en mots du bruit qu’une équipe de recherche de l’Université de Lyon 2 a pu recemment reconstituer l’ambiance sonore du Paris du tempsProjet Bretez avec la musicologue Mylène Pardoen. On peut visualiser et écouter la video en ligne. . Mais ces textes vont plus loin encore en révélant une pensée du bruit. Ainsi de Mercier dans le texte hybride du Tableau de Paris :

« Les cloches ne devraient plus sonner dans les airs ; et le tambour des gardes, en passant sous leurs fenêtres, devrait être muet : car il n’appartient qu’à leurs équipages de faire du bruit en roulant sur le pavé, et de réveiller à deux heures du matin ceux qui dorment. » (Mercier, 1783-1788, T. 1, p. 880)

La frontière entre espace public et espace privé est encore ténue et les textes rendent compte de cet envahissement des bruits de l’un par l’autre. Bruit, fracas, tumulte, boulevari, tapage, charivari, reviennent sous la plume aussi bien d’un Marivaux, d’un Rousseau, ou d’un Mercier et d’un Rétif qui offrent de petites scénettes recomposant le réel. Bruits des chevaux, de carrosses et cochers, d’instruments de musique, de cloches, de marchands, de crieurs retentissent désormais dans l’espace textuel :

« Ce chariot lugubre part tous les jours de l’Hôtel-Dieu à quatre heures du matin ; il roule dans le silence de la nuit. La cloche qui le précède éveille à son passage tous ceux qui dorment : il faut se trouver sur sa route pour bien sentir tout ce qu’inspire le bruit de ce chariot, et toute l’impression qu’il répand dans l’âme. » (Mercier, 1783-1788, T. 1, p. 184)

La mort elle-même est accompagnée de bruit et le bruit s’entend d’autant plus qu’il est ponctuel et résonne dans le silence. Ainsi le bruit des hommes peuvent-ils agacer ceux qui en rendent compte ; il peut aussi réjouir : « Quoi de plus majestueux que le son d’une grosse cloche, et qui se fait entendre au loin dans le profond silence de la nuit ? » (Mercier , 1783-1788, T. 1, p. 184). Mercier, ajoutant quelque remarque esthétique renforçant le contraste, requiert – on le constate aisément – le mot « son » dès lors que celui-ci est perçu euphoriquement, alors même que celui-ci est pourtant fort. Le bruit que représentent les écrivains, quoi qu’il en soit, est au 18e siècle un des ressorts du pittoresque de la rue :

« Des violons aigres perchés sur des tréteaux, des illuminations, le tintamarre des cloches ; voilà ce qui occasionnait leur joie désordonnée. Tout à coup entre une nouvelle commère, les poings sur les hanches et qui crie […] ». (Mercier , 1783-1788, T. 1, p. 1135)

La langue de Mercier exprime combien le bruit attire, fascine ou écoeure les contemporains; on l’aime, on le hait. Le texte, reflet du theatrum mundi, dit cette relation charnelle et affective des hommes au bruit. Souvent aussi le bruit les interpelle et les réunit :

« Pour un serin échappé et posé sur une fenêtre, voilà toute la rue obstruée par la foule ; et dans l’instant qu’il vole d’une lanterne à une autre, les acclamations, les cris s’élèvent généralement : toutes les fenêtres s’ouvrent et sont garnies ; l’indépendance du petit oiseau devient un spectacle d’intérêt général. » (Mercier, 1783-1788, T. 2, p. 623)

Le Tableau de Paris est ainsi plein de bruit car le bruit est l’homme même. Un bruit peut être perçu comme un son mutilé, décevant sur un plan esthétique, mais aimé aussi en ce qu’il est signe de sociabilité et de dynamique.

Être à l’écoute des bruits fait désormais de l’ouïe une des formes de la sensibilité. Tous les bruits, qu’ils soient physiques dans une déclinaison géographique (climatique, végétal ou animal) ou une déclinaison topographique (campagnard ou urbain), qu’ils soient textuels (rhétorique, style, poétique narrative ou dramaturgique), qu’ils soient enfin humains de type corporel ou de type vocal, sollicitent les écrivains dont l’écriture, en faisant résonner de jouissives sensations sonores, devient médiation d’une culture du bonheur. Le paysage par exemple n’est plus seulement à regarder, mais à entendre :

« Bien appuyé sur le parapet – écrit Rousseau – j’avançais le nez, et je restais là des heures entières, entrevoyant de temps en temps cette écume et cette eau bleue dont j’entendais le mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de proie qui volaient de roche en roche […] » (1782-1789, p. 173)

Rousseau est, on le sait, le chantre le plus éloquent de la nature. Chez lui, les cris d’oiseaux orchestrent l’intensité magique du silence et augmentent les sensations ainsi que le sens expressif et poétique du paysage. Ils favorisent aussi le langage intérieur, du sonore et du sourd, qui structure en somme le silence et contribue à la perception. L’impétuosité et la pétulance de l’eau sont naturellement associées chez Rousseau à des impressions de gaieté. Comme chez le poète Gessner, évoquant le flot de l’eau qui « se précipite dans cette sombre forêt de sapins » et « retentit dans sa chute comme le tonnerre dans le lointain » (1828, T. 2, p. 332), le spectacle bruyant et en mouvement qu’offrent les cascades, les torrents ou les rivières inspire une sorte d’excitation. Les accidents du parcours de l’eau favorisent une hétérogénéité sonore dont l’écriture, poétique pour l’un et narrative pour l’autre, s’empare avec volupté :

« Un torrent formé par la fonte des neiges roulait à vingt pas de nous une eau bourbeuse, charriait avec bruit du limon, du sable et des pierres. […] Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain où nous étions étalait les charmes d’un séjour riant et champêtre ; quelques ruisseaux filtraient à travers des rochers, et roulaient sur la verdure en filets de cristal. » (Rousseau, 1761, L. 2, p. 518)

L’eau, se combinant avec l’émotivité de l’écrivain, forme tantôt une douce sonate contribuant à adoucir le paysage, tantôt un ensemble bruyant, jouant un rôle contraire. Mais jamais le bruit ne revêt de caractère brutal ; il offre au contraire l’idée d’une nature sincère et généreuse, vive et animée. Devant un tableau de Vernet, Diderot, lui, a subitement l’oreille frappée par le bruit lointain « du coup de battoir d’une blanchisseuse » ; une autre fois, « stupéfait et muet », frémissant de plaisir à la vue de montagnes et de roches, l’imagination et le sens du sublime font que la vue « d’une chute d’eau » le transporte jusqu’à l’audition « d’un bruit éclatant sur [s]a gauche » (1767, p. 278-279). Le son possédant une puissance expressive considérable renforce l’ambiance créée par le spectacle visuel. Les commentaires critiques des Salons de Diderot, comme nombre d’ouvertures et clôtures de ses écrits, abondent non seulement du verbe voir, mais aussi du verbe entendre. La langue supplée à l’absence sonore de la peinture : les sensations auditives qui emplissent l’imaginaire du philosophe soutiennent les émotions transmises par la forme et le contenu des images. Si jamais il y a du son désagréable, parce que trop bruyant, il s’agit alors, au cœur d’une tension interne entre la présence simultanée de sons négatifs et positifs, de réhabiliter le sonore en ce qu’il est signe de vitalité humaine.

Par conséquent le bruit n’élimine plus de l’oreille la beauté. La langue peint désormais le bruit des passions qui s’interposent entre le monde et l’écriture. Le bruit, dans une présence simultanée du négatif et du positif, de l’agacement et de l’attirance, a ainsi gagné sa place et a trouvé son sens dans les textes littéraires à la fin du 18e siècle. À une écriture rationalisée rarement jouissive, rarement lyrique, les écrivains ont opposé une langue voluptueusement sonore,  invitant le lecteur à devenir écouteur de tous les sons, même de ceux paraissant les plus informes. Le siècle des Lumières intégra par conséquent autant qu’il lui fut possible, ce son à mauvaise réputation qu’était le bruit, surmontant ainsi les préjugés poïétiques que ce temps subissait encore.

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