BRUIT / BRIS / DE L’IMAGE
commentaire
DYSMORPHIE PEINTURE / CINÉMA / ÉLECTRONIQUE

Ce texte examine la notion de bruit appliquée aux arts visuels, en explorant ses matérialisations et potentialités dans trois champs de l’image : peinture, cinéma, vidéo.

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Il y a dans le monde une épaisseur, une différence constitutive, qui n'est pas à lire, mais à voir.

Jean-François Lyotard

 

Qu’est-ce que le bruit ?

Nous partons déjà avec un handicap, celui d’utiliser un vocable issu du sonore pour parler d’image. Ce texte ne se penchera pas sur une définition du bruit dans les arts visuels mais interrogera ce qu’engendre son usage. Au fond, la question du bruit est aussi celle du regard. Il est difficile de parler d’image sans parler de regard, compliqué de parler de regard sans interroger la perception, impossible d’interroger la perception sans observer ce qui l’empêche, la défaille, la module. La notion de bruit traverse continuellement ces questions.

En tant que praticien, le bruit est une large composante de mes travaux, une possibilité de composition infinie. Infinie en ce sens que l’on pourrait dire, et l’on pourrait aussi en rester là : le bruit est ce qui ne se laisse jamais circonscrire. Une fois dit cela, la tâche analytique (qui consiste précisément à circonscrire) devient complexe : nous ne ferons pas le tour de la question ici. Nous ne ferons pas non plus référence à la théorie de l’information ; je me concentrerai sur l’esthétique. Parce que ce qui nous intéresse ici, ça n’est pas d’établir un système pour comprendre les modalités excitation/réaction, stimulus/réponse, transmission/réception, message/lisibilité, etc. : ce qui m’intéresse dans le bruit c’est la potentialité picturale : la composition, la structure malgré tout, les effets de texture, de matière et de surface... Et partant, d’imaginer ce que ces effets-là induisent chez le regardeur comme réception singulière.

Qu’est-ce que le bruit ?

L’incompréhension ? Une certaine désagréabilité ? L’incompréhension n’est pas valide comme définition, car ce serait réduire l’acte artistique à la transmission d’un message – chose que je crois tout à fait secondaire dans une œuvre. Et puis l’incompréhension vient de toutes sortes de causes (quiproquo, lacunes, etc) qui n’ont rien à faire avec le bruit. L’aspect désagréable ou violent est encore moins pertinent pour le définir car cela relève d’une subjectivité toute construite socialement (le bruit est un son non désiré, c’est bien connu). On pourrait plutôt parler de deux aspects en tant que modalités de perception : complexité et intensité. On sent bien que le bruit a quelque chose à voir avec le sensoriel, bien plus qu’avec le rationnel. Ce sont les sens qui sont floués ou submergés, plus que la capacité de rationalisation.

Pour voir ce que nous entendons par ce terme, il faudrait donc examiner les écueils de perception : en tout premier lieu la con-fusion, l’imbrication d’éléments qui, stratifiés ou entremêlés, font barrage à toute distinction – et ainsi à leur appréhension, à leur délimitation. Toutefois, on ne peut inclure le bruit dans tout état de confusion : celle du flou ne semble pas correspondre. Le velouté du flou lisse l'image, élimine les aspérités et les profondeurs, homogénéité qui laisse glisser le regard sans frottement. Le bruit paraît plus proche de l'idée d'excès et de contraste, hétérogénéité qui aiguise le regard. Tout comme l’imprécision ou la profusion qui provoquent l’indistinction ; l’interférence et l’altération qui génèrent l’indétermination, et tout autre fourmillement, grouillement, surcharge, parasite, manque… ; une certaine entropie peut-être, une dislocation de l’ordreJ'emprunte cette expression à Paul Klee (2013, p. 41) au sujet de son concept de polyphonie plastique. sûrement, en tout cas une sorte de catastrophe du visible, d’accidentel visuel – terrain torve sur lequel le regard achoppe.

C’est donc la question du regard que pose l’image bruitée. Le regard est originairement voilé ; biaisé comme une roue voilée par les attentes et automatismes qui se posent sur la perception. Et filtré comme un voile par l’image qui couvre l’objet qu’elle reproduit (tel un masque). Mais c’est la perception même qui brouille l’expérience du regard : davantage que les défaillances oculaires ou les illusions du cerveau, c'est la conscience qui agit à l'intérieur de la perception – Bergson a montré que toute perception fait resurgir les souvenirs-images qui s’incarnent en elle (Bergson, 1997). Image-objet et image-mentale s’interpénètrent, formant une circulation de strates. Composer avec le bruit c'est proposer de perdre ou de compliquer le parcours du regard, retarder le déchiffrement et offrir une latence, une temporalité supplémentaire du voir. Complexification et indiscernable mettent en jeu une dynamique duale de différenciation et dédifférenciation, une circulation des couches d’images mentales, d’évocations en évocations : un regard créatif.
 

Joris Guibert, Bris (photographie).

 

BRUIRE L’IMAGE ?

Ca n’est pas la même chose de bruiter une image existante, que de composer une image à partir d’un bruit originel. Bruire peut être interférer, parasiter, altérer, détériorer… Autrement dit, faire ou défaire un objet. Composer revient à former un objet à partir de matière informe. Le principe de construction est envisageable et nécessaire : car si le bruit résiste à la forme, il peut néanmoins avoir une structure. Il sera produit ainsi une forme non formée, c'est-à-dire (pour reprendre l’étymologie) non moulée ; cette forme ne peut constituer un moule, autrement dit n'est pas matricielle, ne peut engendrer de reproduction. Ce qui permet de supposer une certaine unicité d'une composition-bruit et oblige à questionner le concept de forme pour penser son usage. Élaborons une classification de trois procédures distinctes de construction du bruit, et ainsi trois types d’images différents :

  1. Bruit exogène : le bruit sur l’image, qui recouvre, sédiment qui devient métamorphique (interférer, ajouter, bruire l’image)

  2. Bruit endogène : le bruit de l’image, la décomposition ou la détérioration qui devient déterritorialisation (altérer, soustraire, dégrader l’image)

  3. Bruit gène : le bruit-source transfiguré en forme, dont la matière s’origine dans l’informe. Le rien qui devient regard.

Pour mieux comprendre cette idée de bruit appliquée à l’image, imaginons une de ses mises en pratique potentielle : brisons une plaque de verre homogène. Le bris est, à travers l’éclat qu’il produit, à la fois ce qui voile définitivement la visibilité et ce qui s’expose, devient prégnant en une sorte d’extra-visibilité. Le verre translucide offrait une visibilité parfaite que le bris vient défaire, décomposer, biaiser, complexifier, multiplier. Dans le bris, l’éclat a un statut particulier. L’éclat désigne à la fois la fracture et le fragment. À la fois le morceau de verre qui se détache du corps originel et le moment de brillance qui en fuse. Cette lueur intense rompt avec la luminosité moyenne, comme un bruit sonore fait rupture dans le flot de sons médians ; il y a quelques perdurations de la visibilité première, sous forme de lambeaux, et aussi de nouvelles visibilités qui ont éclos en la recouvrant, de toutes petites qui l’auréolent et font revenir le regard qui traversait jusqu’alors la surface et qui en explore désormais les aspérités. Déplacement et intensification du regard.

Ainsi c’est la transmutation qui m’intéresse ici, plus que la transformation. Comme le liquide pressé entre deux plaques de verre se répand en fractales, l’éclat du bris se forme en une structure dissipative, pour reprendre ce concept à la biologie. Je crois que le point crucial se situe ici-même, dans ce bris de l’image, à travers l'éclat, l’écart – et ainsi la force – qui se crée entre forme et structure.
 

Joris Guibert, Bris (photographie)

 

PEINTURE

L’alibi de la ressemblance constituait le malentendu réaliste par lequel le profane croyait pouvoir entrer dans le tableau

André BazinArticle « Peinture et cinéma » (Bazin, 1997, p. 189).

À partir de la Renaissance, la peinture s’est efforcée de faire disparaître la trace du pinceau au profit d’une image lisse. La matérialité (une certaine « rugosité » de l’image), à travers le subjectile ou le revêtement, avait pourtant été un élément important de la peinture antique, qui visait des valeurs haptiques dans l’optique. La science de l’optique s’est fondée, jusqu’aux théories de l’arabe Ibn al Haytham au xie siècle, sur la croyance que l’œil projette sur la chose des rayons, pour la palper. Toute la peinture antique est donc à voir d’après ce postulat : ainsi la surface sur laquelle l’image est posée, la granule de la peinture, le flou des contours et des couleurs (Simon, 2003), renvoient à cette intuition que la perception visuelle est adjointe d’une perception tactile. Ce que la philosophie antique avait pressenti, les neurosciences le confirmeront plus tard : aucun sens n’est stimulé de façon unique, son activation procède d’une part d’une interrelation des sens entre eux et, d’autre part, d’un processus de création (dont la synesthésie est le phénomène le plus connu).

À partir du xixe siècle, la peinture a réamorcé sa possibilité matériologique : par exemple l’épaississement et la coulure (Courbet et ses Vagues), le trait haché et la confusion surface-profondeur (Turner), la dialectique lumière/contour et le flou (Monet et les Impressionnistes), puis l’embrouillement de la tâche (fauvisme), la division en point (pointillisme), l’imbrication de structures (cubisme), etc., jusqu’à abandonner le sujet avec l’abstrait. Je ne suis pas Duchamp dans sa critique de l’abstrait et de l’effet rétinien qu’il dénigre. Bien sûr il faut critiquer le design, ce qui n’a pour visée que de flatter la rétine. Mais cet effet rétinien, quand il n’est pas sa propre visée, me semble la prémisse de l’émergence d’une image intéressante, celle qui ne se laisse pas voir. Et qui alors peut ainsi commencer à faire voir ce qu’est voir pour reprendre l’expression de Lyotard (1971) :

Le tableau n'est pas à lire, comme le disent les sémiologues d'aujourd'hui, Klee disait qu'il est à brouter, il fait voir, il s'offre à l'œil comme une chose exemplaire, comme une nature naturante, disait encore Klee, puisqu'il fait voir ce qu'est voir. Or il fait voir que voir est une danse.

Je ne saurai parler d’histoire de l’art, de symbolique ou d’iconologie : je ne peux que me préoccuper d’esthétique, c'est-à-dire m'intéresser aux rapports qui naissent, s’établissent, demeurent et circulent entre un sujet regardant et un objet conçu pour le regard. La peinture d’avant le traité d’optique d’Ibn al Haytham, à « palper », est sans doute perçue comme un objet qui fait front ; tandis que la peinture d’après, celle qui invente l’illusion perspectiviste, devient une image qui s’efface au profit d’un « effet-fenêtre ». D’un coté on palpe l’image, on se heurte à elle, d’un autre on la traverse, elle se veut invisible en tant qu’image.

 

Je fais l'hypothèse d'un rapport entre le concept de symptôme de Didi-Huberman et la notion de bruit, tout en étant conscient de l’écueil de l’anachronisme : il ne s’agit pas de dire que partout déjà il y avait du bruit. J’ai l’intuition que la notion esthétique de bruit n’est possible qu’avec la modernité ; cependant, toute la peinture avait déjà exploré il me semble, les potentialités plastiques et figurales de la mise en crise de la représentation. Tout se passe comme si, dès l’origine, la peinture avait composé avec une conscience de sa limite, assumée comme dualité ou comme conjonction des opposés : la production d’un objet visuel, qui peut aller jusqu’à l’imitation illusionniste (l’apparence), et qui peut aussi explorer la non-imitation, le déplacement ou la destruction de la figuration. Les travaux de George Didi-Huberman explorent ces questions. Dans son texte sur la grisaille, il interroge la « matière air » de ces œuvres qui tantôt dépeignent le brouillard (ambition immense : peindre l’écueil de la visibilité), tantôt esquissent au crayon des figures indiscernables. La bruine est bruit : elle n'est pas seulement l'indistinct, mais bien l'atmosphère concrète qui crée une dimension, un plan (premier, dernier, autour : partout), « le crépuscule du visible, la densité de l'air » (Didi-Huberman, 2013, p. 295) que nous respirons (façon de dire que l'on incorpore l'image). Il y a aussi et surtout la notion de « symptôme » qu’il a élaborée pour penser le figural : ce qui, dans l’image (notamment la peinture classique), n’est plus de la figuration, mais au contraire fait tache, rompt la convention de représentation. Le détail accidentel, le trait brouillon, le motif d’apparence bâclée, la couleur singulière… contamine le tableau en brisant le visible évident. Ce symptôme permet un accès à l’œuvre au-delà de la représentation, au-delà de la semblance, c'est-à-dire une possibilité de visuel : une image qui ne serait plus seulement le support d’une fiction ni un objet figé instaurant un regard tout autant figé, mais le vecteur d’un regard dynamique, circulatoire.

Je voudrais alors placer ici (et plus loin) des extraits de précédents textes. Ce procédé – issu du montage – n'est pas une recopie, mais plutôt une invitation à naviguer et découvrir ces autres textes qui compléteront les hypothèses avancées ici, car elles forment une réflexion rhizomatique.
 

Extrait de « Manifeste pour un visuel qui ouvre l’œil » (Joris Guibert, Revue & corrigée n° 91, mars 2012)

Ouvrir ? Donc briser quelque chose. A tout le moins faire une incision, déchirer.

George Didi-Huberman

 

Curieusement, voir une image n’est pas si évident. Notre regard est voilé ; l’accession à l’image se trouve déterminée, filtrée et modelée par un système de pensée, une traduction (ainsi donc de la perception et de toute connaissance, autrement dit, si on extrapole toute conscience du réel…). Pas seulement par la limite de la connaissance, mais au contraire par un savoir enfermant, que Didi-Huberman nomme la « boîte de la représentation », « étrange filet opaque dont les mailles ne seraient faites que de miroirs ». Dans Devant l’image (1990), il montre comment l’image figurative permet une élaboration similaire au travail psychique du rêve. S’inspirant de Freud, il révèle deux processus du rêve qui opèrent dans la ressemblance : la condensation et le déplacement du sens. La condensation agrège plusieurs éléments en un ; non par addition/synthèse mais au contraire par soustraction. Un seul est figuré, alors qu’il s’en trouve d’autres « oubliés » derrière. L’image est donc une « trace d’effacement » (Didi-Huberman, 1990), dont l’évidente visibilité évoque et invoque instamment autre chose. Elle ne montre pas ce qu’elle montre ; elle élabore autre chose que de la représentation, un latent dessous le patent. Comment accéder alors à cet autre chose ?

C’est le problème de la réception : voir l’image nécessite une condition d’accès, une adaptation à ses protocoles de production et de réception. Didi-Huberman analyse dans ce sens le tableau, Annonciation de Fra Angelico, qui étonne par sa pauvreté de détails, son trait mal fait : trois personnages et un fond blanc. On peut voir dans ce blanc le symbole de la lumière divine, mais une fois dit cela il ne reste pas grand-chose à voir. Il faut comprendre l’accès à l’image : elle est situé dans une petite cavité, où l’on pénètre en étant immédiatement ébloui par la fenêtre en contre-jour. Clignement d’yeux (il faut donc fermer les yeux pour voir l’image !), puis le tableau apparaît ; et le blanc saute à l’œil. Ce blanc dit-il, n’est ni un signe, ni un rien ; ni le visible (représentation) ni l’invisible (abstraction) : il est visuel. Il n’est pas symbole, il est paradigme ; il offre au frère dominicain qui se recueille devant l’image d’y plonger, de baigner dans cette couleur-luminosité (des pages de son livre à sa propre robe dont la couleur blanche représente traditionnellement l’Incarnation). Ainsi : voir n’est pas percevoir, c’est recevoir. Le visuel ouvre le visible, au-delà. Pour l’atteindre, il faut alors s’ouvrir pour recevoir, ouvrir l’œil pour déceler la faille dans le visible, le « symptôme » qui brise la ressemblance et contamine l’image. Autrement dit un temps de regard, non pas contemplatif mais « expectatif : que le visible “prenne” » (Didi-Huberman, 1990), comme la glace prend le lac pour enfin marcher dessus. Alors se révèle, dans cette ouverture-abîme, le phénomène attendu ; mais ça n’est pas une révélation au sens mystique, ni une permanence qui arrête comme un polaroid révélé – une image figée sous le visible. C’est une dynamique, expansion infinie du regard qui plonge et qui surgit sans cesse. Cette circulation en va-et-vient est alors un rythme, une respiration. Et respirer, c’est sentir ; c’est ce mouvement où la fragrance prend une saveur nuancée à chaque inspiration et expiration du souffle.

La respiration du regard, le « Sentir », ne peut être appréhendée par le langage ni l’analyse. Quelque chose se passe dans l’image qui dépasse. Une forme de l’affect. Forme comme voie qui mène (dirait Klee) au Sentir. Difficile à convertir en mot : « esthétique » (grec aesthesis : sensation), « émotion » (latin movere : mouvoir)… Maldiney (1967) use du concept de rythme, le Sentir articulé au mouvoir : « la relation Moi-monde dans le Sentir n’est pas réductible au rapport Sujet-Objet. “Le Sentir est au percevoir ce que le cri est au mot.” » Cela nous rapproche d’une question ancienne, le « sentiment du Beau ». Quelque chose que ni la sémiologie, ni aucune méthode de lecture qui se veut décryptage ne peuvent toucher, parce que d’abord du domaine de l’intuitif et de l’éprouvé. Ce que Lyotard (1971) nomme la force, l’énergétique : « L’œil c’est la force. Faire de l’inconscient un discours, c’est omettre l’énergétique. » Il faut donc apprendre à regarder l’image, pas seulement à la lire. Car le visuel n’est pas l’image ; l’image en est l’élément génétique mais pas unique : le petit germe qui en permet l'éclosion. Le visuel est ce par quoi l'image implose et le regard explose. Qui la transforme au-delà du visible par l’ensemble des protocoles de faire et de voir : le visuel est l’expérience phénoménale vécue par le regardeur dans l’image. Face à ce qui saute aux yeux (l’évidence du visible), le « Beau » se doit alors d’être un acte militant. Ni l’artifice, ni le joli ; mais un sentiment de puissance esthétique (voire extase), accès à une expérience épreuve d’existence. Surtout pas le beau, exaltation de la perfection (le ravissement : je suis ravi, on me ravit), mais comme le phénomène fulgurance qui convertit le distrait en « contempleur », le saisit et l’arrête tout en l’arrachant (la stupeur). Le sentiment qui soulève (quitte à soulever le cœur) et en devient événement qui touche, affecte et bouleverse à jamais – déviant le cours des choses. Autrement dit, cela peut tout à fait être le difforme (voir le Eraserhead de Lynch), tant qu’il met l'énergétique en mouvement et en circulation ; « bouleversement passionnel » comme disaient les situationnistes : un arrachement du sensible à l’automatisme cognitif.

 

Mais ce « bruit » là, le symptôme, ne vaut que comme particularité dans un système, qui le comprend de façon presque dialectique. Il est en balance avec les autres éléments qui ne sont pas bruit. Pour parler véritablement de bruit, il faut, je pense, que l’intégralité de l’image soit composée selon la même modalité plastique. Je pense aux dissolving views de William Turner, dont les tableaux saisissent par un ensemble qui crée précisément un espace insaisissable.

Bruit, donc : en s’éloignant de sa dimension référentielle, l’image moderne reprend sa dimension plane et matérielle, devenant un support visuo-tactile. Elle réaffirme ainsi sa nature et sa puissance : celle d’être d’abord un objet intégral et non pas seulement une représentation – encore moins un fac-similé ; celle d’être avant tout du domaine du Sentir, et celle de provoquer le regard – c'est-à-dire l’inciter, le susciter.
 

L'Arrivée, Peter Tscherkassky, © 1997/1998

 

CINEMA

Travailler le bruit, c’est permettre à toutes les composantes fondamentales de notre expérience sensible d’apparaître.

(Lebrat, 2008)
 

Le siècle du cinéma (avant-garde, expérimental ou classique) est traversé d’expériences innombrables de bruissement de l’image. Les films sans caméra Ciné-rayogrammes de Man Ray, créés à partir d'objets, impressionnant directement ou oxydant la pellicule, comme des particules de limaille de fer qui fourmillent à l'écran. Henri Chomette avec Jeux des reflets et de la vitesse (1925), lançant une caméra à toute vitesse sur des rails : objectif tournoyant et objets tourbillonnants, surimpressions et rythmes provoquent une vision toute de filés et de vertiges. Ses gros plans récurrents d'écume semblent dire ce qui nous préoccupe : le bruit est l'écume de l'image, qui engendre ainsi le remous de la perception. Le scratch et la brûlure de pellicule du Persona (1966) de Bergman qui surgit au milieu du film, expulse le spectateur hors de son identification au personnage, lui rappelant de force qu'il n'est pas cet Autre sur l'écran. Ce bruit est la matérialisation visuelle et effective de la propre schizophrénie du personnage qui réalise alors sa duplicité. Politics of perception de Kirk Tougas (1973) copie en boucle la même bande annonce d’un navet joué par Charles Bronson, interrogeant ainsi la matérialité et la reproductibilité du cinéma. Les copies de copies dégradent le matériau filmique : image et son se disloquent ; les couleurs se saturent jusqu'à disparaître dans une bouillie transparente, le son ne laisse filtrer que des aigus nasillardsÀ la même époque, Gustav Metzger affirme son art auto-destructif : par exemple projecteurs de diapositives qui projettent des couleurs indéfinies avec des plaques de cristaux liquides mués par la chaleur.. Les pellicules russes de Tarkovsky aux couleurs inégalables, dont la photographie terne est si crasseuse dans Stalker (1979), qu'elle semble irradier le spectateur des ondes de la Zone (au point qu’on se demande si cette souillure de l’image ne résulte pas vraiment de son exposition à la radioactivité résiduelle des usines désaffectées du tournage). Tout comme Jürgen Reble à partir des années 80 enfouit ses pellicules dans des lacs gelés d’Allemagne avant de les récupérer la saison suivante, ou cultive des champignons sur ses films enfermés dans une cave, afin de conférer une matérialité, une teinte et une granularité unique à l’image, iridescente et érubescente.
 

Dream Work (excerpt/film strips), Peter Tscherkassky, © 2001/2006


À la même époque, Peter Tscherkassky systématise des interventions sur la pellicule dans ses films noir et blanc : il intensifie les contrastes, joue sur les inversions positif/négatif, surgissement de fragments de rubans de pellicule, apparitions/disparitions de photogrammes découpés en morceaux, dédoublés, s'entremêlant et tressautant, s'entre-choquant en une véritable déflagration cinématographique. À partir des années 1990, le mouvement des laboratoires initie une possibilité pour les cinéastes de développer eux-même la pellicule et ainsi de pouvoir la travailler comme des « plasticiens ». Inspiré du Studio Een à Rotterdam (après la London Filmmakers en 1966), le labo pirate MTK ouvre à Grenoble en 1992, pour permettre aux cinéastes de développer eux-même leurs films et de transmettre leur savoir. Une série de labos indépendants voient ensuite le jour en Europe. Pip Chodorov s’avouera alors « étonné (…) de voir que l'on pouvait aussi détourner le traitement, en sur-développant ou au contraire en sous-développant, en manipulant la chimie, ou même en laissant le film en négatif » (2001, p. 519).
 

Pip Chodorov, « Free Radicals : une histoire de cinéma expérimental » (2011), « Le Photographe » (1990).


Xavier QuerelL'un des cinéastes fondateurs du MTK – entretien avec l'auteur, 15/11/2015. souligne qu'auparavant les laboratoires officiels avaient des machines calibrées sur des standards esthétiques : il était onéreux de demander un développement hors normes, et incertain quant au résultat. Avoir la main sur le développement « ouvre des perspectives de créations de nouvelles imagesIdem. ». Sans pouvoir affirmer que l'émergence des labos indépendants donna naissance à un véritable mouvement esthétique, il reconnaît qu'une certaine tendance picturale s'est répandue avec ces lieux - un contrôle du matériau plus précis et des recherches plastiques plus étenduesSur l'histoire de MTK : cf. entretien avec Gaëlle Rouard et Etienne Caire sur Dérives.tv..
 

Joris Guibert, développement pellicule cinéma 16mm.


Or Lebrat indique que la nature même de la pellicule cinéma est d’être bruit : – la chimie de l’émulsion, « grains de sels d’argent qui se décomposent sous l’effet de la matière » (2008, p. 34). Le grain photochimique s’organise selon une loi stochastique, où l’aléatoire fait force. L’effort de l’industrie cinématographique a toujours été de lisser ce grain pour parfaire l’illusion de reproduction, c'est-à-dire établir une convention de visibilité. La même entreprise sera effectuée au cours de l’apparition de la couleur, dont l’histoire « se caractérise par l’abandon successif de nombreuses inventions très originales au profit d’un seul système de reproduction de la couleur obéissant à des normes fixes et codifiées » (Lebrat, 2008, p. 37). Dans les années 1960, plusieurs cinéastes font des films à partir du dispositif cinématographique lui-même : la pellicule (brûlage, peinture à même le celluloïd…), l’écran (écran préparé, surface singulière…), projecteur (défilement, ré-enroulement, intensité de l’ampoule…), le film (refilmage, recyclage de rushs, collages…), etc. Ce cinéma, qui fut qualifié plus tard de « structurel », fait resurgir le bruit naturel de l’image. Que cette démarche relève de finalités esthétique, sans doute : mais elle ne peut aboutir, par une mise en crise, une mise en abyme manifestes, qu’à une réflexion sur le cinéma lui-même. L’image maquillée, dont le grain a été homogénéisé et la couleur standardisée, révèle enfin sa nature faillible (c'est-à-dire sa réalité) à travers ces procédures : par exemple sa chimie lors de sa combustion (George Landow, Bardo Follies, 1968) ou son grain lors du refilmage de l’écran (Ken Jacobs, Tom, Tom, the Piper's Son, 1969). Mais, par là, c’est notre regard qu’elle remet en cause. Lorsque le photogramme est arrêté, brûlé, ou ré-enroulé et que la pellicule défile lentement, c'est le principe cinématographique originel, le mouvement, qui est questionné. L'image figée ré-acquiert un mouvement par sa combustion qui la tord : les couleurs mutent, se disloquent, s'engloutissent ou s'entre-dévorent, autrement dit, en évoluant dans une durée, sont effectivement en mouvement. Corruption de la chair du film : Deleuze (1982) décrit ces procédés qui transmutent l'image de surface à texture comme un nouvel espace, un « espace granulaire » (comme le fit la peinture pointilliste).
 

Chris Auger, brûlage pellicule 16mm.


Ces procédures permettent de travailler l’image comme matière, et ouvrent ainsi la possibilité d’un regard haptique. Mais les processus aléatoires de matières qui se décomposent, tout comme les actes de détériorations, ne sont absolument pas des gestes iconoclastes. Au contraire, la destruction de l’image est bien là pour en produire une autre, malgré et avant tout : sa disparition est, paradoxalement, la genèse même de l’apparition. Puis le celluloïd fond et se perce. A travers ce trou, c'est la lumière du projecteur qui pulse et qui impulse à l'écran un nouveau mouvement : le clignotement. Ce qui apparaît alors, c'est que le clignotement est la condition de l'illusion cinématographique : un effet proche de l'effet phi des guirlandesEt non de celui de la persistance rétinienne, hypothèse erronée issue de la pensée mécaniste du xixe siècle.. Tony Conrad (The Flicker, 1965) et Paul Sharits ont tous deux mis en évidence ce fonctionnement, à travers des films désormais qualifiés de « flickers ». Des photogrammes opaques (donc noirs) et transparents (donc blancs) s’enchaînent à une vitesse extrême. À la fin de la projection les spectateurs sont persuadés d'avoir vu des couleurs et des formes sur l'écran, voire des représentations. La polarité lumière/obscurité, apparition/disparition exacerbée au paroxysme de ce que peut élaborer une dichotomie perceptuelle, est désormais devenue une écriture en soi, écriture de l'éblouissement/cécité. La finalité est de dépasser le simple jeu optique pour expérimenter la réception et les effets engendrés sur la conscience. Elle peut être mise en œuvre par plusieurs procédés : filmer (vitesse, aberrations optiques…), monter (formes contradictoires, coupes hyper-rapides…), ou jouer sur la lumière (manipulation du projecteur, injection de lumière…). Il permet d’élaborer différentes expressions : lent, il juxtapose, il associe ; rapide, il surimpressionne ; hyper-rapide, il déconnecte toute possibilité de lisibilité. Ce clignotement permet de rompre le couple œil/cerveau et atteindre, de fait, une autre attention : la perception rendant difficile l’interprétation (iconique, sémantique…), elle tend donc à produire/ouvrir une autre réception. Une réceptivité accrue par l’explosion interne de tous les mécanismes interprétatifs, associatifs, mnésiques, etc. Une image-sensitivité, brute, qui ne relève pas de l'hallucination définie comme « perception sans objet » (puisqu'il y a bien un objet à son origine), mais d'un système complexe : ce que révèle le cinéaste Stan Brakhage, lorsqu'il peint directement sur la pellicule. Chacun des photogrammes étant unique, leur défilement (24 par seconde) crée une réception qui tient autant de la psychologie que de la physiologie de l’œilPhotorécepteurs saturés, latence des fibres nerveuses qui envoient les signaux au cerveau…  : image résiduelle (la fameuse persistance de la rétine), induction chromatique (couleurs perçues différemment selon l’environnement), etc., tout comme les flous, bougés et filés de caméra dans ses films figuratifsTel Anticipation of Night (1958). Nicolas Renaud définit l’ « expérience-perception » de Brakhage par « le principe de l'après-image (…) : il cherche d'abord à stimuler l'activité propre des yeux et à y investir une charge émotive » (Renaud, 1999)..
 

Outer Space, Peter Tscherkassky, © 1999


La performance MetalkinG du cinéaste Etienne Caire (improvisation projecteur 16 mm. avec un musicien) vise de la même façon une « transe pour l'oeilEntretien avec l'auteur, 15/11/2015. » clairement revendiquée comme recherche hallucinatoire par des « moments de stimulation extrême où il ne se passe pourtant rien ». Le clignotement est plus radical que les films structurels : il se passe parfois de photogrammes, jouant à même l'obturateur qui tranche la lumière. Les photogrammes sont réduits à ce qu'ils sont (tautologie auto-réflexive), rectangles noirs et rectangles blancs cutés frénétiquement. Ce cinéma se veut d'abord corporel : pas seulement ressentir le stimulus physiologique, mais bien appréhender ce qu'engendre une telle excitation des sens comme état de conscience. Excitation qui revêt même (de l'aveu de certains spectateurs) un caractère sexuel ; comme si le pulsatile révélait le pulsionnel. La performance Cellule d'intervention Metamkine (improvisation multi-projecteurs 16 mm., deux cinéastes et un musicien) a une visée proche : l'empilement de faisceaux sur une zone indéterminée (au-delà de la notion d'écran) génère une vision (au-delà de la notion d'image) : une « accumulation, une saturation qui crée une matière qui submerge : une masse vibrante plutôt qu'une imageXavier Querel, entretien avec l'auteur, 15/11/2015. ». L'image n'est plus importante, n'est « plus de l'ordre du reconnaissable » ; les strates entremêlées forment une « épaisseur », et produisent ainsi une densité de l'apparition, une coagulation. Comme pour le flicker, l'enjeu est de toucher une hyperesthésie et de composer avec « le point limite et la faiblesse du système perceptif », qui défaille ; et par là c'est « une image qui n'existe pas qui va se créerIdem. » dans l’œil du spectateur. Querel insiste sur deux points : l'idée de submersion, et le fait que ce qui se génère ainsi est davantage qu'une imageIl est intéressant de noter que Querel ne considère pas le brûlage du celluloïd comme relevant du bruit, car c'est encore une image, certes altérée, mais qui doit son aspect aux propriétés du support.. On ne peut pas réduire ce qui apparaît à travers la construction de la conscience à la simple perception d'une image ; quelque chose se passe par l'image mais qui compose autre chose qui lui échappe – une vision.
 

Etienne Caire, Metalking (performance cinéma 16mm.)


Deleuze (1982) analysait déjà les cinémas qui utilisent cette figure du « photogramme/clignotementPour plus de précisions sur ces principes et expérimentations cinématographiques et leurs effets, je me permets de renvoyer le lecteur à un précédent texte (2012c) : « Expérience cinéma, phénoménologie de l'apparition ». ». Ils extraient un «  photogramme/intervalle » pour effectuer plusieurs opérations : jouer sur sa forme de clignotement, le réinjecter en une autre image-mouvement (la boucle, la forme sérielle), ou encore transformer sa surface de perception en « espace granulaire ». Par ces trois procédés, Deleuze élabore le concept de « perception-moléculaire », parce que l’on touche ici à l’élémentaire, le photogramme « molécule de l’image-mouvement » ; il l'appelle également « perception gazeuse » parce qu’ « un état gazeux, c’est l’état où les molécules disposent d’un libre parcours » (Deleuze, 1982). L'opération d’écriture par l’extraction du photogramme hors du mouvement permettrait donc de révéler une perception « non-humaine », disposant un regard au libre parcours. Pour illustrer concrètement ce concept il s'appuie sur une initiation du chamane indien issue d’un texte de Castaneda, dont il dégage trois étapes :

1. « Stopper le monde », c'est-à-dire arrêter la perception « subjective », action/réaction définie par Bergson : « saisir l’action virtuelle de la chose sur moi et mon action possible sur la chose ». Donc stopper la relation interprétante moi/monde, le prolongement sensori-moteur.

2. Alors le monde s’agrandit comme un gros plan : on peut voir les trous dans le plan, c'est-à-dire la trame des choses. Par exemple grâce au pré-cinéma (tel le chronofusil) les fameux intervalles décomposés du galop du cheval : c’est la perception moléculaire. On obtient « un monde clignotant, ça clignote de partout sur des rythmes différents, c’est la vibration de la matière. »

3. L’étape finale est de faire passer des lignes de forces à travers les trous, parfois lignes de lumière qui font scintiller le monde et permettent de le voir en mouvement accéléré.
 

Etienne Caire, Metalking (performance cinéma 16mm.)


C’est donc le fonctionnement même du mécanisme cinématographique que décrit le sorcier... Fixer le mouvement (photogramme), en tirer des intervalles-trous (ruban de pellicule), pour leur injecter des lignes de lumière (projecteur) et obtenir une autre perception (film). En réalité, ces films qui mettent en crise le procédé cinématographique ne font que le pousser à son paroxysme, continuant ce qui fut bien son utopie originelle : celle d'une nouvelle perception – précisément non-humaine. Le fonctionnement du cinématographe (prendre des coupes instantanées pour créer l'illusion d'une continuité) s'inscrit historiquement en plein dans l'utopie de l'ère mécanique du xixe siècle, la foi dans le progrès comme suppléant/supplément du corps biologique. L'optique de l'appareil photo et de la caméra pouvant révéler ce que l’œil humain (imparfait) et la conscience (subjective) ne peuvent voir. Le mécanique contre l'organique : double ambition de pallier à la faillibilité des sens et à la subjectivité de l'observateur. Lorsque Marey invente le sphygmographe, en 1859, c'est justement pour conférer à la mesure du pouls une précision toute régléeCe passage est inspiré d'un précèdent texte, « Sillage – du flux à la trace », sur Cinematologie.net.. Transcrire les pulsations artérielles (enregistrement du rythme et donc de l’intermittence), c'est déjà presque une préfiguration de son fusil chronophotographique, qui décomposera le mouvement en intervalles. Le flux continu (du sang, du mouvement) peut être compris et expérimenté par un moyen artificiel qui en constitue une trace. Comment ne pas imaginer le lien qui a du se faire (au moins inconsciemment) entre l’élan vital du sang, impulsé et segmenté par le rythme cardiaque, et l’enregistrement du mouvement (métaphoriquement, enregistrer la vie) ? Une sorte de « mouvement comme puls(at)ion », pour reprendre l’expression de Philippe DuboisPour en savoir plus sur le travail du photographe Herve Rabot, aller sur son site.. L’objectif photographique ne se contera pas d'imiter ce que les sens perçoivent, mais produira une perception propre qui sera alors pensée comme autonome, affranchie des limites du corps et de l’interprétation de l’observateur. Une extension biomécanique plus qu’une simple prothèse : un œil artificiel, capable de voir ce que l’œil ne perçoit pas. Marey invente ainsi une autographie. Procédé qui fut disqualifié parce qu’il relève, comme le moulage, de la reproduction tronquée (faux mouvement du cinéma, fixité réductrice de la photo). Bergson, pour qui le mouvement ne se conçoit que comme durée, fut donc sceptique face aux fixations et décompositions du mouvement en intervalles des chronophotographies de Marey. Pourtant, Marey dispose parfois sur la même plaque les différentes postures du sujet photographié, tel un sillage : par son texte « L’image sillage », Didi-Huberman (2013) réhabilite la pensée de Marey et son fantasme de connaissance par l’image. La propriété singulière du sillage réside dans sa nature de compilation paradoxale, à la fois trace et flux. Or l’image (tout comme l’intuition) peut, là où échoue le mot (c’est-à-dire la synthèse et le concept), rendre compte du réel par « moulage de la chose » (voir Rodin) et « modulation du milieu » (voir Monet). Didi-Huberman questionne le scepticisme de Bergson :

Que n’a-t-il perçu cet art de faire traîner le temps dans certaines images, au risque d’en offusquer toute lisibilité, comme si Marey avait compris, lui aussi, qu’on ne connaîtra le mouvement dans toute sa précision qu’à laisser sa place à la confusion du sillage ? (Didi-Huberman, 2013, p. 106)
 

V6 (les Oiseaux), 2012, copyright Christian Lebrat


Cette confusion qui rend l'image illisible est précisément une opération de bruit. Ces procédures de bruit brisent par conséquent l’aspiration à la transcription d'une supposée réalité au profit d'un ressenti et d'une intuition du réel. Egalement ces « passages de l’homogène à l’hétérogène, de la profondeur (illusion de la troisième dimension perspectiviste) à la surface plate, bref, de l’imaginaire à la matière » (Lebrat, 2008, p. 35), ne constituent plus un support fiable pour énoncer un message à lire ou décrypter. L'enjeu est autre :

Le problème que se pose l’artiste, à l’inverse du technicien, n’est pas celui de transmettre un message clair et transparent, mais celui de créer de nouveaux rapports entre les messages, quitte même à les transformer complètement pour faire apparaître de nouvelles formes, de nouveaux mécanismes entre les informations. (Lebrat, 2008, p. 33)

On comprend alors que le bruit n'est pas forcément une abstraction du réel, un artifice qui s'en éloignerait d'emblée, mais au contraire peut devenir une possibilité d'appréhension du réel, là où échouent le corps, la conscience, la mécanique et la technologie précise ou toute approche analytique (phénoménologique, cognitive etc.) qui se révèle réductrice. En jouant avec les procédés du dispositif cinéma, les cinéastes expérimentaux appliquent une seconde strate à son processus, descendant d’un niveau de profondeur : ils décomposent la décomposition du mouvement. Ils « stoppent le monde », ici le film (refilmage, boucle, arrêt du photogramme…), pour constituer un autre film déployant une perception affranchie de toute origine (excentrée, nucléaire, gazeuse…). Ainsi ils ne transforment plus la matière-monde (le réel) pour en élaborer une perception différente (le film), mais ils travaillent la matière-film pour repenser la perception de la matière-monde.

Le bruit ne perturbe pas tant le message que la volonté du regard d’être floué ; il désoriente ce dernier pour lui faire traverser le glacis du visible, fend le vernis de la représentation. Et s’il y a un art qui s’est fondé originellement sur la déconstruction de son image, c’est bien l’art vidéo.
 

Joris Guibert, Tableau LCD (écran brisé)

 

VIDEO

Le secret, c'est le bruit.

Jean-Pierre BoyerEntretien avec l'auteur, avril 2015.

Le bruit est l’énergie électronique des signaux vidéo à partir de laquelle germe toute forme d’expression. Le bruit représente la dimension potentielle de la vidéo, son information étant une matrice informe et sans structure.

Yvonne Spielmann (2004)


Nous considérons ici l'image vidéo à travers son origine technique (électronique et analogique) qui est une technologie de transmission – c'est-à-dire un flux. Et l’image électronique est ontologiquement bruit.

L'électron est la matière primitive de cette image : une énergie chaotique, dont le mouvement brownien dans le tube cathodique est canalisé par des champs électromagnétiques qui la font converger en pinceau (opposé au faisceau divergent du cône cinématographique) et la dirigent. Ce canon à électrons effectue un balayage de points lumineux intermittents qui tracent des lignes. En ce sens l'image vidéo est du bruit pur : une image particulaire d'une part, et lacunaire d'autre part (de mauvaise définition). Lorsqu'aucun signal ne vient piloter le balayage, cette énergie libérée apparaît à l'écran comme ce qu'elle est, un bruit erratique – communément appelé neige. Le critique canadien Jean Gagnon a intitulé son ouvrage Vidéo/Sonorité : la vidéo naît du bruitOttawa, Musée des beaux-arts du Canada, 1994.. Il a analysé, entre autres travaux de vidéastes, celui de Jean-Pierre Boyer ; celui-ci explicite cette idée selon laquelle le bruit est à l’origine de l’image électronique : la vidéo « organise » le bruit blanc (la neige) « du chaos cathodique initialCourriel à l'auteur. ».
 

Image du Boyétizeur (crédit photo : Danielle Lafontaine)


Dans les premières caméras vidéo, l’image est également construite par un tube cathodique à l’intérieur : le balayage est en réalité une analyse séquentielle qui décompose l’impression lumineuse formée par le capteur photo-sensible. Il transforme ainsi chaque stimulation lumineuse en impulsions électriques : ce signal est transmis au tube du moniteur, qui recompose l’image de la même façon. Toutefois, il divise l'image en deux trames (ayant chacune la moitié des lignes de l’image) pour éviter un scintillement, puis les entrelace à une vitesse calculée pour que l’œil ne perçoive pas le clignotement, afin de restituer l’illusion d’une image unitaire. Pour résumer : l'image électronique n'est jamais pleine mais divisée en deux trames de lignes ; elle n'arrête jamais de se composer et de se décomposer, fonctionnant par ce double mouvement toujours en cours de formation et de dé-formation. Il n’y a pas d’image fixe en vidéo disait Bill Viola : jamais d’image finie car c’est un processus toujours en cours. Autrement dit, elle est un processus – continuel, incessant – et un mirage – une apparition.

L’art vidéo s'est alors tout naturellement fondé sur un principe dialectique de construction et déconstruction de son image, et ainsi d'instabilité du regard – dont les mouvements oculaires fonctionnent d'ailleurs sur le même principe que le tube en scannant un champ délimité (comme le souligne Françoise Parfait (2001)). C’est originairement un art de la déconstruction : Paik et Vostell ont tous deux élaboré leurs premières œuvres sur la destruction de l’image avec la trituration de l’appareil (boutons, tubes, etc). L’image vidéo naît de ce mouvement de va-et-vient entre forme et informe ; elle offre deux possibilités techniques de composer avec ce processus : soit optique (grain, larsen…) soit électrique (amplification, modulation, interférence, désynchronisation…), ou les deux (comme le dysfonctionnement électro-optique donnant un effet de moirage). L’image électronique est ainsi littéralement un signal-substance – qui confère une certaine organicité à l’apparition, une autonomie. Le tube cathodique possède cette propriété de pouvoir générer une image, même sans caméra (point, neige, parasite...), tels les « films sans caméras » du cinéma expérimental. Comme il n’est pas écran-support mais écran-machine (producteur d’image), il est l’élément génétique de l’œuvre vidéo. Agir avec le tube permet déjà de déformer, moduler et faire apparaître la lumière  – source de la forme. Manipuler l’image vidéo signifie alors manier sa substance ; étendre et distendre son origine, ses limites ; triturer et torturer son processus ; diriger son devenir. L'action crée une image par la réaction de son substrat : par un phénomène, d’électricité et de lumière, sur lequel on peut interagir et interférer. La machine/medium est à la fois projectile/subjectile, substrat et matrice de l‘apparition ; chaque étape de genèse de son image est duale et progressive, oscillant entre structuration et déstructuration ; cette opération peut être comparée à un phénomène de réfraction, comme lorsque la lumière est déviée dans l'eau, pliant la vision d'un objet. La visibilité défaite par les manipulations des artistes est un écho aux opérations du tube ; cette image « ré-fraction » est la fracture apparente du phénomène qu’est son processus de genèse. La réfraction est le mode d’être de l’art vidéo.

l’entité informe connue sous le terme de bruit [est le] matériau brut [des artistes de la vidéo, signifiant ainsi que la vidéo partage une nouvelle condition médiatique avec la musique mais non avec d’autres médias visuels.] Pour la première fois dans l’histoire de l’art, la création de formes visuelles utilise des procédés plus proches de la musique que de la peinture, de la sculpture ou même, du cinéma. Dès lors, la technologie rend possibles la génération de formes visuelles, et un rapport aux images caractérisé par l’instrumentalité et l’actualité de la création instrumentale (directness). (Spielmann, 2004, citant Jean Gagnon (Vidéo/sonorité : la vidéo naît du bruit, 1994, Ottawa : Musée des beaux-arts du Canada, p. 4-5.))

Woody Vasulka (cité par Florence de Mèredieu, 2003 : 56) le confirme : « Tu peux tordre une image de télévision comme si c’était de la matière » Les Vasulka ont créé beaucoup de vidéogrammes fondés sur ce principe de manipulation (la figure de la main est récurrente) de la substance électrique brute. D'abord exclusivement à partir du traitement de signaux électroniques (neige, synthétiseur vidéo, larsen vidéo, etc...) tels Calligrams (1970), Tissues (1970), Noisefields (1974)Ces vidéos sont visibles sur internet. Toutefois, mettons en garde contre la mutation de l'image qui se produit par la compression et par l'écran d'ordinateur, incapable de restituer la brillance, le scintillement et le clignotement du tube cathodique qui font pourtant l’intérêt de ces œuvres.. Souvent le signal vidéo injecté dans des appareils sonores est transmuté en son (plus qu'un son synchrone une émanation directe de l'image). D'autres œuvres travaillent des sources, des captations défaites, interpolées d'interférences, incrustées dans des larsens électriques (Discs, 1970) ou inversement (Vocabulary, 1973). Dans son vidéogramme Artefact, Woody enjoint même verbalement le regardeur à manipuler l'image en faisant des pauses (« freeze and unfreeze ») et à moduler son regard en s'approchant de l'écran parasité.
 

Boyétizeur anamorphique et son concepteur (crédit photo : Jean Desjardins)


Au cours des années 1970 de nombreux vidéastes s'associent avec des électroniciens pour construire leurs machines et pouvoir agir sur leurs images : paramètres, réglages, balayage... sont des matières plastiques autant que le signal. Nam June Paik avec Shuya Abe, les Vasulka avec Bill Etra et Steve Rutt – dont le Scan Processor donne un aspect filaire à l'image, révélant ainsi la structure du monde (Telc, 1974). Jean-Pierre Boyer construit son propre instrument, le Boyétizeur anamorphique : un moniteur ouvert, dont les fils sont connectés à des interrupteurs qui inversent les balayages horizontal et vertical ; des potentiomètres actionnent des bobines variant la tension de balayage ou déviant le pinceau à électrons. L’image se contorsionne, les lignes fines et fluides tourbillonnent, les formes se rétractent ou se répandent.

Boyer me fit une démonstration de larsen optiqueLe larsen est une rétroaction, une boucle de signal : soit optique (caméra filmant son propre moniteur), soit électrique (machine branchée sur elle-même). C'est devenu aujourd'hui une figure de style. Pour des précisions techniques et comprendre les enjeux que soulève cette pratique je me permets de renvoyer le lecteur à un précédent texte (2012b) : « Vidéo pure : machine, medium, mutation ». L'entretien avec Jean-Pierre Boyer est relaté dans « Chroniques d'outre-Atlantique » (Guibert, 2015b). . Sa recette consiste à injecter sur le moniteur récepteur un autre signal parasite : ainsi ce bruit au grain brownien enrichit la texture de l'apparition, qui acquiert des contours aiguisés et une circulation de détails, augmentant alors la réaction de la caméra. Il forme un milieu, un bain nutritif dans lequel le motif évolue – une endosmose. Le modelage devient fin et aisé, et confère à l'image une apparence grumeleuse unique.
 

Joris Guibert, Tableau LCD (écran brisé)


La vidéo ne permet pas seulement de jouer sur la matière optique ou électrique, elle peut manier la matière magnétique : à la fois les propriétés électromagnétiques du signal, et la bande magnétique dépositaire de l’image. La cassette vidéo granule l’image, la tord en détendant la bande et fait glisser des stries imprécises et accidentelles. La mécanique offre des potentialités esthétiques : l’altération du déroulement (accélération, ralenti) qui ajoute à la composition (vitesse, stries, malformations). La pause, saute hésitante de l’image qui transforme une fixité en mouvement, en répétition bégayante, et qui peut devenir pulsation chaotique lorsque la tête de lecture s’est arrêtée entre deux frames. Pour son installation sur le Beyrouth d’après-guerre, Lamia Joreige (citée par Sun Jung Yeo, 2009, p. 197) fait subir à ses vidéos des copies (de Hi-8 à S-VHS) et conversions de formats (NTSC en PAL) qui détériorent l’image : « je voulais travailler sur la décomposition de l’image et la perte de son origine » : « non-précision », « accident », « distorsion »… Comment mieux figurer la ville post-trauma en ruine et rouille que par cette image dégradée ? Marc Plas aura la même approche avec son vidéogramme Logistique de la perception (1998) : à partir de remplois de vieilles archives cinématographiques de la guerre de 14-18, la copie vidéo bave. L’altération due au support produit des taches colorées en forme de stries qui voilent l’image comme un brouillard se dissipant sur l’écran. Ce brouillard-brouillage d’apparence jaunâtre figure le gaz moutarde répandu sur les champs de bataille. Aurait-il eu plus d’impact si le trucage avait été un filtre, un effet ajouté ? Je ne le crois pas : ici le gaz-tache fait partie de l’apparition. Il s’y infiltre, il la pollue de la même façon que l’air de la guerre était vicié. Un miasme vidéographique.

La machine permet ainsi davantage que l’expression d’un propos : elle est le lien (passage et nœud) entre figuration et figurabilité.

Dans la composition bruitiste Aldo Tambellini fait figure de maître ; ses Cathodic Works (1966-1976) sans concession explosent l’image à partir d’un magma d’électrons pourtant finement composé, avec une virtuosité et une radicalité sans égale. Le point (ceux de la neige du téléviseur ou celui de l’oscilloscope, son origine) est ici démontré comme étant la particule génétique de l’image électronique. Françoise Parfait dira plus tard :

L’image vidéo préexiste à toute représentation mimétique qu’elle pourrait figurer : c’est l’écran de neige qui apparaît dès que l’écran s’allume, dès que le dispositif (télévision ou caméra) est branché ; lorsque les programmes sont terminés mais que la machine reste active. Cette neige électronique, véritable matrice vibratile, potentiellement pleine de toutes les images du monde, figure un état primitif de l’image, un état de celle-ci avant sa réalisation en tant qu’apparence. (Parfait, 2001, p. 97)

Examinons cette assertion fondamentalePassons sur l’erreur technique consistant à confondre vidéo et télévision : le moniteur vidéo ne produit pas de neige car il n’a pas de récepteur hertzien. La neige est en partie une amplification des émanations internes de la machine.. La luminescence erratique de la neige comme « matrice vibratile » montre le fonctionnement même du canon à électron : à partir de ces points intermittents, l’appareil peut virtuellement élaborer n’importe quelle forme sur l’écran. Matrice de l'image vidéo donc, c’est même la matrice de toute image : car bien avant la figuration, les premiers hommes ont peint sur les parois des grottes des points épars. Autrement dit, avant l’apparence il y a l’apparition : en-deçà de la représentation il y a la visualité. L’image vidéo n’est pas une image, au sens classique d’apparence : c’est une apparition (un événement, qui s'actualise indéfiniment) ; pour le dire autrement : un fantôme. Elle est divisée en deux trames entrelacées : il n’y a en réalité à l’écran qu’une demi-image, qui n'est que strates de lignes, impulsée à une vitesse telle que l’œil la fusionne avec l’autre trame et croit voir un objet intégral. L’image électronique a donc un double statut de spectre : toute image est fantôme (une présence, une autre dimension), mais l'image vidéo l'est d’autant plus que ce que voit l’œil a déjà disparu de l’écran. Cette image ectoplasme n'est jamais assurée d'apparaître car elle est constituée de champs interférants (réception d’ondes hertziennes, électromagnétisme environnant des câbles, etc.) qui peuvent l’altérer ou la faire disparaître totalement. C'est cette question de l'image spectrale qui fonde des films réfléchissant l'image vidéo tel Poltergeist (Tope Hooper, 1982).
 

Joris Guibert, Dé-figuration (frame vidéogramme)


Matrice donc, et vibratile de surcroît, l’apparition erratique et fulgurante de la neige électronique donne lieu à une confusion toute hallucinatoire : « potentiellement pleine de toutes les images du monde » car, dans cette matrice, d’une part toutes les images peuvent se former, et d’autre part elles sont déjà toutes là, à l’état d’hallucination. On peut tout voir dans la neige, tant la conscience du regardeur s’épuise à donner une forme (un sens, signification comme direction) à tout ce qu’elle voit : cet insaisissable grouillement pulsatile lui offrira les ingrédients du mirage... Marshall Mcluhan disait de la télévision qu’elle est de mauvaise définition : une image ponctuée de trous, parcellaire, « mosaïque » (déjà trouée disait Deleuze, une perception gazeuse), qui mobilise le regard comme le fait la peinture pointilliste ou divisionniste. En scrutant une image divisée en multitude de points, l’œil offre une information lacunaire à la conscience qui se trouve contrainte à une perpétuelle interprétation et recomposition : « la forme de la mosaïque implique, en effet, une participation active plutôt qu’un “point de vue” indifférent. (…) L’image de télévision nous oblige à chaque instant à compléter les blancs de la trame en une participation sensorielle convulsive profondément cinétique et tactile, le toucher étant, en effet, une interaction des sens plutôt qu’un simple contact de la peau et d’un objet » (Mac Luhan, 1964, p. 243). On retrouve ici la valeur haptique de l'image, la palpation de l’ancienne conception de l’optique.
 

Joris Guibert, Big Bang Rémanence (performance audiovisuelle solo, festival Mirage 2015), crédit photo : Matcha


L’écriture vidéographique s’est donc élaborée à partir d’une logique de « bruit » dans le sens de la perturbation du message, et dans le sens où ce qui est à voir n'est plus nécessairement une image mais un flux. Le temps direct constitue une apparition in-finie (qui n'est jamais finie ni ne se finira jamais) : «  processus de raréfaction d’une image et d’une figure, à ce point mobiles qu’elles cessent d’être image et figure pour n’apparaître plus que comme formes et linéaments (…) » (de Mèredieu, 2003, p. 74). L'apparition due aux phénomènes des machines (interférence, larsen, neige...) questionne même la notion d'image : comment dire que ce qui se produit ainsi est image ? Il faudrait alors étudier comment la machine et son processus déteignent sur la création en terme d'inspiration, de propos, de geste, bref induisent une pensée inventrice jusqu'à déterminer une écriture spécifique. L'écriture vidéographique n'a que peu de choses à voir avec l'écriture cinématographiqueCette thèse nécessite un développement trop long pour être élaboré ici : je me permets de renvoyer le lecteur à un précédent texte (2012b) : « Vidéo pure : machine, medium, mutation » et à un prochain texte sur le réalisateur visionnaire Jean-Christophe Averty (précurseur de l'écriture vidéographique) : « Uscopie électronique », prochainement publié dans la revue Cinémas (2016).. C'est une pratique largement performative (dans tous les sens du terme) ; les pionniers avaient bien compris ce que l'institution ne put alors se résoudre à appliquer : la vidéo est du flux, un art du temps, et donc de la performance – au présent : « Le temps en arrive alors à prendre le pas sur l'espace. Or, l'esthétique occidentale est traditionnellement axée sur l'espace » (de Mèredieu, 2003, p. 74). La fixation est un objet secondaire – un fac-similé. La vidéo est un outil de transmission (elle n'a pu s'enregistrer électroniquement qu'après les années 50) ; elle est donc proche de la temporalité de la musique (les deux se fondent sur l'organisation d'événements disait Viola). Paik, Averty, Steina Vasulka... étaient musiciens. Ainsi le montage est une monstruosité en vidéo, une exception ; le montage est une pensée née du principe (et du désir) de fixationPour creuser cette notion, voir un précédent texte (Guibert, 2015a).. Pratique « perfomative » également dans le sens linguistique, car ce medium est autoréférentiel par essence : lorsque l'on travaille une image électronique on travaille en réalité un appareil (réglage ou déréglage). L'image est le produit des machines qui la génèrent, ainsi elle montre et manifeste leurs propres potentiels (ce qui permet de dire : « toute image électronique est une image de l'électronique » (Parfait, 2001).

L’utilisation, par les premiers vidéastes, des images toutes faites de la télévision commerciale conduit à un processus de surcharge et d’accumulation visuelles où la vitesse joue un rôle considérable. Le débit des images est de plus en plus soutenu. Celles-ci s’interpénètrent, se chevauchent, glissent les unes dans les autres et se surimpressionnent. La lisibilité de l’image (ou du message) passe au second plan. Ce que l’on consomme, c’est ce bruit, ce scintillement, ce flux permanent. (de Mèredieu, 2003, p. 75)
 

Joris Guibert, Big Bang Rémanence (vidéogramme, double projection, exposition « Le revers de l’image »), crédit photo : Matcha


En ces sens ma pratique est performative ; j'utilise naturellement toutes ces puissances de bruit inhérentes à l'image électronique : larsens, neige, désynchronisation des signaux, amplification des signaux, parasite, câblages incongrus, décâblage, potentialités des machines (mixage, incrustation, superimposition... et parfois même effets et filtres). Pour ne citer qu'un exemple, le projet Big Bang Rémanence synthétise à la fois les potentialités picturales de l'image électronique et son écriture du temps. C'est un « film performé » : un récit en images destiné à être joué et rejoué en performance. L'écriture est une trame d'événements, qui emprunte à la musique (une partition) et au cinéma narratif (un montage, par les passages de séquences différenciées). Le récit retranscrit la genèse de l'univers primordial, en se fondant sur la particularité du rayonnement fossile (les photons expulsés par le Big Bang qui se répandent encore de nos jours dans l'univers) : le tube cathodique capte une infime partie de ce rayonnement, qui contribue à la formation de la neige électronique.
 


 

Le dispositif de Big Bang Rémanence est un mini-plateau de tournage qui filme différentes neiges de téléviseurs, traitées en direct par une régie vidéo produisant larsens et modulations du signal. Ainsi la masse agitée des points erratiques de la neige devient polysémique : à la fois illusion d'étoiles et de galaxies, particules élémentaires, matières primordiales, organismes primitifs, lucioles électroniques... La même figure évoque tour à tour le macroscopique et le microscopique. Ce qui se joue ici, c'est que les motifs ne sont pas le résultat d'effets spéciaux mais de phénomènes propres aux appareillages : électroniques, électromagnétiques et électroluminescents. Alors la figuration est plus que représentation : elle transcrit les énergies à l’œuvre dans la naissance de la matière originelle avec des énergies similaires, bien concrètes (les électrons). Elle les fait ressentir, littéralement. Enfin elle questionne par là la vidéo comme art de lumière (la rémanence du phosphore de l'écran) à partir de particules de lumière originelle (les photons fossiles).
 

Joris Guibert, Big Bang Rémanence (performance audiovisuelle solo, festival Mirage 2015), crédit photo : Matcha


Ce projet a une existence protéiforme : fixé et monté il a été diffusé comme un filmCité du Cinéma, colloque « BRUITS », organisé par l'équipe Arts sonores de l'institut ACTE (Université Sorbonne Paris 1 & CNRS) et l'ENS Louis-Lumière, 05/12/2014., rejoué en performanceMirage festival, Les Subsistances, Lyon, 26/02/15, et décliné sur d'autres performances., et installé lors d'une expositionExposition personnelle « Le revers de l’image », La Mostra, sélection off Biennale Internationale du design de Saint Etienne, mars 2015.. Chaque fois le propos est double : questionner le medium (la mise en abyme est évidente) et sa capacité à penser l'espace-temps. En film monobande, il devient du cinéma : les raccords forment des ellipses, l’œuvre interroge ainsi la capacité du cinéma à condenser, dilater, construire des rapports d'espaces et de temporalités (modeler le temps). En performance c'est du flux, du temps direct : il traite de la question du phénomène, de la linéarité et du continuum (moduler le temps). Exposé, il est réparti dans l'espace avec d'autres versions de montages (fabriqués à partir de rushs différents) sur moniteurs ou en double projection côte à côte. Les vidéogrammes coexistent dans le même milieu, évoquant ainsi tout ce que la science (physique quantique, astrophysique...) a théorisé comme cosmologies possibles d'univers parallèles.
 


 

L’œuvre est variable à l'infini puisqu'elle résulte de l'opérabilité des machines et de l'émergence de phénomènes, qui engendrent chaque fois des nuances irréitérables : pourquoi fixer l’œuvre, c'est-à-dire sélectionner ? Big Bang Rémanence est une œuvre-version. L'image électronique gémellaire et in-finie, par définition transitoire, ubique, démultipliable indéfiniment par sa transmission, manifestée par ses phénomènes intrinsèques, permet de rendre compte de théories physiques. Crépitation, grésillement, dissolution, division, prolifération de l'image font écho aux conflagrations énergétiques du cosmos primordial.
 

Joris Guibert, Dé-figuration (frame vidéogramme)


Là encore, le bruit est possibilité d’expression d'une idée, voire de visibilité d'une idée : la traduire en expérience sensible. Il permet de ressentir les forces à l’œuvre dans la formation de la matière de l'univers embryonnaire, puisque ce qui se passe sous les yeux est effectivement de l’énergie particulaire mise en forme. Tout comme le symptôme dans la peinture perce la ressemblance, comme le cinéma expérimental détériore l'image pour en ressentir des intensités autres que l'illusion mimétique, ou comme la photographie de Marey brouille la vision en démultipliant son sujet sur la même surface pour faire jaillir dans la confusion une vérité du mouvement, ce bruit est une intuition qui est déjà le seuil d'une connaissance.


En résumé : l'image électronique est ontologiquement bruit car son élément génétique, l'électron, est une énergie chaotique. Sa morphogenèse est une opération de décomposition de l'image. Son apparence est un système d'actualisation de points clignotants. Sa définition faible ponctuée de trous confère un aspect granulaire à l'image. Son apparition est un processus fondé sur l’intermittence de trames qui s’appuie sur la déficience du système perceptif pour créer l'illusion d'une image intégrale. Son signal est interféré d'émanations exogènes ou endogènes. Sa restitution est tributaire de phénomènes électromagnétiques ou mécaniques. En conséquence : image-granulaire, image-trou, image-clignotement, image-mirage… On retrouve là les aspirations qui traversent le cinéma expérimental : le système perceptif floué, l'hallucination, les effets de matière, la dégradation, le mouvement à travers la fixité, l'hétérogénéité... qui ne sont pas ici le résultat d'une manipulation ou d'un détournement mais relèvent de la nature même de cette image. La vidéo est déjà cet espace haptique que construisent ces cinémas. Elle déséquilibre et déplace le regard d'une façon similaire. Ce qui fit dire à Deleuze (1982) : « Ce qui nous sensibilise à ces tentatives du cinéma structurel américain, c’est l’avènement d’un nouveau type d’image, l’image vidéo. » La perception moléculaire du « photogramme molécule de l'image-mouvement » se retrouve dans la perception de la neige « particule de l'image-temps » qu'est la vidéo. Parce que la différence fondamentale avec le cinéma réside dans la nature temporelle de la vidéo, le flux, je propose en équivalent de la « perception gazeuse » cinématographique d'appeler « perception fluide » ce que génère le bruit électronique. Une turbulence du regard, qui permet une fois encore de repenser la perception de la matière-monde.
 

Joris Guibert, Totemtronic (mur de moniteurs vidéo)

 

CONCLUSION

Une des problématiques majeures qui me préoccupent (tant au niveau pratique que théorique) est la question « Qu’est-ce que je regarde ? ». Si l’on peut entendre cette interrogation de mille façons, ici c’est sur le point du regard qu’elle est à examiner. Le point dans le sens de mise au point, c'est-à-dire de réglage. C’est le talent de l’art cinétique et de ses jeux optiques que de nous avoir montré définitivement comment la perception est tributaire d’une intention qui se nomme regard : comme ces figures dessinées (un carré en perspective par exemple) dont on peut tour à tour voir la face avant en arrière et inversement, selon que l'on choisit de voir tel ou tel pan. Renversement du paradigme : ça n'est pas le regard qui dépend de la perception mais l'inverse. Ces expérimentations démontrent que le regard s’ajuste – perpétuellement, continuellement. La composition du bruit révèle un seuil de perception ; elle oscille même périlleusement d'un côté et de l'autre de ce seuil. Le déréglage du regard a alors plusieurs vertus : en changeant le point, il le met en mouvement, le dynamise ; il donne à l’objet du regard une place particulière, qui n’est plus le hameçon illusionniste. Enfin, il le met en abyme, le force à s’interroger sur lui-même.

Après un siècle d’expérimentations et d’avant-garde, la notion de bruit se déplace peu à peu ; les fantaisies optiques ont été assimilées par le public, qui en fait même une composante esthétique ou une revendication culturelle (tendance du glitch, génériques de TV qui surfent sur des petits effets de bruit…). Les filtres proposés par les fabricants d’appareils (photo, caméras, téléphone) sont unifiés selon des critères globaux d’appréciation dans l’économie des images : ils imposent un nombre restreint d’effets applicables. Ce traitement du visible répond à une standardisation du bruit, alors que la notion de bruit convoque une certaine authenticité : il ne peut être simulé, ne saurait être artificielVoir la neige vidéo simulée par image de synthèse et son caractère grotesque, plat et terne.. Bruit ne signifie pas l'ajout d’éléments mais désigne des éléments d’une nature consubstantielle à celle de leur support d’apparition (comme par exemple le grain vidéo ou cinéma) : en ce sens il est essentiel ; il ne relève pas de l’effet mais de la matière, expression du dispositif lui-même.
 

Chris Auger, brûlage pellicule 16mm.


Au-delà, le bruit comme dépôt ou comme suc de l’image interroge le statut et la finalité de l’œuvre : l’imperfection en tant qu’horizon (non la ligne du design qui flatte l’œil, s’offrant à lui en évidence, mais la tache qui ouvre l’œil, qui le fend) ; la question du hasard et de l’émergence (dévoilement du potentiel ou apparition de propriété inédite) ; une forme d’autonomie du dispositif qui questionne la création. Le bruit interroge également la réception en imposant ostensiblement ses conditions d’appréhension. Il réaffirme avec force ce que toute œuvre d’art nécessite (et que l’on oublie par l’accès oisif et consumériste) : une mise à disposition totale du corps et de la conscience. Il reformule la question du désir : tout objet est appréhendé comme bruit par son destinataire lorsqu’il provoque un rejet, parce qu’il est intrusif, descendant. Il pose la question du mouvement ascendant de l’œuvre, celui qui n’est pas attendu ou désiré et qui impose sa présence. Il ne nie pas le destinataire ; simplement, il convoque la nécessité d’un autre regard, une possibilité d’autres conventions de réception. Face à cette énigme perceptive ou cet inconfort, le spectateur doit aller vers l’œuvre, vers l'objet de son regard, vers son regard ; le relâchement instantané n’est pas une possibilité ; l’écoute oisive ou le regard flottant non plus : il faut un premier mouvement volontaire pour transformer l’in-com-préhension en ap-préhension. Il faut se saisir du bruit pour le saisir ; autrement dit et avant tout, le bruit pose la question de l’attention et de l’intention. Une image dont la visée est autre que celle du visible, celle de l’élaboration d’une autre perception. Le bruit révèle donc une « valeur performative » au sens étymologique du terme, qui actualise ce qu’il énonce. Il assène violemment l’affirmation de la forme en tant que formation. Il se rappelle au regard là où l’image tend à se faire oublier (oubli du cadre, oubli du support, oubli de son caractère artificiel et construit). Le bruit vient en force assumer non seulement « je suis une image », mais « en tant qu’image j’ai une origine, une surface, un devant et un dedans, une matière propre qui n’ont aucun rapport avec la figure ou la chose représentée, qui s’écartent et mettent en tension la représentation – voire nient la logique représentative. L’inconfort devant le bruit vient peut être de ceci : non pas de la déficience perceptuelle, mais par ce qui resurgit de dessous ou qui se pose dessus, qui détourne la pulsion d’absorption dans l’objet, rompt la volonté de croyance dans le visible et de foi en la vision. Mais le bruit révèle un paradoxe : confronté à lui, il défait l’attention, détruit l’intention, puis dans un second temps il absorbe. Au fond, ce que brouille le bruit c’est d’abord l’anticipation et l’imagination qui s’opère à travers la perceptionCf. l'entretien avec Lionel Naccache (neurologue à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris et chercheur en neurosciences cognitives au Centre de recherche de l'Institut du cerveau et de la moelle) sur France Culture : la perception est une intention et une anticipation.. Débrayage de la conscience qui se retrouve en quelque sorte « en roue libre ».
 

Pip Chodorov, « Free Radicals : une histoire de cinéma expérimental » (2011), « Le Photographe » (1990).


Enfin le bruit renvoie le regard en revers : face à l’impossibilité première de voir, il force à regarder. Le regard-réflexe ainsi devenu regard-acte se métamorphose, se désarticule et s’architecture, saisit un point et trace un parcours multiple, élargi d’allers-retours entre lui et l’objet. Le bruit est une certaine informité, qui résiste à la forme. Pas seulement à la tentation de l’ordonné : le bruit peut avoir une structure. D’ordinaire la forme ne se circonscrit pas : le regard revient sur elle incessamment et la parcourt, elle ne se laisse jamais cerner et le met en mouvement. Quelle différence alors entre forme « non-bruit » et « forme-bruit » ? La forme-bruit ne se parcourt pas ; elle ne mobilise pas un regard analytique mais un regard-présence. Contrairement à la forme ordonnée, la forme-bruit ne révèle jamais la structure qui la sous-tend. La force de son attraction serait alors ce qui se crée entre forme et structure.
 

Joris Guibert & Michel Machine, 18° sous l'horizon
(performance audiovisuelle en duo, festival Vision’r, Cité des Sciences et de l’Industrie, 2014)


C’est cet écart entre forme et structure qui crée un éclat, une tension visuelle particulière, et un infini de regard. Cet infini, potentiellement absolu donc, ne peut se trouver limité ni par un mouvement oculaire, ni par un regard attentionné ni par une conscience interprétante. Devant l’objet englobant, un regard totalisant en quelque sorte. Le bruit n’est pas le chaos, c’est l’abîme. Le chaos perd le regard ; l’abîme le transforme en vertige. L’abîme est un in-fini tout comme l’horizon : quelle différence alors avec le regard vers l’horizon ? L’horizon est une expérience de la limite (de la perception) confrontée à l’illimité (de l’espace). Tout comme l’abîme, il démontre une faillibilité de la vision : il brouille les contours, la ligne devient floue et indiscernable. Mais dans le rapport du regardeur à l’espace, il y a la conscience d’être ici à un point A et la conscience d’un point B virtuel là-bas. L’horizon produit donc un regard qui s’échappe, contemplatif. À l’inverse, l’abîme produit un regard vertigineux : la conscience d’être à un point A se met en tension avec la conscience du point B qui, n'étant ni perceptible ni évaluable, revient dans le regard tel un boomerang, en revers. Une sorte de retournement du regard. Cet infini fait basculer le regard, la conscience et le corps dans un état autre. Le regard mis en abîme s’engouffre dans la béance pour en ressortir lentement, par le vertige, en Ouvert : « l’abîme est l’ouvert du chaos, qui est béance » (Maldiney, 1967). On peut comprendre le bruit visuel par cette analogie.
 

V1 (Tourbillons), 2007, copyright Christian Lebrat


Le regard en général, et en particulier face au bruit, construit l’objet de sa perception. Une perception-production : mécanisme hallucinatoire où le sujet ne sera jamais assuré de l’épreuve de vision. Entre construction hallucinatoire (projection vers et sur l’objet) et déprise (introjection de l’objet vers et dans le regard). Le bruit oblige à laisser le déchiffrement sur le côté : relâchement du corps, déprise de la conscience, qui rappellent un certain état, l’hypnose. Dans l’hypnose, la « confusion », selon le psychanalyste François Roustang, est une étape transitoire importante. L’hypnose plonge le sujet dans un « état de conscience » dit « modifié ». Il y a déjà un état proche de l’hypnose induit par l’écranVoir les nombreuses études sur les écrans. Sur celui de cinéma, voir par exemple Raymond Bellour (2009).. J’émets l’hypothèse de la corrélation entre la confusion de perception (le bruit) qui enjoint un état global de confusion, c'est-à-dire l’engourdissement de la conscience (qui baisse la garde en quelque sorte, estourbie pour le plus grand plaisir du corps qui reprend ses droits), et l'état d'hypnose.

Il semble évident que, dans l’abandon assumé de l’impératif de représentation, il n’y a pas que l’aspect plastique qui révèle une puissance. La puissance est bien davantage dans cet état particulier entre corps et conscience. J’ai rencontré une personne (qui n’avait jamais vu de performance vidéo, encore moins bruitiste) qui souhaitait voir les écrans bruités pendant des heures car, disait-elle, cela l’apaisait. Quand il n’y a pas de rejet de la chose perçue, quand son caractère singulier est admis ou désiré, voilà ce que provoque le bruitisme de l’image : l’exact inverse de la stimulation désagréable qui aiguise la vigilance. Plutôt une douce caresse qui relâche la contraction attentive. Il en va de même du bruit blanc sonore (la sommation de tous les bruits) que l’on le trouve partout (du ressac de la mer au torrent) et qui apaise. Il endort le nourrisson, calme l’insomniaque. Sans doute à la fois parce qu’il est un flux continu et à la fois parce qu’il est indistinct. Sans segmentation, la conscience peut glisser sans avoir à chaque coupure à recommencer son travail de tamis ; et sans distinction, elle se trouve bernée par une rassurante homogénéité. Roustang décrit aussi le rapport du sujet face au tableau comme une « harmonie » avec le monde. Ce lien particulier et fugitif entre perçu et percevant peut décrire l’expérience accrue par le bris de l’image.
 

Etienne Caire, Metalking (performance cinéma 16mm.)



Le regard face au bruit pourrait se comprendre dans cet entre-deux de vertige et d’hypnose, c'est-à-dire toujours oscillant entre mise à distance et absorption. Le bris est ce qui dépasse – les sens, l’entendement, la connaissance, l’intelligibilité. Ce qui submerge, qui achoppe ou qui échappe. Le bruit serait ainsi à concevoir comme brouillage du visible traçant un accès au visuel : ruine de la représentation, déchirure de la forme, affranchissement des réflexes voilant le regard, élaboration d’un regard actif et autoréflexif. La confusion (entre le motif et le non-motif, entre surface et profondeur) manifeste une matérialité accrue ; dans le remous de la perception l’image grumeleuse s’engloutit et resurgit comme l'écume. L’enjeu de ce complexe d’image où le donné n’est jamais saisissable, pour dépasser le simple effet brouillon-brouillis amusant ou contestataire, est d’inventer une véritable tératographie.

Car le bruit n'est pas un régime particulier de l'image, c'est une puissance, potentiellement là dans toute image, qui menace son pouvoir de mensonge. D’abord expérience phénoménale intense, à la fois perception liminaire, le bris de l’image ne se limite pourtant pas au sensoriel : dans la perte des tendances perceptives ou la modulation des facultés cognitives, au seuil et au deuil de la conscience et par la con-fusion du regardeur dans l’objet, ce qui se joue est une disposition inédite et singulière à ressentir un moment-présence. Le bruit provoque un court-circuit mettant en relation directe le monde et le Sentir. En ce sens, le bruit c’est l’énergétique.

REMERCIEMENTS

Chris Auger

Jean-Pierre Boyer

Etienne Caire

Pip Chodorov

Christian Lebrat

Peter Tscherkassky

Xavier Querel

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